En Colombie, l’année 2018 a été une année préoccupante pour les leaders sociaux, paysans, indígenas et de descendance africaine, mais également représentants des associations de victimes. Alors qu’ils luttent depuis des années pour le droit à la terre et la construction de la paix, ils sont sujets à de nombreuses menaces, intimidations, déplacements forcés et disparitions. L’accord de paix signé entre l’État et les forces armées révolutionnaires de Colombie (FARCs), le 24 novembre 2016, est loin de mettre fin à ces persécutions. L’année 2018 par rapport aux deux années précédentes a même été marquée par une recrudescence des menaces et des assassinats.
L’agence de presse de l’institut d’encapacitation populaire qui promeut un journalisme d’investigation et d’analyse pour la promotion des droits humains, de la démocratie et de la paix, revient sur la situation de l’association des paysans du Bajo Cauca (ASOCBAC). C’est une association paysanne qui réunit plus de 2 500 membres paysans et indígenas sur six municipalités du Bajo Cauca et joue un rôle majeur pour surmonter les conflits sociaux et armés dont souffrent les communautés du Bajo Cauca. Depuis sa création en 2008, ses membres ont toujours été persécutés par les groupes armés de la région. Aujourd’hui, ils s’inquiètent de la recrudescence de ces persécutions. Son président soutient qu’entre 300 et 400 membres de l’association se sont déplacés à cause des menaces, dont de nombreux présidents de conseils d’action communale. En fin d’année, la trésorière de l’association a démissionné car elle a reçu des menaces après l’assassinat de son fils l’année dernière. Ceci est l’exemple typique d’un phénomène systématique sur le territoire colombien.
Qu’est-ce qu’un leader social ?
Selon le rapport Cuáles son los patrones ? Asesinatos de líderes sociales en el post acuerdo, réalisé par l’Instituto de Estudios Políticos y Relaciones Internationales (IEPRI) en partenariat avec plusieurs centres d’études et organisations de la société civile, la définition donnée à un leader social est la suivante « une personne qui est reconnue par sa communauté pour conduire, coordonner, appuyer des processus ou activités collectifs ayant un impact positif sur sa communauté, améliorant ainsi ses conditions de vie et renforçant le tissu social ». Les leaders sociaux et les défenseurs des droits ont un rôle crucial en Colombie, puisqu’ils se chargent, entre autres, de veiller au respect et à l’accomplissement des droits humains et permettent d’assurer un dialogue entre l’État et les communautés pour la construction de politiques publiques. Dans un contexte d’absence de l’État dans un grand nombre de zones du territoire, ils assurent le leadership pour la mise en place d’alternatives politiques et sociales et permettre une offre minimale de ressources, de services et d’infrastructures de base.
La Defensoría del Pueblo, institution publique et autonome qui se charge de veiller au respect des droits des citoyens, place les leaders sociaux dans la catégorie des défenseurs des droits de l’Homme selon la définition du Haut commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme qui suit : « Toute personne dont l’activité est dédiée à la promotion, garantie et accomplissement des droits de l’Homme et des libertés fondamentales à l’échelle internationale ou nationale, de manière individuelle ou collective« .
Un contexte de conflit complexe et multiforme
Historiquement, les leaders sociaux et communautaires ont été menacés par les groupes armés présents sur le territoire. Depuis les accords de paix entre le gouvernement et les FARCs, le rapport sur les groupes armés 2017-2018 de l’ONG Indepaz indique que les territoires ruraux sont en proie à de nouveaux conflits car d’autres groupes luttent pour reprendre le contrôle des territoires abandonnés par ces derniers. Dans ce panorama se mêlent des enjeux économiques, politiques et culturels qui varient largement en fonction des types de leadership attaqués. Les principales causes de ces persécutions systématiques des leaders sociaux sont la présence de cultures illégales, la recherche d’un contrôle social et économique du territoire et l’extraction de ressources naturelles légales et illégales. Selon le rapport Cuáles son los patrones ? […], même si dans la majorité des cas les auteurs sont inconnus, certains ont pu être identifiés comme l’armée de libération nationale (ELN), des groupes dissidents des FARCs, ainsi que le groupe d’autodéfense Gaitanistas de Colombie (AGC) reconnu par l’État sous le nom « Clan du Golfe ». Il est né en 2008 de la démobilisation de groupes paramilitaires qualifiés aujourd’hui de groupes narco paramilitaires. Ces groupes auraient des liens avec des acteurs étatiques, selon les observations de Michel Forst, rapporteur général des Nations Unies dans son rapport de fin de mission de 30 novembre au 8 décembre 2018. Dans un nombre de cas restreints, l’armée nationale et la police sont mis en cause. Enfin, beaucoup de menaces sont proférées sous le nom du groupe « Aguilas Negras ». Selon la fondation Paz y investigación, ce groupe n’a pas été identifié en tant qu’entité physique claire et correspondrait à un ensemble épars d’acteurs en marge de la loi, notamment en lien avec les institutions publiques, toujours selon le rapport de l’ONG Indepaz.
Des chiffres en hausse depuis les accords de paix
Les chiffres concernant le nombre de leaders sociaux assassinés en 2018 ne font pas consensus. Les chiffres de la Defensoría del Pueblo attestent de l’assassinat de 164 activistes et leaders communautaires entre le 1 janvier 2017 et le 30 novembre 2018. Selon un rapport de l’ONG Indepaz, ils seraient au nombre de 226 entre le 1er janvier et le 17 novembre 2018 et concerneraient les départements du Cauca, Antioquia, Valle del Cauca, le Nariño, Santander et Putumayo. Selon le rapport Cuáles son los patrones ? […], on peut souligner une augmentation du phénomène puisqu’il dénombre 99 assassinats en 2016, 144 en 2017 et déjà 100 entre le 1 janvier et le 31 juillet 2018. Enfin, selon les chiffres de l’ONU, depuis la signature des accords 163 assassinats ont été avérés et 454 cas ont été signalés.
Aux assassinats s’ajoutent les menaces constantes. Les leaders qui défendraient le plan de substitution de cultures illicites lancé avec les accords de paix seraient particulièrement touchés. Début décembre, le rapporteur spécial des Nations Unies, Michel Forst, s’est montré extrêmement préoccupé par la situation des leaders sociaux. Il déclare qu’être leader social est une profession à haut risque en Colombie. Ils seraient en danger sur la majeure partie du territoire et vivraient dans une peur constante. Les leaders femmes sont très touchées et subissent des persécutions spécifiques à leur genre. Cela alors que sur les 274 points d’accords que contiennent les accords de paix, 74 concernent la protection et sécurité des leaders sociaux. Il souligne qu’un des enjeux majeurs pour résoudre cette situation est l’articulation entre les différentes institutions étatiques, mais également avec les organisations de la société civile.
Les minorités particulièrement touchées
La fin d’année 2018 a été particulièrement meurtrière pour les leaders indígenas. Le 7 décembre 2018, le dirigeant indígena Luis Kankui, conseiller majeur de l’organisation nationale indígena de Colombie (ONIC) dénonce 15 assassinats en moins de 15 jours. Il va jusqu’à qualifier la situation de génocide. Depuis le début de l’année 2018, 92 personnes auraient été assassinées, dont 42 sous la présidence d’Iván Duque Márquez, investi le 7 août 2018, dont trois gouverneurs. Selon L’ONIC, sur les 202 communautés indígenas colombiennes, 39 seraient menacées d’extinction physique et culturelle. Cela serait dû en partie aux menaces, assassinats et ingérences systématiques sur leurs territoires. Alors que les communautés luttent historiquement pour le droit à la terre et la paix, le conflit a des conséquences désastreuses quant à la protection de leur culture et leurs modes de vies. Elles sont déplacées de leurs territoires ancestraux ou confinées à l’intérieur. Michel Forst, note que les conflits sociaux s’intensifient dans des zones où s’implantent des mega projets, liés aux barrages et aux industries extractives et qu’ils sont souvent entrepris dans des zones habitées par des peuples indígenas.
Depuis la Constitution de 1991, les communautés ethniques disposent de droits spécifiques. Elles disposent d’une certaine autonomie territoriale, selon des droits territoriaux collectifs, politiques et culturels. Ces persécutions remettent en cause leurs droits dans la mesure où leur territoire est exploité et contrôlé par des groupes armés et des entreprises privées et qu’elles sont très régulièrement obligées de se déplacer à cause des violences. Ces communautés disposent de mécanismes de protection qui permettent notamment une moindre ingérence des institutions et forces publiques sur leur territoire : la guardia indígena pour les communautés indigènes et la guardia cimarrona pour les communautés d’ascendance africaine, qui, elles aussi, souffrent d’un manque de reconnaissance de leurs droits. Il s’agit de mécanismes de protection sans armes, avec des systèmes d’alertes précoces, de dialogue et d’autres mécanismes de résistance pacifique. Par exemple, dans le département du Cauca, ils sont 4 000 membres de la guardia à parcourir le territoire. Une des mesures inscrite dans le chapitre 6 concernant les minorités ethniques de l’accord de paix est d’ailleurs une meilleure reconnaissance et un renforcement de ces guardias.
Selon Virginie Laurent, professeure associée à l’Université des Andes, les relations avec les représentants de l’État ont toujours été très ambivalentes en ce qui concerne le respect de l’intégrité de leur territoire et des guardias. Elle note que sous la présidence Álvaro Uribe Vélez, proche du président actuel, ce dernier avait déclaré qu’aucun territoire n’échapperait au contrôle de l’État et de la force publique. Lors de la présidence de Juan Manuel Santos entre 2010 et 2018, malgré une volonté de rapprochement avec les communautés indígenas, des représentants de l’armée nationale avaient été expulsés d’un resguardos alors qu’ils étaient en charge de la protection d’un pylône électrique. Cet évènement avait défrayé la chronique et des voix anti autonomie s’étaient élevées. En avril 2018, lors de la sortie du décret pour la mise en place du nouveau programme de protection pour les communautés, les communautés indígenas et de descendance afro colombienne ont regretté de ne pas y avoir été associées, ni d’avoir été informées. Cela aurait pu se faire dans des espaces comme l’espace national de consultation préalable des communautés afro colombiennes et la table de concertation des peuples indígenas, prévus par les accords de paix. Elles dénoncent le manque d’implication de l’État pour le renforcement des guardias. Or, l’articulation respectueuse entre les forces publiques et les guardias semble primordiale pour garantir la protection des leaders sociaux et le respect des droits culturels défendus. Il est important de souligner les nuances qui existent en ce qui concerne leurs rapports. Ni les communautés ethniques, ni l’État ne constituent un bloc homogène. Ainsi il existe des relations de confrontation et de coopération complexes entre ces groupes.
L’attitude ambivalente des pouvoirs publiques
Aujourd’hui le nouveau gouvernement d’Iván Duque Márquez doit faire ses preuves pour ce qui est de la protection des leaders sociaux. L’ONG Indepaz a signalé l’assassinat de 120 leaders sociaux au cours des 100 premiers jours de son mandat. Le 19 novembre, le gouvernement a lancé son Plan de acción opportuna (PAO) qui a pour but de protéger les leaders sociaux. Avec ce plan ambitieux, le rapporteur spécial des Nation unies a reconnu la volonté du gouvernement de réellement agir sur les causes profondes de ces persécutions. Ce dernier reconnaît la nécessité de promouvoir la participation des leaders sociaux ainsi que le caractère systématique des persécutions que subissent les leaders communaux, activistes environnementalistes, les leaders paysans, de descendance africaine, indígenas, LGBTI, ainsi que les représentants d’associations des victimes. Le plan contient trois points : une réorganisation institutionnelle pour donner une réponse efficace à la situation des leaders sociaux, une intervention sur le territoire qui ne soit pas uniquement militaire mais également une réponse institutionnelle adéquate aux nécessités de chaque territoire, enfin, une campagne de communication pour mettre fin à la stigmatisation des leaders sociaux, ainsi que faire connaître aux habitants les programmes de protection et auto protections existants. Dans l’étude présentée lors du plan est notifié que 72 % des faits ont eu lieu dans des zones rurales affectées dans 94 % des cas par la présence de cultures illicites. Enfin, dans 92 % des cas, cela concerne des zones où les niveaux de pauvreté sont supérieurs à la moyenne nationale.
La reconnaissance du caractère systématique des persécutions représente un tournant concernant l’attitude des fonctionnaires d’État et des élus, qui ont sans cesse stigmatisé les leaders sociaux. Mais les fonctionnaires d’État et élus ne parlent pas d’une seule voix. Alors que certains élus qualifient le phénomène de simples querelles locales ou accusent les leaders d’être en lien avec des groupes armés, d’être antipatriotiques ou des traîtres, en avril 2018, le procureur général de la nation avait écrit un rapport « Violencia sistematica contra los defensores de los derechos territoriales en Colombia », et avait reconnu le caractère systématique et généralisé du phénomène. Le rapport identifie deux types de violences ; une en marge de l’appareil d’État, et une qui serait en lien avec ses institutions.
Les critiques concernant la mise en place du nouveau plan
Certains observateurs sont sceptiques quant à l’efficacité du gouvernement d’Iván Duque Márquez pour résoudre ce problème aux causes multiples et complexes. À Catacumbo, certains leaders critiquent une militarisation de la région sans la mise en place de programmes sociaux. Le plan devrait être articulé avec la loi des victimes et restitutions de terres des accords de paix. Or le processus de restitution des terres, devant se poursuivre jusqu’en 2021, a finalement été écourté sans pour autant atteindre ses objectifs. Sur le papier les mesures semblent adaptées mais pour certains leaders le gouvernement doit avant tout agir pour en finir avec les alliances entre les forces armées et la délinquance paramilitaire. Certains leaders ont été assassinés alors qu’ils étaient sous protection policière. Enfin, beaucoup de leaders n’ont pas confiance en l’armée et la police. Pour d’autres observateurs, le plan présente d’autres lacunes, par exemple il n’intègre aucun critère différentiel de genre et ceux ethniques ne sont pas clairs, il méconnait certains facteurs de risques comme la présence de nouveaux groupes armés post accords de paix, il privilégie une réaction policière et coercitive sur des actions préventives, enfin il n’a pas été construit en concertation avec la société civile.
De manière générale, les leaders sociaux critiquent le travail du bureau du procureur général qui, selon eux, n’est pas suffisamment efficace et rapide dans la lutte contre l’impunité et la clarification des faits. Sur les 213 cas reportés par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les droits humains, seulement 20 auraient été clarifiés. Les enjeux sont donc énormes. Pour garantir la stabilité des zones et la diminution des exploitations illégales, il faut permettre la mise en place d’alternatives de subsistance des habitants. L’économie légale doit garantir des conditions de vie dignes et durables des habitants. Enfin, il faut que l’État garantisse la non-exploitation par des grandes entreprises de certains territoires protégés appartenant à des groupes ethniques spécifiques.
Image : Rassemblement national en hommage aux leaders sociaux assassinés, au siège du journal communautaire Mi Comuna 2 dans le quartier Santa Cruz de Medellín le 6 juillet 2018. Auteur : Camille Lanté