Fin octobre dernier, la Chambre des Représentants au congrès américain a voté en faveur d’une résolution reconnaissant le “génocide” arménien. Depuis, les déclarations et actions symboliques se succèdent en Turquie, en Arménie, aux Etats-Unis, et au-delà. Dans l’article proposé, l’Orient Le Jour revient sur ce vote inédit par sa portée symbolique, les enjeux autour de la mémoire en Turquie et les relations turco-américaines.
Un vote, des réactions opposées
Le consensus au sein de la Chambre des Représentants américaine s’est traduit par 405 voix sur 435 en faveur de la résolution. La réaction d’Ankara ne s’est pas fait attendre par la voix de son président Recep Tayyib Erdogan qui perçoit l’initiative comme une « insulte » à la nation turque. La colère de la diplomatie turque vis-à-vis de Washington concernant divers dossiers au Moyen-Orient se trouve ainsi amplifiée par la reconnaissance américaine. Néanmoins, il est à rappeler que le texte voté n’est pas contraignant pour le locataire de la Maison Blanche.
De son côté, le gouvernement arménien s’est félicité d’un vote « historique » par sa portée et sa reconnaissance du drame datant de la Première Guerre mondiale. Dans le même temps, des manifestations et célébrations ont pris place dans les rues d’Erevan, capitale du pays. Ce pas décisif n’est pas le fruit du hasard et représente plusieurs décennies de lobbying de la diplomatie et diaspora arméniennes dans le monde et en particulier à Washington. Par cette étape symbolique, les Arméniens espèrent pousser la Turquie vers une reconnaissance du « génocide » de 1915 qui a « fait entre 1,2 à 1,5 million de morts », une perspective éloignée par la persistance de deux visions antagonistes du drame arménien.
Le drame arménien : deux visions de l’Histoire
La question du « génocide » arménien est reconnue par une trentaine de pays à l’échelle internationale et demeure un sujet de discorde entre historiens.
L’historiographie turque reconnait la mort d’Arméniens mais la qualification de « génocide » divise la communauté des historiens en Turquie et au-delà. D’une part, la politique turque est empreinte de nationalisme et depuis la fondation de la République turque en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, Ankara refuse de qualifier ce fait historique comme un « génocide ». Une partie des historiens turcs s’attache à rappeler le contexte de guerre civile et la nécessité pour le pouvoir central d’assurer la sécurité du pays face à la « trahison » des comités révolutionnaires arméniens. Pour ces historiens, cela expliquerait notamment les campagnes de déportation sans pour autant prouver le caractère planifié d’un massacre de masse.
D’autre part, une partie des historiens tendent à reconnaitre le caractère « génocidaire » de la mort des Arméniens de 1915, comme Hamit Bozarslan. Selon ce dernier, la Turquie gagnerait à se réconcilier avec son passé et apaiserait la scène nationale et régionale par la reconnaissance du « génocide » arménien. Les travaux de recherche sur le sujet ont servi ces dernières années à appuyer le processus de reconnaissance de la France du drame arménien, par sa reconnaissance de 2001 et la commémoration officielle intervenue pour la première fois en 2019.
Relations turco-américaines : des tensions aux représailles
La résolution de la Chambre des Représentants américaine alimente les tensions existantes entre Ankara et Washington. Ces dernières années, les sujets de discorde ne manquent pas entre les deux capitales : dossier syrien, achat turc de missiles russes, exil de Fethullah Gülen aux Etats Unis notamment. Sur fond de reconnaissance du « génocide » arménien, la diplomatie turque a convoqué l’ambassadeur américain et rappelé que ce vote « met en péril » les relations turco-américaines. L’ensemble des sujets de désaccord a même poussé Ankara à mettre sur la table la possibilité de fermer les bases militaires de Kürecik et Incirlik, deux points stratégiques pour les opérations américaines au Moyen-Orient.
Néanmoins, les discours de condamnation et de menaces ne doivent pas masquer une coopération persistante entre deux alliés dans le cadre de l’OTAN. En effet, les deux gouvernements prennent le soin de ménager une relation stratégique pour les deux pays. Récemment, la Maison Blanche a déclaré ne pas utiliser la qualification de « génocide » bien que reconnaissant des massacres lors de la Première Guerre mondiale. Ces déclarations visent à apaiser la colère d’Ankara et s’attirer ses faveurs sur les dossiers régionaux mettant en jeu les intérêts américains.
En Turquie et au-delà, la question de la reconnaissance du « génocide » arménien demeure un sujet de discorde entre historiens et diplomates. Une chose est certaine, le vote américain est un pas décisif dans la pression internationale pour amener la Turquie à une reconnaissance du terme « génocide ».
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