Le 20 mars dernier, 102 intellectuels marocains de tous horizons, journalistes, écrivains, politistes, militants associatifs et universitaires, lançaient une pétition pour l’abrogation de la loi de l’héritage, dite du Ta’sib. Cette règle est sans doute l’une des lois les plus emblématiques du Code de la famille marocaine (2004), reflétant parfaitement l’ambition du royaume de mêler droit musulman et droit positif. Cette jurisprudence existe depuis des décennies mais est de plus en plus contestée par la société civile de part son caractère éminemment sexiste.
Une loi archaïque de plus en plus contestée
La complexe distribution de l’héritage au Maroc se déroule en effet comme suit : les hommes sont considérés comme héritiers de premier rang, pouvant hériter de tout l’héritage de leurs parents, ou du moins, de sa majeure partie. Les femmes, quant à elles, héritent de parts fixes, et se voient obligées de partager cet héritage avec leurs plus proches parents masculins. Cette loi s’inspire en majorité de plusieurs passages du Coran, et possède de ce fait une légitimité traditionnelle et religieuse forte dans toutes les branches de la société.
La militante associative Siham Benchekroun décrit ce système comme étant « patriarcal […] qui reconduit des coutumes tribales où la lignée agnatique est prioritaire ». Alors comment expliquer une telle injustice, alors que tous s’accordent pour dire que l’islam est censé prôner un idéal de justice sociale ? Comme le soulignent les 102 intellectuels engagés dans ce combat, la règle du ta’sib découle d’une tradition historique, où les hommes soutenaient la responsabilité de leur tribu et de son bien-être, se portant donc garants financiers de la communauté.
Une loi en décalage avec l’idéal de justice islamique
Il apparaît évident que l’architecture socio-économique et professionnelle des pays musulmans a bien évolué depuis, de la Turquie (égalité totale dans l’héritage) à la Tunisie, en passant par la Jordanie. Ainsi, prônant une lecture vectorielle, globalisante et non littérale du Coran, cette pétition s’en tient dans son argumentaire au fait que la finalité religieuse est par essence bonne et égalitaire, tout en soulignant que la politique successorale actuelle est en décalage complet avec son temps.
Ainsi, le droit successoral, au fil de la modernisation du Maroc et de son ouverture à l’international, a progressivement soulevé objections et tensions. Et ce, au coeur même de la société civile, des classes les plus basses aux plus aisées, car l’héritage est un sujet qui touche le quotidien même des Marocains. Bien que son importance rende le débat d’autant plus légitime, les arguments tendent à s’orienter vers un registre plus émotionnel que rationnel, au détriment de la cause défendue.
Une loi encore très ancrée dans la tradition marocaine
Malgré quelques vagues impulsées par des mouvements associatifs, la population ne fait pas encore suffisamment pression sur le gouvernement pour que le thème de l’héritage soit mis à l’agenda politique – souvent relégué au profit de questions considérées comme plus urgentes. Il y a un an déjà, le Conseil national des droits de l’Homme n’avait pas hésité à proposer une réforme visant à rendre égalitaires les droits de succession – et ce, très peu de temps après sa propre création (2011). Hélas, plus récemment, Asma Lamrabet, ex-présidente du Centre d’études et de recherche féminine en islam, s’est vue obligée de démissionner de son poste au Conseil des Oulémas (qui fournit un appui à la politique religieuse musulmane du Maroc) à cause de ses positions réformistes sur l’héritage.
Enfin, n’oublions pas que, comme le rappelle Siham Benchekroun, la question de l’héritage au Maroc appelle à l’application de l’un des principes fondateurs de l’islam : l’ijtihad collectif – en tant qu’effort d’interprétation et d’analyse des textes religieux que se doit d’entreprendre le musulman, pour en tirer une jurisprudence objective, informée et en accord avec notre temps. La question reste à savoir si la mentalité machiste et patriarcale qui domine dans la société marocaine à ce jour, que ce soit par ignorance ou par conservatisme, est prête à s’engager dans une réforme égalitaire et féministe, ou si celle-ci a encore besoin de temps avant d’être remise en cause. Dans le domaine juridique comme dans bien d’autres, le Maroc est une fois de plus tiraillé entre réformisme nécessaire et rigidité conservatrice. En effet, comme le rappellent la théologienne Asma Lamrabet et la sociologue féministe Fatima Mernissi (1940-2015) : « la question de l’égalité est un socle de la démocratie ».
Image : Two Moroccan women, By DoD News, Flickr CC BY 2.0