Cette semaine, les musulmans du monde entier ont fêté l’Aïd el-Fitr, la fin du Ramadan. Si elle célèbre la fin d’un mois (lunaire) de jeûne, elle est également un grand moment de joie et de partage pour les communautés musulmanes. Une aumône (zakat al-fitr) est par exemple fixée afin d’aider les plus démunis à fêter l’Aïd. Il s’agit également d’un moment au cours duquel la spiritualité tient une place importante.
Les musulmans des territoires palestiniens, ainsi que ceux vivant en Israël, ont fêté la fin du Ramadan. Cependant, des polémiques ont assombri cette célébration. En cause : la date de la célébration, au cœur de débats entre les communautés musulmanes. Et qui, cette année, a coïncidé avec une fête israélienne.
Une célébration source de débats à l’international
Le mois du Ramadan suit un calendrier lunaire. L’observation de la lune permet de définir ses dates de début et de fin, souvent quelques jours seulement avant les dates en question. Il arrive, et c’est le cas cette année, que les différents dignitaires musulmans déterminent des dates différentes. Cette année, deux Etats, particulièrement puissants sur la scène religieuse, sont en désaccord. La Cour suprême saoudienne a ainsi fixé la date de la fin du Ramadan au 4 juin, tandis que l’Iran a préféré le 5 juin.
Est-ce que ces divergences revêtent une importance particulière ? Certains y voient un désaccord entre chiites et sunnites. Au Liban, par exemple, la communauté chiite a célébré l’Aïd el-Fitr le 5, tandis que la communauté sunnite a conservé la même date que l’Arabie Saoudite. On peut aussi retrouver la rivalité politique entre l’Arabie saoudite et l’Iran, deux puissances régionales cherchant à étendre leur influence. Habituellement, la communauté musulmane palestinienne s’alignait sur l’Arabie Saoudite. Or, cette année, le grand mufti de Jérusalem et des territoires palestiniens, Mohamed Hussein, a annoncé que le Ramadan prenait fin le 5 juin. Ekrima Sabri, à la tête du Haut conseil islamique, a déclaré qu’il s’agissait de la première fois depuis 1994 (date de la création de l’Autorité palestinienne), que les autorités musulmanes de Palestine ne s’alignaient pas sur l’Arabie Saoudite.
Le Grand mufti a justifié sa décision en s’appuyant sur les observations lunaires : le Dar al-Iftaa palestinien, conseil chargé de la loi islamique, a observé le ciel dans la nuit du 3 juin. N’y ayant pas aperçu la forme de la lune correspondant au dernier jour du Ramadan, il a décidé que le mercredi 5 juin 2019 serait la fin du mois de jeûne. Une certaine stupeur a toutefois accueilli cette décision. Certains interprètent ce choix de date comme une décision politique. Il s’agirait de témoigner d’un mécontentement vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, et de se rapprocher de l’Iran.
Une conséquence des alliances entre Etats du Moyen-Orient ?
En effet, l’Arabie Saoudite fait partie des alliés des Etats-Unis. La Palestine a des relations tendues avec cet Etat, qui est depuis longtemps un soutien sans faille d’Israël. Le Président Donald Trump a, l’an dernier, énormément rapproché son pays de l’Etat hébreu, en déplaçant l’Ambassade américaine à Jérusalem. Récemment, il a annoncé un plan pour la paix entre Israël et la Palestine. S’il n’a pas encore entièrement dévoilé cet « accord du siècle », les Palestiniens l’ont déjà rejeté. Or, l’Arabie Saoudite soutient les Etats-Unis ainsi que l’accord en question. La date de fin du Ramadan choisie par le Grand mufti de Jérusalem peut donc apparaître comme une décision politique avant tout ; comme une façon de marquer son désaccord vis-à-vis du royaume saoudien.
On peut nuancer cette interprétation. En effet, dans de nombreux Etats, la fin du Ramadan a eu lieu le 5 juin. Certains ont tout de même de bonnes relations avec l’Arabie Saoudite, comme l’Egypte. Cependant, la réaction de la population palestinienne semble montrer que, pour elle, cette fin de Ramadan est politique. Ainsi, le parti Hizb ut-Tahrir, parti panislamique palestinien, a enjoint les fidèles à célébrer l’Aïd el-Fitr le 4 juin. Ils voulaient ainsi défier la décision du Grand mufti, dont ils dénonçaient le caractère politique. Le 4 juin, l’Autorité Palestinienne a fait évacuer par la force des fidèles effectuant la prière matinale de l’Aïd à Hébron. Cette année, religion et politique se sont donc trouvées étroitement liées pour la fin du Ramadan en Palestine. La division entre les partisans du 4 juin et du 5 juin peut poser la question des alliés de la Palestine sur la scène internationale.
Cette hésitation peut témoigner de la difficulté qu’a la Palestine de trouver des alliés au Proche-Orient. Alors que les Etats arabes du Moyen-Orient étaient naguère des alliés des Palestiniens et des opposants à Israël, il semble que la situation actuelle soit plus complexe. « Les dirigeants égyptiens, saoudiens et jordaniens ont compris que la menace, pour eux, n’est plus Israël mais qu’elle se situe ailleurs. Elle est triple : l’islamisme, incarné par Daech, Al-Qaida etc. ; l’Iran ; et l’islam politique, c’est-à-dire les Frères musulmans. Face à ces trois menaces, Israël est leur seul allié fiable dans la région » explique Kobi Michael à La Croix. On peut alors mieux saisir pourquoi les gouvernements palestiniens (le Hamas et l’Autorité Palestinienne) pourraient vouloir s’aligner symboliquement sur l’Iran. S’il ne s’agit peut-être que d’un simple désaccord religieux, les réactions politiques et médiatiques indiquent que l’hypothèse a traversé l’esprit de plusieurs.
Une fête imbriquée dans les conflits avec Israël
Enfin, la fin du Ramadan a cette année été particulièrement tendue à Jérusalem. En effet, Yom Yeroushalayim (journée de Jérusalem) tombait cette année durant la dernière semaine de Ramadan, le premier juin. Cette journée célèbre la réunification de Jérusalem depuis la Guerre des six jours, en 1967. A l’occasion, une marche a lieu dans la ville, au cours de laquelle les participants agitent de nombreux drapeaux israéliens. Etant donné l’enjeu que représente Jérusalem, il va sans dire que cette marche conduit souvent à des conflits. L’an dernier, des combats entre Juifs et Arabes avaient éclaté sur le Mont du Temple, lieu saint particulièrement disputé. Cette année, comme la journée de Jérusalem et les derniers jours du Ramadan coïncidaient, des mesures particulières ont été prises.
La Cour suprême israélienne a décidé que les Juifs et les participants à la marche ne pourraient pas accéder au Mont du temple. Considéré comme l’ancien emplacement du temple de Jérusalem, il est le lieu le plus sacré du judaïsme, et le troisième lieu saint de l’Islam. D’ordinaire, les non-musulmans peuvent accéder au site, mais non y prier, et les Juifs peuvent s’y rendre durant certaines heures, sous étroite surveillance. Certains considèrent que le lieu devrait être rendu aux Juifs. La fin du Ramadan est un moment où le site est particulièrement investi par les croyants. C’est pourquoi les non-musulmans ne peuvent normalement pas y accéder durant cette période. Autrement dit, la marche de la journée de Jérusalem ne pouvait pas parvenir jusqu’au Mont du temple. Cela avait déjà été le cas en 1988 ; cette année-là aussi, la journée de Jérusalem et la fin du Ramadan avaient lieu au même moment.
Des contestations ont éclaté, notamment chez l’organisation des étudiants pour le Mont du temple. Il serait impossible pour eux de « rester passifs face à la discrimination subie par les Juifs concernant leur site sacré, et surtout pas le jour de la célébration de la libération de ce site ». Environ cent-vingt Juifs ont tout de même pénétré dans les lieux, ce qui a conduit à des heurts. En outre, le défilé est passé à travers des quartiers musulmans, qui vivaient alors au rythme du Ramadan. Le porte-parole du Hamas et un ministre jordanien ont condamné cette négligence vis-à-vis des personnes en prière. Le Hamas a même parlé de négation des droits des communautés religieuses non-juives par Israël.
Cette année, la fin du Ramadan aura été particulièrement mouvementée pour des raisons de calendrier. Les dates, choisies ou simple fruit du hasard, ont permis de mettre en lumière certaines problématiques auxquelles font face les Palestiniens. Aux yeux de certains, elles ont illustré la difficulté que peuvent avoir les habitants de Cisjordanie à vivre leur foi, pour d’autres, elles ont témoigné de la recherche d’alliés des gouvernements palestiniens. Si l’on peut nuancer ces hypothèses, il demeure néanmoins une certitude : dans le conflit israélo-palestinien, religion et politique se confondent souvent.
Photo : Vieille ville de Jérusalem, quartier musulman, marché du coton décoré pendant le ramadan by Victor Grigas. Wikicommons CC BY-SA 3.0