« Les élections en Israël sont devenues une guerre religieuse. » C’est ainsi que le journal Haaretz a sous-titré l’un de ses articles d’analyse, publié le 6 septembre 2019, soit quelques jours avant les élections des membres de la Knesset (Assemblée israélienne). « ‘Leftist’ out, ‘anti-Semite’ in : How Israel’s election became a religious war » se penche sur le clivage profond qui existe dans la société israélienne, entre tenants d’un judaïsme ultra-orthodoxe devant rejaillir dans la politique du pays, et ceux qui, au contraire, désirent un pays plus laïque.
A quelques jours du vote du 17 septembre, cette tension semble amplifiée, en particulier lorsque l’on connaît l’explication de la tenue de cette élection. En effet, les députés de la Knesset avaient été élus une première fois, au printemps dernier. C’est l’impossibilité pour le premier ministre B. Netanyahu de former une coalition qui a mené à la dissolution de l’assemblée, ce qui a donc reconduit des élections. Sur le papier, rien que des aléas politiques. Dans les faits, on se rend vite compte que l’échec du premier ministre a été dû, en grande partie au moins, à un désaccord avec le parti Yisrael Beytenu. Ce parti soutient, justement, l’idée d’un Israël laïque et juge que le Likoud (parti de B. Netanyahu) accorde une place trop importante à la religion dans sa politique. « Nous soutenons, nous désirons un Etat juif, mais nous nous opposons et nous n’accepterons pas la coercition religieuse » a déclaré son chef A. Liberman au Times of Israel en mai dernier. « Il y a actuellement une tentative visant à rapprocher ce pays d’un Etat halakhique (basé sur le respect strict de la loi juive). Nous nous y opposerons ». Le parti est finalement demeuré dans l’opposition, et la Knesset a été dissoute.
Les élections de cette année sont donc marquées par cette opposition entre laïcs et adeptes d’un Etat juif religieux – plus encore peut-être que par l’opposition concernant la Palestine et les droits des populations arabes. Les articles publiés à l’aube des élections sur la place de l’électorat ultra-orthodoxe témoignent de l’importance capitale de la question en Israël. En outre, ils mènent à s’interroger sur la véritable nature de l’Etat hébreu et du judaïsme.
Les ultra-orthodoxes en Israël : un groupe pas si minoritaire
Les juifs ultra-orthodoxes (Haredim) sont certes une minorité en Israël, mais il s’agit d’une population qui augmente rapidement. Selon le Israel democracy institute, les haredim représentaient, en 2015, 11 % de la population en Israël. Pratiquant la religion juive de façon stricte et littérale, les juifs ultra-orthodoxes ont des enfants, en plus grand nombre que leurs compatriotes. En effet, leur population augmente d’environ 4 % par an (4 naissances pour 100 femmes), alors que pour les autres juifs israéliens, cette augmentation annuelle se limite à 1 % (2,1 naissances pour 100 femmes). D’après les chiffres, une majeure partie de la population des haredim est jeune ; avec un taux de fécondité approchant les sept enfants par femme. On comprend que cette population est appelée à représenter bientôt une part non-négligeable de la population israélienne. On estime ainsi qu’en 2059, plus d’un quart des israéliens sera haredi. En bref, il s’agit d’une population qui intéresse aussi bien les démographes que les politiciens, tant son augmentation est un enjeu brûlant.
A cela s’ajoute bien sûr la façon de vivre et de participer à la société particulière des juifs ultra-orthodoxes. S’il peut être difficile de faire une nette distinction entre différentes nuances d’une même religion, les ultra-orthodoxes restent assez facilement reconnaissables en Israël, tant leurs pratiques diffèrent de celles des autres juifs. L’Etat hébreu, ayant mis en place des programmes pour aider cette population, a établi une liste de critères, permettant de définir si un groupe est haredi ou non. Parmi eux, certains éléments se dégagent, comme un système d’éducation particulier, des zones d’habitation homogènes, ou encore l’exemption du service militaire – normalement obligatoire pour tous les jeunes israéliens. La population se démarque donc dans son mode de vie. Bien que certains changements soient décelables, et il convient de nuancer ces chiffres, il n’en demeure pas moins qu’il existe dans les chiffres un fossé entre les haredim et les autres israéliens. A titre d’exemple, seuls 28 % des ultra-orthodoxes utilisaient internet en 2016/2017 (contre 88 % des israéliens). Sur la même période, 45 % des familles haredim vivaient dans une situation de pauvreté, contre 11 % des autres familles juives israéliennes. Toutefois, les ultra-orthodoxes restent très éduqués, ce qui fait de leur situation de pauvreté une situation particulière. Il s’agit donc d’une population avec une vision bien particulière et un mode de vie qui se distingue – une population qui a priori constitue un électorat assez particulier. « A la différence d’autres pays, où les populations pauvres ont tendance à voter pour des partis de gauche, qui promeuvent des actions d’assistance sociale, les haredim israéliens soutiennent en grande majorité les partis de droite, et les partis haredim qu’ils élisent donnent de façon permanente leur soutien au premier ministre Benjamin Netanyahu et au Likoud » énonce Foreign policy. L’article poursuit en expliquant la peur des haredim de la sécularisation d’Israël et donne les raisons de leur adhésion à la droite nationaliste israélienne. Une population qu’il peut être, pour un politicien, important de séduire.
A l’inverse, de nombreuses critiques émanent à l’encontre du mode de vie des haredim – ou plutôt, de la façon dont l’Etat semble l’accepter, en leur permettant par exemple de ne pas effectuer leur service militaire. « Les ultra-orthodoxes ne travaillent pas, ne font pas l’armée, reçoivent les allocations familiales et toutes sortes de réduction dans les transports, pour les taxes municipales et l’éducation, pendant que les autres Israéliens, et notamment les Russes, travaillent comme des fous, payent leurs impôts et envoient leurs enfants dans les unités combattantes » proteste ainsi Nadejda Yermononok, retraitée, auprès du Times of Israel. Mais dans la plupart des cas, il s’agit plus, à l’opposé de la peur de la sécularisation, une crainte de voir les principes des haredim s’étendre à toute la société. Ces remarques cacheraient en fait la peur de voir l’Etat hébreu devenir une sorte de théocratie. A. Liberman et son parti ont d’ailleurs fait de la lutte contre un Etat religieux leur cheval de bataille. « Plus d’un tiers des nouveaux électeurs de Liberman se disent opposés à un Etat régi par la Halakha (loi religieuse juive) et sont contre les diktats des ultra-orthodoxes, qui ont joué un rôle clé par le passé dans les coalitions de droite », expose Mano Geva au Times of Israel. Les partisans de M. Liberman « ne sont pas contre les ultra-orthodoxes, (…) ils en ont plutôt contre le diktat d’un Etat religieux ». La question des haredim a fait beaucoup de bruit dans la campagne de cette année ; pour autant, certaines remarques ont semblé injustifiées, et l’on est en droit de se demander si ce malaise autour de la question des haredim ne dissimule pas une tension plus sourde au sein de la société israélienne.
Une communauté au cœur des tactiques électorales
Entre tentatives pour séduire les ultra-orthodoxes (comme les vidéos mentionnées dans l’article de Haaretz), les marques d’opposition à leurs valeurs, et les attaques envers ce mode de vie, la problématique épineuse décrite plus haut se trouve au cœur des débats et manœuvres politiques. Au point que, pour certains, cette focalisation éclipserait d’autres thématiques tout aussi importantes, voire mettrait en danger le processus d’élections démocratiques. Les attaques jugées caricaturales de certains défendeurs d’un état laïque ont pu blesser certains de ces haredim. Parmi eux, certains sont tentés de voter de façon communautariste après avoir vu de quelles représentations les ultra-orthodoxes étaient affublés. « Après les attaques contre la communauté dont je viens, et les affreuses généralisations faites par Lapid et Liberman pendant cette campagne – attaques ignorant les dizaines de milliers de haredim qui travaillent, payent leurs impôts, et servent le pays – je vais voter pour Judaïsme unifié de la Torah [coalition ultra-orthodoxe], et beaucoup de mes collègues et amis prévoient de faire de même » annonce l’un d’eux au Jerusalem Post. L’article continue en mettant en lumière les travers de la « rhétorique anti-haredim », qui s’appuie sur des généralisations (souvent fausses), et incite à adopter une vision très noire de ces juifs, alors que ceux-ci s’intègrent de plus en plus.
Ces attaques envers une partie de la population ont de quoi choquer, et de faire s’interroger sur la teneur véritable des personnes à leur origine. En outre, attirer l’attention sur la question ultra-orthodoxe permet de faire oublier certaines autres grandes questions qui devraient pourtant être au cœur des débats politiques – à commencer par le conflit avec la Palestine. « Ils [les leaders des partis « anti-religieux »] se battent pour les votes de, mettons, 5 ou 10 % de laïcs israéliens enragés, qui vivent dans la crainte de la « religionisation » ou détestent la religion plus qu’ils ne soucient de l’occupation des Palestiniens » dénonce un article du Jerusalem Post. « Je suis convaincu qu’une écrasante majorité des Israéliens est rendue profondément mal-à-l’aise par cette fomentation anti-religieuse. Les désaccords à propos des questions de foi et de politique peuvent être résolus raisonnablement, dans les limites de notre tradition et de notre libéralisme. » La façon dont les ultra-orthodoxes ont été présentés dans les argumentaires politiques a donc, selon certains, été à l’encontre-même des principes du pays. Quant aux sujets absents des débats, ces derniers leur ont permis de resurgir : avec les déclarations de B. Netanyahu concernant l’annexion de la Cisjordanie, le projet de loi sur les caméras dans les bureaux de votes (perçue comme une insinuation à l’encontre des votants arabes), on comprend que le clivage religieux/laïque, s’il s’est trouvé au cœur des débats et constitue effectivement un débat important, est loin d’être l’enjeu unique de ces élections. Si les haredim peuvent, comme nous l’avons vu, soulever certaines questions, l’empressement qu’il y a eu à en faire un point central dans le débat politique cache, aux dires de certains, quelque chose.
La « guerre religieuse » : une interrogation profonde sur le judaïsme et l’identité de l’Etat hébreu
Si le débat s’est autant cristallisé autour de la question, c’est sans doute parce que cette dernière soulève des interrogations plus profondes, touchant directement à l’identité d’Israël. Se revendiquant à la fois démocratie et Etat juif, l’Etat hébreu connaît des questionnements identitaires complexes sur l’identité de sa population et sur le judaïsme. « Les Occidentaux pensent souvent que l’appartenance nationale et l’appartenance religieuse sont deux aspects bien distincts d’une même identité. Un individu peut être un catholique américain, ou un Néerlandais protestant. Il y a des Américains juifs et des Français musulmans. En Israël, nation et religion sont à la fois séparées et combinées dans la figure du Juif. C’est pourquoi Israël doit conserver une population juive. » explique Joyce Dalsheim. C’est cette volonté de conserver une population juive qui fait que de nombreux israéliens juifs ne se reconnaissent pas dans certaines lois du pays, ce qui engendre des conflits d’identité. « Certaines personnes ne sont pas considérées comme assez juives et sont poussées à la conversion à l’âge adulte par le rabbinat officiel de l’Etat. D’autres, comme les ultra-orthodoxes, sont considérés comme trop juifs, et on leur demande de moins étudier la Torah et de servir dans l’armée. » Alors qu’Israël semble devenir de plus en plus un Etat religieux, la question est brûlante : qu’est-ce qu’être religieux ? Qu’est-ce que le judaïsme ?
« Qu’est-ce qu’un mauvais juif ? » s’interroge Piotr Smolar, correspondant du Monde. En insistant sur la multiplicité des identités juives (« un dégradé infini et subtil »), il s’interroge sur la rupture d’Israël avec, ironiquement, les populations juives. « Nous assistons à un bouleversement majeur : l’Etat juif met de nombreux juifs d’ailleurs dans tous leurs états, en raison de son durcissement identitaire (…). Lors de l’attaque antisémite contre la congrégation Tree of Life à Pittsburgh, fin octobre 2018, le grand rabbin ashkénaze David Lau a refusé d’employer le terme même de « synagogue », lui préférant l’expression ‘lieu avec un caractère profondément juif’. Onze juifs avaient été massacrés pendant Shabbat par un extrémiste blanc américain. Mais le grand rabbin n’oubliait pas de rappeler le ‘profond désaccord idéologique’ qui le séparait des victimes. » Distanciation entre juifs d’Israël et juifs de la diaspora ; distance aussi entre les juifs vivant en Israël, ne partageant pas nécessairement les mêmes vues. A travers la question initiale sur le « mauvais juif », l’auteur s’interroge sur le lien, et la volonté commune pouvant exister entre différents coreligionnaires – ils sont selon lui difficiles à trouver. « Le prisme sécuritaire recouvre tout. Il est confortable. Il permet de penser exclusivement en termes de menaces et d’ennemis, sans se questionner. » La question épineuse de l’identité aurait été oubliée, mise (sciemment ou non) de côté, dans l’ombre du conflit avec la Palestine et de la question arabe.
Les débats sur les haredim semblent annoncer le retour de l’identité comme souci majeur en Israël. Qui est juif, qui ne l’est pas, qui fait partie de la population israélienne, quelle place doit avoir la religion : autant d’incertitudes auxquelles l’Etat devra sans doute faire face, à une heure où sa société connaît des remous. Les haredim, jugés « trop juifs » ou pas assez israéliens, représentent assez bien cette agitation autour de l’identité juive, qui resurgit pour devenir l’un des points centraux d’une élection.
Peut-être que cette identité, érigée en Graal d’une nation, est une illusion, et qu’il vaudrait mieux pouvoir composer avec une population diverse (« La démocratie, les contre-pouvoirs, les valeurs libérales, l’idée de métissage et d’ouverture : on perçoit moins leur valeur et le privilège qui nous est offert d’en jouir. » pour citer encore Piotr Smolar). Dans les deux cas, il s’agit d’un sujet dont la société israélienne doit s’emparer, pour éviter le double écueil d’une société trop fragmentée, ou d’une société nationaliste trop uniforme. Le cas des haredim, et les visions contrastées de ces derniers qui ont émaillé les médias, semble symboliser cette crise de l’identité, dans un pays jeune qui a parfois du mal à se trouver.
Image : Rue mea shearim by W. Robrecht, Creative Commons CC BY-SA 3.0.