La Colombie doit répondre à de nombreuses limitations en matière de liberté de la presse et protection des journalistes. Le classement de 2019 sur la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières (RSF) place le pays 129ème sur 180 pays étudiés. La fin du conflit a créé de nouveaux facteurs de vulnérabilité pour les journalistes, témoins du processus de paix. Souvent leur travail va à l’encontre de l’intérêt d’un certain nombre de groupes armés et peut mettre en cause l’efficacité de l’Etat pour assumer la transition. Les sujets qui font le plus l’objet de censure sont l’ordre public, le conflit armé, la corruption, la collusion entre groupes armés et politiques, ainsi que les problématiques environnementales.
Selon la Fondation pour la Liberté de la Presse, l’année 2018 a été une année extrêmement préoccupante pour la liberté de la presse et a marqué une recrudescence des agressions contre les journalistes : 477 journalistes ont subi des agressions dont trois en sont morts. Les obstructions viennent des groupes armés qui menacent, agressent, voire tuent. Egalement, des fonctionnaires stigmatisent et obstruent le travail des journalistes ou encore la force publique. Les agressions et formes de censure sont de plus en plus diverses et les réseaux sociaux sont très utilisés pour harceler et menacer les journalistes, pendant que les institutions étatiques ne garantissent pas leur protection. Est noté un manque de volonté politique et une vision de la presse comme ennemi de l’Etat.
Un contexte économique et politique qui ne favorise pas le pluralisme et la liberté de la presse
Il existe en Colombie plus de 200 radios (hors communautaires), 50 chaines de télévision, plus de 50 journaux, mais il existe peu de pluralisme dans les médias. RSF, à travers son moniteur sur la concentration des médias (Media Ownership Monitor) en donne les raisons :
- Une concentration extrême de l’audience sur un nombre limité de chaines de télévisions. Quatre chaines de télévision concentrent 84 % de l’audience, les trois plus grandes chaines de radio accumulent 73 % de l’audience. Sur le marché de la presse écrite, télévision et radio, trois entreprises contrôlent 57 % du marché.
- Les entreprises qui gèrent les médias participent également à des activités économiques et commerciales. Le lien à des empires économiques et à la classe politique met en danger l’indépendance éditoriale et renforce l’autocensure. Les groupes médiatiques financent d’ailleurs les campagnes électorales, ce qui a une influence sur leur couverture médiatique.
- Les petits médias ne disposent pas de modèles économiques durables et doivent souvent se soumettre à des grands groupes.
Une nécessité de politique publique en faveur des communautés indígenas dans un contexte d’ethnocide culturel
Dans le cadre des enjeux de promotion de visions du monde plurielles et des droits des communautés indígenas, le rôle de la communication et des médias est vu comme stratégique pour les minorités. Depuis les années 2000, on assiste au développement de médias indígenas indépendants. En 2001, des rencontres entre le gouvernement national et gouvernements autochtones ont lieu pour la mise en place d’un programme de promotion de radios communautaires, qui ne trouvera pas de financement. En 2009, la première chaîne de télévision indígena Kankuama TV voit le jour grâce à l’appui de la commission nationale de télévision, suivi de la naissance de 24 chaines de radio dites « d’intérêts publics » et appuyées par le ministère de la communication. Dès 2014, a été promu une politique publique de la communication indépendante, qui vise à répondre aux besoins spécifiques de ces communautés. Le projet a été initié en 2013 avec le concours des 102 peuples indigènes de Colombie représentant 65 langues. Il vise à garantir les conditions du développement d’une information pluraliste.
La nécessité d’un appui aux médias et à la communication indígena part du constant de plus de cinq siècles d’ethnocide, qui se matérialise par l’absence d’un point de vue non-occidental dans les médias traditionnels. Ceci justifie des mesures compensatoires pour permettre une revalorisation des cultures d’origines. Ainsi les trois grands enjeux sont : compenser l’impact des médias de masse dans le cadre de la promotion d’un modèle mono culturel, lutter contre les idées reçues, la désinformation, les stéréotypes véhiculés sur les minorités ethniques et rendre compte des persécutions subies par les communautés indígenas.
Pour ce faire, la stratégie est pensée à plusieurs niveaux. Au niveau du contenu, il s’agit de « décoloniser » les mots et les formes de communication, permettre le renforcement de la langue, l’identité, des symboles, et la valorisation des processus d’organisation sociale, politique et culturelle totalement absents dans les médias traditionnels. Pour les communautés indígenas, l’information et sa production relève d’une conception propre. La communication est résumée de la sorte « la communication indígena est un tissu vivant, l’unité du temps et de l’espace qui vit à travers les mots, qui enseigne, raconte est un processus spirituel et social qui maintient l’harmonie entre toute la vie et la nature ». Il s’agit de reconnaître la légitimité des savoirs traditionnels et de la propriété intellectuelle collective. Il s’agit également de mettre en place des moyens de communication qui permettent le dialogue pas seulement entre les êtres humains mais également les êtres humains et la nature.
Le deuxième niveau d’intervention est la garantie de ressources adéquates pour développer une activité de communication efficace. En plus d’une absence des problématiques indígenas dans les grands médias, quand les communautés se ré-approprient les moyens de communication, elles doivent faire face à des limites logistiques. La communication indígena est de tradition orale. Pour cela, la radio est le moyen de communication le plus répandu, mais il est loin d’être le seul. Les communautés indígenas ont développé depuis de nombreuses années des réseaux de radios communautaires. Or, les licences pour l’utilisation du spectre électro magnétique que doivent payer les radios communautaires sont parfois trop coûteuses par rapport à leurs moyens et leur possibilités de financement. En 2017, l’endettement a mis en danger sept des onze radios indígenas du Cauca. La défense des radios communautaires est pourtant un combat de longue date. Le Cauca est d’ailleurs un des départements où la production d’information locale est la plus faible avec 24 des 42 municipalités ne disposant d’aucun média. En plus de la vulnérabilité économique, les radios manquent d’équipements, d’infrastructures, d’expertise, certains médias ne sont plus aux mains des communautés par manque de capacités financières.
Enfin, dans une volonté de dialogue interculturel, les communautés doivent avoir accès aux médias traditionnels. Or la couverture géographique est limitée et n’atteint pas un certain nombre de territoires indígenas.
Des communautés particulièrement vulnérables dans un contexte de fort activisme social
Si les atteintes à la liberté de la presse ne concernent pas uniquement des groupes ethniques particuliers, ils se font souvent dans un contexte de conflictualité sociale. Or, les peuples indígenas sont en constant bras de fer avec le gouvernement pour faire valoir leurs droits. Ils sont également très actifs dans la défense du processus de paix. Les journalistes des médias communautaires et ceux qui veulent couvrir les mouvement sociaux sont particulièrement menacés.
En 2019, le travail médiatique effectué autour de la minga indígena a été marqué par de graves atteintes à la liberté de la presse, provenant de groupes armés et de la force publique. Les journalistes ont été victimes d’obstruction, agression et rétention arbitraire. Une conférence de presse du Conseil Régional Indígena a été empêchée par des groupes armés. La garantie de la liberté de la presse ne semble pas ancrée dans les consciences. Il a simplement fallu que des forces de l’ordre répandent des rumeurs sur l’identité de guérillero du journaliste Juan David Rodriguez de Colombia Informa pour qu’il soit agressé par les manifestants. Cela rappelle également la mort de la journaliste Efigenia Vazquez de la communauté indígena Kokonuko lors des affrontements entre la guardía indígena et l’escadron mobile anti-émeute en octobre 2017. L’escadron anti-émeutes avait également tenté d’entrer dans les locaux de l’émission Renacer en juillet 2017 dans un contexte similaire.
Parmi un grand nombre d’autres faits, en décembre 2018, le matériel de la Radio Pa’yumat qui fait partie du réseau de l’association des Cabildos Indigenas du Nord du Cauca a été saccagé. Or, un des rôles de la radio est d’informer sur les menaces que subissent les leaders indígenas dans la région. C’est également un outils pour mobiliser les habitants en cas de menace.
En conclusion, malgré un très fort activisme des communautés indígenas, caractérisé par l’existence d’un grand nombre de radio communautaires, de centres de communications, une production intellectuelle foisonnante et un dialogue constant avec le gouvernement national, il n’existe pas une garantie à la liberté de presse. Les moyens dont ils disposent restent limités et fragiles. L’Etat doit garantir des financements pérennes et assurer la protection des journalistes. Sur ce dernier enjeu, il concerne plus largement la situation de toute la profession en Colombie.
Image : Sommet continental des peuples indígenas dans le Cauca, de Geya Garcia, Flickr CC BY 2.0