Le chef d’Etat turc Recep Tayyip Erdoğan était reçu le 5 février dernier au Vatican par le pape François afin de discuter, officiellement, de la question du statut de Jérusalem. Le président turc, à l’initiative de cette rencontre, souhaitait obtenir un soutien de poids dans son opposition à Donald Trump, qui déclarait Jérusalem capitale d’Israël en décembre dernier. Les deux chefs d’Etat ont également évoqué pendant près d’une heure divers autres sujets tels que l’accueil des réfugiés, la situation des chrétiens d’Orient, et l’offensive turque contre les milices syriennes Kurdes à Afrine.
Le quotidien libéral-conservateur allemand Die Welte revient sur cette rencontre, qui intervient au détour de la visite officielle du président turc en Italie, au cours de laquelle il a de nouveau dénoncé la froideur des autorités européennes face à l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne.
Cet entretien peut paraître surprenant à plusieurs égards. L’article du journal allemand rappelle que le Saint-Siège et la Turquie ont entretenu des relations tumultueuses depuis l’intronisation du pape François, malgré la visite de ce dernier dans le pays en novembre 2014. En 2015, le Pape avait qualifié de « génocide » le massacre des Arméniens de Turquie en 1915-1916, provoquant le retrait de l’ambassadeur turc près le Saint-Siège pendant environ dix mois.
Les deux hommes, dont les visions du monde sont diamétralement opposées, avaient pourtant des intérêts réels à se rencontrer.
La question du statut de Jérusalem : Erdoğan se pose en leader du monde musulman
Le chef d’Etat turc s’est officiellement déplacé au Vatican dans le but de discuter du statut de Jérusalem et de faire du pape son allié sur le sujet. Recep Erdoğan, qui tente toujours, en vain, de s’imposer comme le dirigeant du monde arabe sunnite, est venu chercher à Rome le soutien d’une puissante autorité morale. Si le représentant suprême du Saint-Siège se prête volontiers à la critique de la position polémique du président américain, Erdoğan et le pape ne défendent pas le même statut pour la ville actuellement sous administration civile israélienne.
Donald Trump déclarait il y a quelques mois Jérusalem capitale d’Israël, et exprimait son souhait que l’ambassade américaine y soit déménagée. Pour rappel, l’ONU, par l’intermédiaire de son Conseil de Sécurité et de son Assemblée générale, a adopté un certain nombre de résolutions qui visent précisément à empêcher ces deux éventualités. Le président turc a exprimé sa ferme opposition aux déclarations américaines, même s’il n’a pris aucune mesure de rétorsion à l’encontre des Etats-Unis, comme le rappelle Frédéric Encel dans l’article. Il a néanmoins appelé tous les musulmans à reconnaître Jérusalem-Est comme capitale de la Palestine lors du sommet extraordinaire de l’Organisation de la Coopération islamique en décembre dernier. Le Saint-Siège souhaite quant à lui que la ville soit placée sous un statut international spécial.
Le souverain pontife, qui a sciemment accepté de se prêter au jeu du président turc, en a également profité pour lui faire passer un certain nombre de messages.
Les minorités chrétiennes en Orient : retour historique
Les deux chefs d’Etat ont abordé la question des minorités chrétiennes en Turquie, notamment des communautés catholiques, sujet déjà largement discuté lors de la visite du Pape dans le pays en 2014. Après 2000 ans d’Histoire, les communautés chrétiennes d’Orient ont presque disparu aujourd’hui.
Il semble important de rappeler que le nombre de chrétiens décline au Moyen-Orient depuis le début du siècle. L’Empire ottoman puis l’Etat turc ont joué un rôle ambivalent à leur égard, entre protection des minorités sous le régime de dhimmitude (statut particulier des non-musulmans dans un régime islamique) et persécution ouverte. Il faut bien évidemment citer la campagne menée par l’Empire ottoman contre les minorités chrétiennes entre 1914 et 1923, qualifiée en décembre 2007 de « génocide contre les Arméniens, les Assyriens, et les Grecs pontiques d’Anatolie » par l’International Association of Genocide Scholars.
Le massacre peu connu des populations assyro-chaldéennes, éclipsé par celui des Arméniens, débute à l’automne de l’année 1914. Ce peuple, originaire de Mésopotamie, est décimé par les troupes kurdo-turques. A la fin de l’année 1918, plus de la moitié des Assyro-chaldéens, soit entre 250 000 et 350 000, ont été tués. Les autres, pour la plupart, se dispersent par vagues successives et se reconstituent sporadiquement aux quatre coins du globe jusqu’à nos jours tout en tentant de préserver leur culture.
En Turquie, l’instauration de la République avec Mustafa Kemal Atatürk en 1923 modernise le pays mais continue d’exclure toutes les minorités culturelles et religieuses. Les minorités subissent le nationalisme intégral et la pression assimilatrice exercés par l’Etat turc : musulmanes hétérodoxes (Soufis, Alévis, etc.), non-musulmanes (Arméniens, Syriaques, Juifs, Yézidis…), et ethniques (Zazas, Kurdes…). La même année, le traité de Lausanne, qui remplace celui de Sèvres, organise l’échange en quelques centaines de milliers de musulmans de Grèce et d’orthodoxes de Turquie. Les Chrétiens de Turquie sont devenus en une dizaine d’années extrêmement minoritaires. Les minorités chrétiennes se réduisent comme peau de chagrin tout au long du XXème siècle, et ont presque disparu aujourd’hui. En Turquie, ils sont de nouveau chassés par les Turcs et les Kurdes dans les années 1980. Ces populations ne représentent aujourd’hui plus que de quelques centaines à quelques milliers personnes à l’Est et au Sud-Est du pays contre 250 000 au début du XXème siècle dans l’empire ottoman.
Aujourd’hui, la précaire situation des chrétiens d’Orient réfugiés en Turquie
Les minorités chrétiennes sont de nouveau persécutées, en particulier en Irak, lors de la guerre entre sunnites et chiites suivant l’intervention américaine de 2003, et plus récemment, en Syrie. Ces chrétiens, en majorité des assyriens et des chaldéens, fuient leur pays à destination de la Jordanie, du Liban, ou de la Turquie. L’Etat turc est aussi régulièrement accusé d’être complice des exactions islamistes à l’encontre de ces populations. En septembre 2015, la Coordination des Chrétiens d’Orient en danger (CHREDO) dénonçait avec des mots très forts le double-jeu de la Turquie : « La Turquie, déjà coupable du génocide arménien et des assyro-chaldéens qu’elle refuse de reconnaître, est un siècle plus tard complice du génocide des chrétiens d’Orient, des yézidis et des minorités en permettant le trafic d’hommes, d’armes et de pétrole sur son sol au bénéfice d’organisations terroristes […] ».
Jean-François Colosimo, historien des religions, remarque ainsi à ce propos que « la Turquie, qui a maltraité ses propres minorités chrétiennes au point qu’elles sont aujourd’hui quasiment éteintes, est obligée d’accepter à nouveau, d’un mauvais œil, ces flots de réfugiés ». Le pape sait que les chrétiens sont nombreux parmi ces exilés et réfugiés issus du Moyen-Orient qui fuient vers la Turquie ou le Liban par exemple. Habitué à se poser en défenseur des exclus et des réfugiés, il a renouvelé au président turc son souhait qu’ils soient traités dignement dans son pays. L’Eglise catholique et les communautés chrétiennes en Turquie sont très engagées dans l’accueil des réfugiés depuis le début du conflit en Syrie.
La visite concomitante des évêques chaldéens : des informateurs précieux pour le Saint-Siège
Le souverain pontife se tient particulièrement au courant de l’actualité des chrétiens d’Orient, et ce n’est pas un hasard s’il recevait le jour même quelques évêques chaldéens, représentants de cette Eglise orientale de tradition syriaque, harcelée et réprimée violemment en Irak.
Aspect souvent méconnu de la diplomatie du Saint-Siège, sa capacité à collecter et à maîtriser l’information constitue une des forces majeures de sa diplomatie. Selon Jean-Yves Rouxel, spécialiste de l’histoire du Saint-Siège, le Vatican voit « converger vers lui des informations provenant de tous les points du monde, par l’intermédiaire du réseau des épiscopats locaux, des ordres religieux missionnaires et de ses nonciatures et délégations apostoliques […]. Le Saint-Siège dispose d’un capital d’informations quasi illimité et sans équivalent dans le monde ». De plus, la journaliste Stefania Maurizi remarquait également que « l’Eglise a accès aux secrets les plus intimes des individus par la confession, connaît la vie de l’homme de la rue à travers les paroisses, tout en touchant aussi, en haut de la hiérarchie, les gouvernants de l’ensemble des pays dans le monde entier ». Le pape est ainsi un des chefs d’Etat les mieux renseignés au monde et ces informations lui permettent d’orienter habilement son action diplomatique.
La mission pacificatrice du pape
L’habituel message papal de tolérance et de paix délivré à Recep Tayyip Erdoğan le 5 février concernait l’opération militaire turque « Rameau d’olivier » contre les milices kurdes syriennes à Afrine. Si le pape n’y a pas fait explicitement référence, il a offert un médaillon, « symbole d’un monde basé sur la paix et la justice ». Au même moment, des dizaines de manifestants kurdes protestaient devant le château Saint-Ange contre la venue du président turc.
Image : Recep Tayyip Erdoğan, By geralt, Pixabay, CC0 Creative Commons