Le compte à rebours est lancé : d’ici quelques jours, les chrétiens du monde entier célèbreront la naissance de Jésus Christ. En Terre Sainte, la fête de Noël prend une dimension toute particulière : la ville de Bethléem en Palestine, reconnue comme le lieu de naissance du Christ, a revêtu décorations et airs de fête depuis plusieurs semaines – et la plupart des hôtels affichent complet pour la soirée du 24 décembre. Bien que les festivités restent bien trop souvent dépendantes des remous politiques de la région, on s’accorde en général pour dire qu’il s’agit d’un événement majeur – constituant même une manne économique certaine pour la ville de Bethléem.
Cependant, il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir se rendre dans ce lieu saint – et pourtant, ceux qui se voient refuser l’accès habitent parfois tout près. A quelques dizaines de kilomètres des territoires Palestiniens, la bande de Gaza, tristement connue, n’enverra pas de chrétiens célébrer Noël cette année. « « Nous sommes tous pris au piège » : Israël interdit aux chrétiens de Gaza de visiter les lieux saints » a titré le Middle East Eye. L’État israélien, qui contrôle les entrées et sorties de la bande de Gaza, et dont la plupart des Palestiniens dépendent pour leurs déplacements, a annoncé que, cette année, les habitants de Gaza ne pourraient pas obtenir de permis pour se rendre en Israël ou en Palestine. « Les pèlerins chrétiens viennent des quatre coins du monde à la basilique de la Nativité, alors que les Palestiniens éprouvent les plus grandes peines pour obtenir le droit de voyager, de pratiquer leur culte et de rendre visite à leur famille », explique Haneen Elias al-Jilda, une habitante de Gaza interviewée dans l’article.
Les chrétiens sont une minorité en Terre Sainte, que ce soit en Israël ou en Palestine, et sont assez peu mentionnés dans les débats. Les récents événements nous donnent l’occasion de nous intéresser à cette communauté.
Les chrétiens de Palestine, une minorité souvent absente des débats
D’une façon générale, les chrétiens sont assez peu mentionnés quand les sujets d’Israël et du conflit israélo-arabe sont abordés. Le conflit entre Israël, certains pays arabes, et la Palestine est bien trop souvent caricaturé en un conflit entre juifs et musulmans. Bien sûr, les religions jouent un rôle non négligeable dans la politique et les relations entre communautés de ce pays, et permettent d’en éclairer certains aspects. Le judaïsme et l’Islam sont logiquement les religions les plus représentées en Israël : environ 74% de la population d’Israël est juive, 21% en est musulmane. En Palestine, 85% des habitants s’identifient comme musulmans pratiquants (près de 99% à Gaza). Il est donc compréhensible que ces deux religions soient celles qui reviennent le plus lorsque l’un des deux États est mentionné. Cependant, des minorités vivent aussi sur ces territoires : Druzes, Bahaïs et bien d’autres, ainsi qu’un certain nombre de chrétiens (environ 2% en Israël, et 6% en Palestine). Une minorité, certes, mais qu’on pourrait penser relativement importante : de nombreux sites sacrés du christianisme se trouvent en Israël et en Palestine ; de nombreux pèlerins chrétiens visitent les lieux chaque année ; il y a des liens nombreux entre les communautés chrétiennes d’Israël et de Palestine et des communautés étrangères. De quoi croire que la situation des chrétiens est observée de près.
Il semblerait en fait que cette population soit souvent oubliée. Il y a quelques jours, le site Arab news a publié un article très critique dans lequel la situation des pèlerins venus de l’étranger et celle des chrétiens arabes vivant sur place étaient comparées. Si le ton très dur de l’article envers l’État israélien peut être nuancé, la plupart des observations concernant l’oubli dont sont victimes les chrétiens arabes en question sont pertinentes, et soulèvent des questions intéressantes. « Alors que les chrétiens occidentaux entonnent des hymnes à propos de la naissance du Christianisme il y a 2000 ans et honorent Jérusalem et Bethléem comme les sources de leur foi, les Chrétiens arabes sont en fait en train d’essayer de survivre dans ces villes, toutes les deux sous une pression intense pour protéger leurs profondes racines chrétiennes. » L’article montre ensuite qu’ au Moyen-Orient en général, le nombre de chrétiens est en train de diminuer, et que, contrairement à une idée répandue, leur situation n’est pas forcément meilleure dans les territoires sous contrôle d’Israël : si les chrétiens n’y sont pas persécutés comme dans d’autres pays, les discriminations dont ils sont victimes n’aident pas leur religion à survivre.
La situation à Gaza est encore particulière. Officiellement, le petit territoire n’est plus sous contrôle israélien. Dans les faits, il s’agit d’une bande de terre totalement fermée, très surveillée par l’armée israélienne, et les sorties et entrées sont acceptées (ou refusées) par Israël. La vie à l’intérieur de la bande de Gaza est difficile, et le Hamas qui détient le pouvoir est souvent critiqué pour corruption. Les chrétiens y représentent moins de 0,5% de la population. Là encore, si ce petit territoire fait parler de lui, étant qualifié de « prison à ciel ouvert » par certains activistes très critiques envers Israël, ces chrétiens sont la plupart du temps rendus invisibles. Il y a quelques années, un projet avait été lancé, notamment par des organisations chrétiennes, afin d’en savoir plus, et d’obtenir des données exactes sur ces « croyants oubliés ». Quand ces chrétiens sont mentionnés, leur souffrance est expliquée par deux facteurs : la situation de blocus dont souffre Gaza, mais aussi la pression du Hamas.
Une communauté subissant une double peine ?
Si Israël invoque des raisons sécuritaires pour justifier le fait que les chrétiens de Gaza soient empêchés de voyager en Israël et en Cisjordanie, de nombreuses voix se sont élevées contre cette décision jugée « discriminatoire ». Nathalie Goulet, une sénatrice française, a notamment interpelé à ce sujet l’ambassadeur d’Israël en France, Mme. Aliza Bin Noun, dans un tweet. De leurs côtés, des représentants chrétiens en Israël et en Palestine sont eux aussi indignés : l’inégalité criante entre les pèlerins étrangers, libres de se rendre sur les lieux saints chrétiens, et les chrétiens de Gaza a été un argument particulièrement mis en avant. Le site Vatican News a lui aussi critiqué une « politique de restriction toujours plus prégnante à l’encontre de la bande de Gaza », et soutenu que « la possibilité de venir prier à Bethléem relevait bien d’un droit et non d’un quelconque privilège. » L’article conclut sur la diminution drastique du nombre de chrétiens à Gaza, en citant les conditions de vie du territoire comme l’une des raisons de cette diminution massive : « Face à des conditions de vie précaires et au manque évident de perspectives, l’émigration reste une tentation inexorable. » Le contexte de Gaza, en partie dû à la politique israélienne, ainsi que les décisions arbitraires de sécurité sont un véritable problème pour les communautés chrétiennes de la bande de Gaza.
Toutefois, les communautés chrétiennes de Palestine (que ce soit en Cisjordanie ou à Gaza) souffriraient aussi à cause de la politique et de la société palestiniennes elles-mêmes. Ainsi, l’association Portes ouvertes, qui effectue une veille sur la situation des chrétiens dans le monde, explique : « Les habitants souffrent de la guerre fratricide que se livrent le Hamas et le Fatah d’une part et des violences qui éclatent régulièrement avec Israël d’autre part. (…) Ce sont les chrétiens d’arrière-plan musulman qui sont les plus persécutés, notamment par leur famille et la société. Ils ont en outre du mal à faire partie des communautés chrétiennes existantes. » Les chrétiens de Palestine souffriraient donc aussi à cause de leur statut de minorité, parfois mal acceptée par certains croyants de l’Islam majoritaire. A Gaza, le Hamas, parti au pouvoir, est considéré comme une organisation islamiste radicale, qui menacerait donc les minorités religieuses de Gaza – dont les chrétiens. Un récent article d’Ashley Muse, publié sur le site Providence, démontre par des interviews et enquêtes de terrains que la situation des chrétiens palestiniens est loin d’être idyllique, et plus encore à Gaza : « Toute personne soutenant la souveraineté palestinienne devrait aussi plaider pour les valeurs que le futur État palestinien devrait adopter. La liberté de culte – pas seulement inscrite dans la loi mais aussi pratiquée culturellement – devrait se trouver dans n’importe quel programme soutenant une Palestine future. (…) Nous devrions craindre pour l’avenir de nos frères et sœurs palestiniens plus que pour leur présent. » Si ce propos peut être pris avec des pincettes, il n’en demeure pas moins que les chrétiens de Gaza subissent un sort encore plus douloureux que leurs coreligionnaires vivant en Israël ou en Cisjordanie – sort dû aussi bien à la politique israélienne qu’à des facteurs internes à la Palestine.
Cette situation difficile explique l’exode des chrétiens vers d’autres pays, et donc la diminution de leur nombre. « Pour Noël dernier, 22 chrétiens ayant reçu des autorisations ne sont pas revenus. Pour Pâques, seulement ceux qui avaient plus de 55 ans ont pu obtenir des permis. « C’est notre chance de fuir Gaza », explique une mère de famille chrétienne à l’Independent. Parmi les raisons de fuir, les escalades de violence courantes entre Israël et le Hamas, mais aussi le taux de chômage extrêmement élevé, qui touche 70% des jeunes : « Bien qu’il n’y ait pas de statistiques officielles, les chrétiens admettent qu’ils trouvent souvent plus difficile d’obtenir du travail, simplement parce qu’ils ne font pas partie de la structure de pouvoir menée par le Hamas, ou des familles musulmanes puissantes de Gaza. » poursuit l’article. La liberté religieuse a aussi été restreinte : « Avant que le Hamas ne prenne le pouvoir en 2007, les chrétiens de Gaza pouvaient ériger un sapin de Noël dans les squares publics, et célébrer ouvertement Noël, comme les chrétiens de Cisjordanie le font. A présent, bien que chrétiens et musulmans vivent en harmonie relative, les chrétiens sont interdits de célébrer en public et doivent garder leurs festivités derrière des portes fermées. » Une sorte de double-peine, donc, qui semble faire apparaître les chrétiens de Gaza comme une minorité particulièrement discriminée.
Une entente islamo-chrétienne qui reste forte
Néanmoins, il serait faux de dresser un tableau absolument pessimiste de la situation des chrétiens. La plupart des chrétiens interviewés pour des articles expliquent qu’ils partagent le même sort que les Palestiniens musulmans, voire, dans certains cas, qu’ils aiment le territoire sur lequel ils vivent. Haneen, dans l’article du Middle-East Eye, déclare ainsi : « J’aime Gaza et je ne pense jamais à émigrer ou à m’installer autre part, que ce soit en Cisjordanie ou ailleurs. C’est ici qu’il y a ma famille et mes amis ».
Elle ajoute ensuite que les Palestiniens sont tous victimes de discriminations de la part d’Israël, sans qu’il y ait de différence entre les musulmans et les chrétiens. Kamel Ayyad, un autre habitant de Gaza cité dans le même article, « souligne qu’Israël viole également les droits de la population musulmane de Gaza en l’empêchant d’accéder à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem-Est annexée, en violation flagrante des conventions internationales garantissant la liberté de culte. » Le sentiment général est, comme l’indique le titre de l’article, un désespoir et une frustration partagés : « Nous sommes tous pris au piège. »
Cette idée de coexistence entre chrétiens et musulmans est présente dans la lutte pour la cause palestinienne. Il y a deux ans, le site Chronique de Palestine a publié un article présentant les chrétiens et les musulmans de Palestine comme « unis dans la défense d’Al-Aqsa » (lieu de prière musulman situé sur l’esplanade des mosquées dans la vieille ville de Jérusalem, sujet de tensions fréquentes entre Israël et les Palestiniens). Hanna Issa, un historien palestinien et chrétien, explique dans cet article : « Israël veut présenter le conflit comme un conflit entre le judaïsme et l’islam. Nous, en tant que chrétiens, refusons cela. (…) Nous sommes tous des croyants. Il n’y a pas de discrimination. Nous partageons le même sentiment d’appartenance. ». Cette inscription des chrétiens dans la lutte nationale palestinienne est réelle ; soulignée, sans doute, par des considérations politiques, par l’envie de montrer le peuple palestinien comme uni et plus légitime. Les chrétiens restent cependant une composante de la société palestinienne. Les difficultés qu’ils rencontrent à des degrés divers, qu’elles soient accrues par leur statut de minorité ou similaires à celles des Palestiniens musulmans, méritent notre attention, et leur étude est essentielle pour mieux comprendre cette complexe partie du monde.
Image : Décorations de Noël près de la Nouvelle Porte, vieille ville de Jérusalem – image personnelle, décembre 2019.