Rock n’ roll, rock psychédélique, surf rock, country, rhythm and blues, punk… Ce ne sont généralement pas des éléments qui viennent à l’esprit lorsque l’on évoque le Cambodge. Pourtant, un renouveau de la scène rock opère depuis des années dans ses frontières sans que les pays occidentaux n’y prêtent une attention particulière. Ce n’est cependant pas qu’un simple effet de mode qui affecte cette nation d’Asie du Sud-Est, mais bien une conséquence de son histoire troublée.
Un mouvement culturel brutalement interrompu lors de la guerre civile
Dans les années 1960, le rock n’ roll est un mouvement très diffusé au Cambodge. La scène cambodgienne, alors influencée par les musiques occidentales, vibre au son des guitares électriques, et la musique diffusée par les radios de l’armée américaine durant la guerre du Vietnam se retrouve copiée et reprise en Khmer. Le peuple cambodgien s’approprie ses sonorités et son énergie. Des artistes comme Ros Sereysothea (surnommée la « Voix d’or de la capitale royale » par le prince Norodom Sihanouk lui-même), Sinn Sisamouth (le « Roi de la musique khmère ») ou encore Pan Ron sont alors les figures de proue du rock et de la pop khmers, et jouissent d’un très large succès.
C’est en 1970 que la guerre civile éclate et sonne le glas de cet âge d’or musical. Après quelques années et la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges en 1975, les artistes et intellectuels sont chassés par le régime de Pol Pot. De par leurs influences occidentales, ils sont des cibles prioritaires de l’éradication d’une société « capitaliste décadente » décriée par le nouveau régime. Les Khmers Rouges se méfient particulièrement des artistes et des intellectuels qui, selon eux, appartiennent à une élite éduquée soutenant le gouvernement en plus de représenter une culture devant être détruite afin d’atteindre l’utopie agraire. Ros Sereysothea et Sinn Sisamouth font notamment partie des victimes du génocide, estimé à 1,7 millions (21 % de la population nationale). Une grande partie de leurs enregistrements se retrouvent détruits, par les Khmers Rouges et par de mauvaises conditions de conservation.
La réappropriation hors des frontières d’une époque perdue
Une large diaspora, notamment aux États-Unis et en France, permet le développement à l’étranger d’une musique khmère d’influence occidentale qui connaît un grand succès au sein des frontières cambodgiennes.
Bien des années plus tard, des groupes comme Dengue Fever ou The Cambodian Space Project retransmettent les influences qu’ils ont acquises par cette vague rock et pop diffusée dans le royaume dans les années 1960 et 1970, avant que les Khmers rouges ne prennent le pouvoir en 1975. Ces groupes contemporains ont largement participé au renouveau d’une période culturelle anéantie par le régime de Pol Pot. Sinn Sisamouth, par exemple, est encore aujourd’hui considéré comme un maître au Cambodge, et adoré par une grande partie de la jeunesse khmère. Selon le Professeur Ashley Thompson, diplômée des Art de l’Asie du Sud-Est au SOAS à l’Université de Londres, Sinn Sisamouth n’a jamais perdu son rôle d’idole, d’incarnation d’une modernité toute particulièrement khmère à travers laquelle la perfection artistique a pris des tournants innovants mais culturellement reconnaissables.
Dengue Fever, groupe fusionnant rock et pop khmers de cette époque et rock psychédélique, et composé de la chanteuse cambodgienne Chhom Nimol et de musiciens américains, est un parfait exemple de la volonté de renaissance et de continuité de ce courant artistique qui semblait perdu dans la seconde moitié des années 1970. Avant de déménager aux États-Unis et de joindre le groupe, Chhom Nimol était déjà une chanteuse de karaoké connue au Cambodge ; elle ne chante pratiquement qu’en khmer.
A l’instar de Kak Channthy, de The Cambodian Space Project, une partie de ces artistes racontent l’histoire d’un ou plusieurs de leurs parents ou connaissances, musiciens dont l’art s’est perdu dans le génocide. Certains exécutés à cause de leur activité, d’autres ayant dû l’abandonner. Pour cette raison, nombre d’entre eux ont voulu raviver cet héritage en se le réappropriant.
Chanteuse du groupe The Cambodian Space Project, Kak Channthy, également connue sous le nom de Srey Thy, était décrite comme une « Amy Winehouse cambodgienne ». Faisant partie des rares musiciens à jouir d’un rayonnement hors des frontières du royaume, elle a largement participé à faire revivre la scène musicale cambodgienne. Décédée le mardi 20 mars 2018, à 38 ans, dans un accident de la route, elle laisse derrière elle un fort héritage et de l’espoir. Espoir pour le rock khmer et ses inspirations des années 60, mais aussi espoir pour l’affirmation des femmes dans le pays. Chak Sopheap, directrice exécutive du centre Cambodgien des Droits de l’Homme, se souvient de Channthy comme d’une femme forte ; « son parcours et ce qu’elle a accompli peuvent inspirer beaucoup de monde, et tout spécialement les jeunes femmes cambodgiennes », dit-elle. « Channthy a aussi grandement contribué aux arts et à la culture du Cambodge, en réimaginant les vieux classiques khmers tout en les portant sur la scène internationale, mais aussi en produisant de nombreux hits originaux inspirés du style khmer ».
Éclosion des genres Metal et Punk, l’expression avant la révolte
De nouveaux groupes et labels voient aujourd’hui le jour, et les horizons du rock s’élargissent dans le royaume. Le premier label alternatif a vu le jour en 2012, et Yab Moung Records compte à ses rangs des groupes tels que Sliten6ix (deathcore), Doch Chkae (death metal), Nightmare A.D. (trash metal), ANTI-fate (punk) ou encore No Forever (alt-rock).
Le manque d’influences alternatives directes dû au vide dans la scène rock moderne du pays les pousse à puiser leurs inspirations autre part. « Je pense que la télévision et Internet m’ont aidé à me diriger vers le metal et la musique hardcore », raconte notamment Vantinn Hoern, le chanteur de Sliten6ix. Le groupe, formé en 2011, a d’ailleurs dans son répertoire une chanson sur Pol Pot. Vanntin explique ce choix : « J’ai écrit cette chanson à cause de ma mère ; elle m’a raconté ses expériences de mort imminente pendant le régime Khmer Rouge ».
La mémoire de cette époque et l’esprit de l’âge d’or du rock khmer restent prégnants. La musique de Sochetra Vartey (manager du label Yab Moung) par exemple, bien que d’essence punk, vibre de ces influences. Elle chante avec son groupe sous le nom de Vartey Ganiva, et sa chanson Evil Husband (« Pdej Chongrai », en khmer) est un puissant hymne féministe dans son combat musical contre l’oppression.
Les musiciens rock recommencent à fleurir et à apporter de nouveaux genres mais, aujourd’hui au Cambodge, c’est Not Easy Rock’n’ Roll.
Image : Kak Channthy, par Chris Phutully, Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)