Le 5 mai 2019, des centaines de travailleurs domestiques défilaient dans les rues de Beyrouth. Leurs revendications : la suppression du système de la Kafala, et l’inclusion de leur statut dans le droit du travail libanais. Ces domestiques ne disposent en effet pas du même statut que n’importe quel travailleur. Leur liberté de déplacement est très limitée, de même que leur salaire, qui est d’environ 150 Euros par mois. Ces paramètres dépendent de leur kafil, c’est-à-dire leur responsable dès l’entrée sur le territoire
Qu’est-ce que la kafala ?
Le verbe « kafala » signifie en arabe « garantir ». L’origine de la Kafala n’est pas claire, il semble néanmoins qu’elle soit issue du droit coutumier des tribus bédouines de la péninsule arabique. Cette pratique se réfère donc au statut de protection dont pouvait bénéficier un étranger à la tribu s’il se trouvait en contact avec elle au cours d’un déplacement. Aujourd’hui, elle prend une forme très concrète : l’étranger qui vient travailler remet son passeport à un « kafil » (« celui qui garantit », en arabe) ce qui lui permet d’obtenir un visa pour travailler. Le kafil devient responsable juridiquement de la personne qu’il « sponsorise », et peut, ou non, accorder le droit au travailleur de quitter le pays. Avant même l’arrivée sur le territoire, le kafil fixe les travaux que le travailleur étranger va devoir exécuter. Il est impossible pour un travailleur étranger d’obtenir la nationalité libanaise, et il doit tout de suite quitter le territoire une fois la tâche terminée.
Une pratique coutumière
Encore aujourd’hui, la Kafala est essentiellement coutumière : on ne trouve aucune mention de cette pratique dans une disposition législative libanaise. En revanche, le droit est adapté pour permettre l’exercice de la Kafala. Ainsi, l’article 7 du code du travail exclu les travailleurs domestiques, ou encore depuis 2009, la signature d’un contrat est obligatoire mais sa traduction dans la langue du travailleur est très loin d’être généralisée. D’ailleurs, des conventions bilatérales avec les pays d’origine des travailleurs étrangers règlent les questions de durée du séjour.
Un marché qui repose essentiellement sur des travailleurs africains et asiatiques
La Kafala fonctionne grâce à un marché très bien organisé. 400 agences sont spécialisées dans l’acheminement de travailleurs domestiques et ont un partenariat avec la sûreté générale. Ces agences proposent des catalogues aux familles libanaises qui souhaitent un domestique, avec des prix accolés aux différents profils. Ces prix varient en fonction de plusieurs paramètres, dont notamment la nationalité du domestique. Ainsi, les travailleurs domestiques proviennent le plus souvent d’Asie du Sud-Est, ou d’Afrique. Les populations les plus représentées sont, de loin, les Philippins, les Sri-Lankais et les Ethiopiens. Cependant, il est clair que les domestiques d’origine philippine sont plus recherchées et plus chères. Elles sont supposées mieux parler anglais et apparaissent « plus blanches », ce qui est une preuve que ce marché fonctionne aussi sur la base d’un racisme certain.
Un système largement généralisé au Moyen-Orient
La Kafala n’est pas du tout un phénomène libanais, elle concerne aussi la Jordanie, l’Irak, Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Elle est d’ailleurs bien plus prégnante dans les pays rentiers du Golfe, car la rente crée une mentalité rentière. La Kafala concerne, par exemple, quasiment 70 % des travailleurs du secteur privé en Arabie Saoudite.
Des spécificités libanaises
Ce qui fait la spécificité libanaise de ce système, c’est avant tout l’émulation de la société civile du pays du Cèdre. Ainsi, si les pays du Golfe, et surtout l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, se caractérisent par l’absence de partis, de parlement élu, ou de groupe de pressions, le Liban jouit d’une certaine liberté politique. Le premier syndicat de travailleurs domestiques a été fondé en 2015, « l’Union of Domestic Workers of Lebanon », avec le soutien de la Fédération nationale des syndicats des ouvriers et employés au Liban, mais aussi de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), et fort de 300 membres dès le lancement. En revanche, puisque les travailleurs domestiques ne sont pas régis par le code du travail, il est bel et bien illégal pour ces populations de se syndiquer. La presse libanaise est également bien plus libre que dans nombre de pays du Golfe, ce qui permet au sujet d’être régulièrement porté à l’attention de la société.
Une pratique aux conséquences sociales importantes
Les abus dont font l’objet les travailleurs domestiques au Liban sont un sujet d’actualité important : le 17 juin 2018, une page Facebook libanaise postait une vidéo montrant un militaire agresser violemment deux travailleuses domestiques. Ces deux femmes, kényanes, risquent l’expulsion en raison de leur situation irrégulière et n’ont eu aucun moyen de traduire les actes de leur agresseur en justice. Cet événement a provoqué une vague d’indignation parmi les populations les plus libérales du pays. Il témoigne d’une autre problématique liée à la Kafala que sont les violences sexistes et sexuelles. Si les travailleurs domestiques peuvent être des femmes comme des hommes, il existe en effet une singularité de la situation des travailleuses, que l’on appelle les « bonnes » au Liban. Régulièrement violentées, les « bonnes » vont parfois jusqu’à fuguer, ce qui les contraint alors à des situations encore plus précaires marquées par la prostitution, notamment.
La Kafala, contraire aux obligations internationales du Liban
Le Liban est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 ou encore à la Déclaration des Nations Unies de 1998 sur les défenseurs des droits de l’Homme. Le fait de refuser aux travailleurs domestiques un statut garanti par le code du travail, mais également l’illégalité des associations rassemblant ces populations pour les défendre, sont donc des manquements du Liban à l’égard de ses engagements. De même, la Convention 189 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) garantit la concession de droits et protections aux travailleurs domestiques. Le Liban a signé cette convention sans la ratifier. La société civile pousse pourtant l’Etat à prendre des mesures dans ce domaine.
Image : IDWF launching the « My Fair Home » Campaign at the Sri Lanka Residence in Beirut, by IDWF. Flickr, CC BY-NC-ND 2.0