A l’occasion de la journée internationale des femmes, les Observateurs juniors publient un état des lieux du respect des droits des femmes dans le monde, étudié notamment au prisme des faits religieux.
Comparées au reste du monde, les femmes irlandaises n’apparaissent pas, a priori, comme étant les plus à plaindre. Depuis son intégration de la Communauté Européenne en 1973, la République d’Irlande a infiniment progressé en termes d’accès des femmes à l’éducation supérieure, au marché du travail et à la vie politique, comme le fait remarquer la Commission européenne dans son dernier état des lieux de la situation.
Pourtant, comme le disait Emily Logan, Commissaire en Chef de la Commission Irlandaise aux Droits de l’Homme et à l’Egalité, l’Irlande ne peut se contenter de faire mieux que les plus mauvais élèves de la classe. En effet, le rapport de la Commission Européenne souligne encore de nombreux problèmes. Les hommes dominent toujours les postes à responsabilités (en 2017 les femmes ne représentaient que 13,2 % des conseils d’administration des plus grosses entreprises d’Irlande pour une moyenne de 21,2 % dans l’UE), ainsi que le paysage électoral (l’Oichteas, parlement irlandais, est composé à 22 % de femmes élues en 2016, contre 16 % auparavant, mais encore loin de la parité) et académique (aucune femme n’a jamais été présidente d’université). L’égalité salariale n’est pas encore atteinte mais l’écart montre une baisse après avoir atteint un pic suite à la crise de 2009 qui avait plongé le pays dans une longue période de récession. L’accès aux congés parentaux nécessitent encore quelques développements malgré la création d’un congé paternité de deux semaines. Il est encore trop difficile pour les mères irlandaises d’allier vie professionnelle et vie de famille, poussant bon nombre d’entre elles à travailler moins d’heures pour s’occuper de leurs enfants, faute d’accès à des services de garde adaptés. Quant aux violences faites aux femmes, 14 % des Irlandaises disent avoir subi des violences de la part d’un partenaire après leurs 15 ans, un chiffre supérieur à la moyenne européenne.
Le droit à l’avortement, faiblesse irlandaise ?
L’Irlande fait donc encore piètre figure par rapport à la plupart de ses voisins européens. Cependant, la vaste majorité de ces problèmes n’est pas particulièrement spécifique à la situation gaélique. Il s’agit de questions qui se posent pour les citoyennes de nombreux pays à travers toute l’Europe et même tout l’Occident. En revanche, ce qui est particulier à l’Irlande par rapport au reste de l’Union Européenne, c’est la question du droit des femmes à l’avortement, question pour laquelle la République s’est vue sévèrement réprimander par la Convention sur l’Elimination de Toutes Formes de Discriminations envers les Femmes (CEWAD) des Nations Unis en mars 2017. En effet, parmi les 58 reproches faits à l’Irlande, on questionne tout particulièrement l’accès à l’avortement pour les femmes victimes de viol, d’inceste ou dont la santé physique et/ou mentale ne permet pas une grossesse.
Historiquement, la religion a toujours joué un rôle prépondérant dans le domaine sociétal en Irlande, au Nord comme au Sud. Dans le cas de l’avortement, elle crée une forme de blocage culturel. En effet, le Huitième Amendement à la Constitution protège toute forme de vie, et ce même avant la naissance. Or, il s’avère qu’en lisant le préambule de la Constitution de la République d’Irlande de 1937, on lit ceci :
« Au nom de la Très Sainte Trinité, de laquelle découle toute autorité et à laquelle toutes les actions des hommes et des États doivent se conformer, comme notre but suprême,
Nous, peuple de l’Irlande,
Reconnaissant humblement toutes nos obligations envers notre seigneur, Jésus Christ, qui a soutenu nos pères pendant des siècles d’épreuves »
La Constitution est donc un document à vocation partiellement religieuse. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle consacre la vie sous toute ses formes. Cependant, la chose devient plus problématique au regard des droits des femmes puisque rares sont les exceptions à la règle – seules les femmes qui risquent clairement de perdre la vie à cause de leur grossesse peuvent prétendre à l’avortement, à condition de trouver un médecin qui accepte de le pratiquer, ce qui n’est pas toujours aisé.
Mais la République d’Irlande pourrait connaître une ère de changement avec l’élection de Leo Varadkar au poste de Taoiseach (Premier Ministre) au courant de l’été 2017, premier homme ouvertement homosexuel et d’origine étrangère à atteindre ces fonctions. Varadkar fait figure de progressiste sous certains aspects : son gouvernement a annoncé un référendum sur une réforme du Huitième Amendement pour mai 2018, comme prescrit par la CEWAD. Récemment, Mgr Eamon Martin, archevêque d’Armagh, a appelé à voter contre la modification du Huitième Amendement. Le résultat de ce vote pourrait faire naître une image plus nuancée de la société irlandaise, souvent qualifiée de conservatrice malgré sa large acceptation par référendum du mariage pour tous en 2015.
L’épineuse situation nord-irlandaise
Cependant, quelle que soit l’issue de ce référendum, il ne résoudra pas le problème de l’avortement en Irlande du Nord. Autre pays, autre législation, l’Irlande du Nord ne dépend pas de Londres sur la question de l’avortement puisqu’il s’agit d’un pouvoir dévolu par Westminster à ses First Ministers, élus à la tête de chaque nation britannique, et à leurs parlements locaux. Or, à l’heure actuelle, l’Irlande du Nord, qui applique l’une des lois les plus restrictives en Europe sur l’avortement, n’a pas de gouvernement local (Executive) stable à cause de tensions internes au sein de son Parlement. Ici encore, on pourrait penser que l’avortement est une question culturelle liée à la religion, ce qui est vrai, mais sans doute d’une manière différente. L’Irlande du Nord a son propre parlement, le Stormont, où les forces politiques unioniste (historiquement protestante et attachée à l’Angleterre) et républicaine (exclusivement catholique, désireux de rejoindre la République d’Irlande) s’affrontent. Cela tend à renforcer le conservatisme, notamment sur les questions sociétales telles que le mariage pour tous et l’avortement. L’Abortion Act adopté par le reste du Royaume-Uni n’a toujours pas été ratifié en Irlande du Nord. En ce sens, si l’opposition à l’avortement peut avoir des ressorts religieux, elle est devenue plus politique que culturelle.
Par conséquent, bon nombre de femmes nord-irlandaises font le déplacement vers l’Angleterre pour se faire avorter auprès de la NHS (l’organisme de sécurité sociale et de santé britannique). Or, si les Nord-Irlandais peuvent prétendre, comme tout le monde, à une opération de l’appendicite gratuite, jusqu’en juin 2017, ils devaient payer pour un avortement, ce qui n’est pas le cas des femmes anglaises, galloises ou écossaises. Une inégalité qui a fait débat au courant de l’été 2017 à Westminster, au lendemain des élections générales (qui élisent les députés de la Chambre des Communes pour tout le Royaume-Uni) qui ont vu les Conservateurs, droite modérée, faire alliance avec le Democratic Unionist Party, parti unioniste nord-irlandais. Certains députés ont imaginé que le gouvernement se refusait à agir sur la question de l’avortement suite à cette coalition, les Conservateurs cherchant à ménager leurs alliés.
La Chambre des Communes a fait passer une motion qui permet désormais aux femmes nord-irlandaises de prétendre gratuitement à un avortement en Angleterre auprès de la NHS. Mais malgré ce grand pas en avant, la CEWAD des Nations Unis a publié un rapport rappelant au Royaume-Uni que le principe de dévolution des pouvoirs n’ôtait pas au gouvernement britannique la responsabilité de protéger les droits de l’Homme (et donc des femmes) dans tout le pays.
En conclusion, la question religieuse affecte encore beaucoup la situation des femmes dans toute l’Irlande, de Belfast à Dublin. Le référendum de mai 2018 sur le Huitième Amendement sera décisif et permettra d’évaluer l’influence de l’Eglise catholique sur la population. En revanche, il est à craindre que la crise politique nord-irlandaise ne continue de toucher lourdement les droits des femmes si elle n’est résolue au plus vite ou si Westminster ne se décide pas à agir, ce qui ne serait pas souhaitable pour le maintien des accords de paix du Vendredi Saint, signés en 1998 et censés consacrer l’autonomie et la stabilité de la région.
Image : Pro-choice Activists Demonstrate Against The ‘Rally for Life’, William Murphy, Flickr, CC BY-SA 2.0