La Croix a invité dans son Hebdomadaire du Samedi 25 janvier l’historien Jan Tomasz Gross. Spécialiste des relations judéo-polonaises, il contribue à bousculer le « récit hagiographique » construit par le gouvernement polonais après la seconde guerre mondiale. Dans son livre Les Voisins, publié en 2000, il démontre en effet la participation active de certains pans de la population polonaise dans l’Holocauste. L’ouvrage marque le début d’une prise de conscience. Celle-ci est cependant difficilement acceptée par les autorités polonaises, dans un contexte de recrudescence de l’antisémitisme.
Dans cet article, Jan Tomasz Gross revient sur la période d’après-guerre, et notamment sur la construction d’un roman national polonais par le gouvernement après 1945. Les Polonais sont ainsi dépeints comme des « héros de la Résistance […] et des victimes du nazisme et du communisme ». Le but de l’auteur est ici de rétablir la vérité des faits concernant ce passage de l’histoire. Si Jan Gross met en garde contre une remontée de « l’antisémitisme de société », le désir de faire la lumière sur cette période est toutefois grandissant dans la population. Nous commencerons par étudier les racines, puis les expressions et les réactions de cet antisémitisme polonais.
« Jude Raus » (trad. juifs dehors), croix gammée, mémorial tagué, réflexions haineuses sur Internet… Autant de manifestations concrètes de l’antisémitisme actuel d’une partie de la population polonaise. Pourtant, ce pays a été très durement touché par la Shoah. Si les juifs polonais représentaient 10 % de la population polonaise au début de la Seconde Guerre mondiale, 90% d’entre eux ont péri dans l’Holocauste.
Malgré ces faits incontestables, la société polonaise est divisée sur la mémoire du génocide. « Il y a deux Polognes : une antisémite et une autre qui combat l’antisémitisme » résume Monika Krajewski, femme de l’un des cofondateurs et co-président du Conseil des Chrétiens et des juifs de Pologne. Tout d’abord, il y a la Pologne antisémite, nationaliste, souvent affiliée à des partis d’extrême droite et qui cherche à prolonger l’emprise du roman national sur les mémoires. En floutant ainsi la vérité historique, elle se place uniquement au rang de héros ou de victime. Cette dynamique est facilitée par le fait que la Pologne n’a pas encore éclairci le rôle de sa population dans ces actes. La collaboration des Polonais n’a jamais été enseignée, ni jugée. Cette question non résolue fait resurgir de nombreux conflits sous-jacents, tant avec la communauté juive polonaise (qui ne représente plus que 0,1% de la population) qu’avec la communauté internationale, notamment la Russie ou les États-Unis et leur allié, Israël. A l’autre bout du spectre, il y a une deuxième Pologne désireuse de faire la lumière sur son histoire, de faciliter la parole et l’expression des mémoires juives et de combattre l’antisémitisme.
Cet antisémitisme est issu de traditions et de faits historiques importants difficiles à reconnaître, qui ont encore un impact aujourd’hui notamment au niveau politique, instaurant un climat trouble pour la communauté juive.
Une histoire complexe et controversée
Lorsque les Nazis ont envahi la Pologne le 2 septembre 1939 et ont commencé à exterminer masse la communauté juive du pays, la plus importante d’Europe, ils ont trouvé « un terroir favorable » d’après le sociologue Georges Mink. En effet, l’entre-deux-guerres en Pologne a vu grandir un antisémitisme important dans la population polonaise, pétrie de discours antisémites, dû à l’influence croissante de courants politiques extrémistes. Ainsi, à plusieurs reprises, les Nazis ont été aidés dans leurs actions en Pologne par des locaux. Le massacre de Jedwabne est un exemple fort : 1600 juifs polonais ont été tués, pendus, lapidés, brûlés par des Polonais, sous le regard d’officiers nazis. De nombreuses dénonciations de juifs par des Polonais ont aussi été enregistrées. La collaboration polonaise n’est donc pas un mythe.
Les historiens s’accordent à dire que cette participation s’observait à l’échelle individuelle, faisant de la Pologne le seul pays envahi dans lequel la collaboration n’ait pas été institutionnalisée et étatisée, comme cela a été le cas en France par exemple. Afin de sauvegarder l’unité nationale et l’État polonais, le gouvernement a construit un roman national d’après-guerre en occultant ses crimes individuelles. C’est une vérité qui dérange comme l’explique Jan Gross dans son livre Les Voisins. En revenant sur le massacre de Jewanbe, il explique que « l’implication à grande échelle d’une population dans un meurtre met à mal le récit national polonais sur la Seconde Guerre Mondiale, conçu comme deux histoires séparées sur l’expérience polonaise et l’expérience juive ». L’auteur met ainsi en lumière la différence de compréhension entre le massacre des juifs et le massacre des Polonais au sein de la population polonaise. Il apparaît ainsi que les juifs polonais ne faisaient pas intrinsèquement partie de la communauté nationale et qu’ainsi, le massacre de ces « trois millions d’habitants de la Pologne, assassinés sur le sol polonais » n’est pas intégré entièrement à l’histoire polonaise. Reconnaître le massacre de Jedwanbe, par exemple, force à admettre que cette participation individuelle pouvait prendre des proportions « massives », avec la participation de tout un village. Cela implique la prise de conscience qu’il s’agissait bien de Polonais juifs tués par d’autres Polonais. Il ne faut pas oublier que les camps d’extermination les plus meurtriers ont été installés sur le territoire polonais, comme Auschwitz ou Treblinka. Ce fait n’est pas neutre et a profondément marqué (et marque encore) le pays. Ces signes concrets du drame de l’Holocauste entretiennent le souvenir de ces événements mais contribuent aussi à des confusions historiques, par l’utilisation de termes comme « camps polonais d’extermination ». Cet héritage pèse sur les Polonais et entretient le désir pour le pays d’être reconnu comme victime plus que comme collaboratrice de l’Allemagne nazie.
L’après-guerre a été une période très complexe et difficile de l’histoire polonaise, qui a des répercussions importantes sur le sentiment actuel de certains Polonais envers la communauté juive. L’article « Anti-Jewish Violence in Poland After Libération », publié par le site du Mémorial de Yad Vashem décrit et analyse le retour difficile, non-désiré et controversé, des juifs polonais après la Seconde Guerre Mondiale. Il explique ainsi que « de un à deux mille juifs ont peut-être été assassinés après la guerre » (Jan Gross avance un chiffre de 1500 personnes tuées) en Europe. L’article explique qu’en Pologne, il y avait d’un côté la peur que les juifs propriétaires qui avaient été déportés viennent réclamer leurs possessions aux Polonais se les étant appropriées, et de l’autre la révolte contre un régime communiste opprimant la population et qui se montrait favorable aux juifs leur donnant des fonctions importantes dans la nouvelle administration. Des violences ont ainsi été commises contre des juifs survivants qui étaient revenus en Pologne, tels que le pogrom de Kielce en juillet 1946 où 42 personnes ont été tuées, d’une manière brutale par l’armée, sous la pression de la population. Les mythes des rituels de meurtres d’enfants chrétiens, selon lesquels les juifs enlevaient et tuaient des enfants chrétiens pour prendre leur sang ont mené à des poursuites judiciaires et des assassinats sommaires (ce fut l’une des causes du pogrom de Kielce). À Londres, en 1943, un représentant de la résistance polonaise expliquait : « Le retour en masse des juifs serait vécu par la population non pas comme une restitution, mais comme une invasion contre laquelle ils se défendraient, fût-ce par des moyens physiques ». L’historien Georges Bensoussan tente d’expliquer ce déversement de haine : « Ainsi, la Shoah ne « vaccine » nullement contre la violence antijuive. Tout au contraire la libère-t-elle et le dernier des apeurés, après Auschwitz, se sent désormais le droit de martyriser « son juif » dès lors que « le juif » a été réifié en victime. »
Le régime communiste a par la suite alimenté les sentiments anti-juifs de la population dans les années 1955 à 1970. Ce retournement de situation est une répercussion directe de la rupture des liens entre Israël et l’URSS en 1968, causée par la victoire d’Israël sur les pays arabes, soutenus par l’Union Soviétique durant la guerre des Six Jours, du 5 juin au 10 juin 1967. Après ces événements, le premier secrétaire du Parti en Pologne, Wladislaw Gomulka somme la « cinquième colonne pro-sioniste » (expression désignant les juifs dans les hauts postes du gouvernement ou des institutions, favorable à l’État d’Israël) de retourner en Israël, de quitter la Pologne. Des manifestations étudiantes sont organisées en mars 1968 suite à la censure d’une pièce de théâtre. Ces manifestations réclament plus de libertés, plus de respect et d’égalité de traitement, quelle que soit la nationalité ou la religion. En plus de ses discours antisémites et antisionistes, Gomulka détourne les manifestations étudiantes en expliquant qu’elles sont menées par des juifs, pour exacerber l’antisémitisme qui monte parmi les membres du Parti et certaines franges de la société. Le gouvernement mène une campagne de répression forte envers les étudiants puis les juifs directement. 13 000 juifs quittent la Pologne définitivement, sans espoir d’y retourner un jour. Les autorités polonaises ont encouragé un nouvel élan d’antisémitisme pour répondre à des considérations géopolitiques. Ces tensions se ressentent aussi sur le plan économique. De nombreuses grèves, menées par le syndicat Solidarnosc, sont menées à travers tout le pays. Le gouvernement accepte finalement des pourparlers avec le syndicat, tant sur le plan économique que religieux. Des élections libres sont tenues et en 1988, la Pologne élit un nouveau gouvernement non-communiste et progresse vers une démocratie plus libérale et pluraliste, et vers une économie plus ouverte. Cela mène, en 1997, à l’adoption d’une nouvelle constitution qui instaure la IIIème République de Pologne.
Un anti-sémitisme grandissant
Ces différents événements sont les racines de l’antisémitisme polonais actuel. Si le parti au pouvoir n’est pas antisémite dans ses discours et représentations, il ne cherche pas pour autant à remettre en cause la construction du roman national polonais de la Seconde Guerre Mondiale, et au contraire l’alimente depuis plusieurs années. Ainsi, en février 2018, est adoptée une loi qui condamne jusqu’à trois ans de prison toute personne qui « attribue à la République de Pologne et à la nation polonaise, publiquement et contrairement à la réalité des faits, la responsabilité ou la co-responsabilité des crimes nazis perpétrés par le IIIème Reich allemand ». Le gouvernement justifie cette loi en expliquant qu’il cherche à endiguer les amalgames entre les « camps d’extermination » et les « camps polonais », et en rappelant qu’il n’y a pas eu de collaboration institutionnalisée de l’État polonais. Les détracteurs de cette loi, parmi lesquels les États-Unis et Israël, expliquent que celle-ci peut entraver l’expression de la mémoire des survivants concernant l’Holocauste, ou le travail d’historiens et de journalistes cherchant à faire éclater la vérité historique. Certains accusent l’État polonais de vouloir écrire un roman national en ne plaçant la Pologne qu’en victime, sans reconnaître les responsabilités individuelles. La loi est finalement amendée face à la pression internationale et la peine de prison est supprimée. Cette loi a tout de même un impact sur la société polonaise car elle « perpétue l’ignorance générale, en empêchant que ces travaux [d’historiens sur l’Histoire de la Shoah en Pologne et sur l’implication des Polonais] fassent partie de l’enseignement dispensé dans les écoles » déplore Jan Gross. Cette loi fut une source de tensions ténue dans les relations de la Pologne avec les États-Unis et Israël. Elle a permis aussi aux opinions antisémites de se manifester plus facilement.
Selon une enquête de la CNN, 15% des Polonais déclarent avoir une attitude défavorable envers les juifs et environ 1 personne sur 10 pense que les juifs ont trop d’influence dans le monde des affaires et de la finance. Cet antisémitisme est porté par le parti d’extrême droite qui « se sent plus libre d’exprimer ses idées depuis l’arrivée au pouvoir des conservateurs catholiques de Droit et Justice (PiS) en 2015 » explique l’AFP dans l’article « Pologne : le virus antisémite reste présent ». Ce parti au pouvoir a en effet besoin de « 9% de voix de l’extrême droite » pour assurer sa place, tout en évitant que celui-ci ne le remplace. Cette expression plus libre de l’extrême droite a pu être notamment observé lors de manifestations de mai 2019, pendant lesquelles les nationalistes ont marché contre la loi américaine « Justice For Uncompensated Survivors Today ». Cette loi exige des pays européens qu’ils exposent au Congrès toutes les mesures prises pour indemniser matériellement les propriétaires dont les biens avaient été saisis par les Nazis. La Pologne est le seul pays à ne pas avoir mis en place de mesures dans ce sens. Les nationalistes s’y opposent et accusent « les juifs américains de vouloir mettre en faillite l’État polonais » selon Jan Tomasz Gross, pour qui cette question des biens pillés « est un énorme problème ».
Si les juifs polonais s’accordent à dire que l’antisémitisme n’est pas tant présent dans leur vie quotidienne, il est « plus agressif sur Internet ». Ce média sert de lieu d’expression des idées antisémites, de manière beaucoup plus virulente que d’autres médias traditionnels. Cela participe de la croissance de l’antisémitisme en Pologne, accélérée par la loi de 2018. Ces actes, réflexions et ce climat de tensions laissent à penser à certains juifs polonais qu’ils ne sont plus les bienvenus en Pologne. Heureusement, cette recrudescence de l’antisémitisme polonais s’accompagne également d’un combat important contre celui-ci.
Endiguer le développement de l’antisémitisme polonais
Que ce soit pendant ou après la Seconde Guerre Mondiale, de nombreux actes de solidarité de la population polonaise envers la communauté juive sont recensés. En effet, Yad Vashem, l’institut international pour la mémoire de la Shoah, a distingué 6620 Polonais comme « Justes Parmi les Nations », et ainsi reconnu l’aide apportée par ceux-ci entre 1939 et 1945. C’est le plus haut chiffre de toute l’Europe. En ravivant la mémoire de ces « héros », on empêche que de tels actes se reproduisent dans le temps.
De plus, le gouvernement polonais commence à reconnaître pas à pas les actes perpétrés pendant la guerre, en partie poussé par certains Polonais et par la Communauté Internationale qui veut que la Pologne éclaircisse certaines périodes son Histoire et ne se cache pas derrière un roman national. Ainsi, en mars 2018, soit 50 ans après les révoltes de mars 1968 et l’exil de 13.000 juifs, le Président polonais a demandé pardon pour « cet acte honteux » aux juifs exilés et à leurs familles. Le 27 juin 2018 est signée par le Premier Ministre de la Pologne, Mateusz Morawiecki et le Premier Ministre de l’État d’Israël, Benyamin Netanyahou une déclaration commune concernant la Shoah et l’implication des Polonais dans celle-ci. Elle reconnait qu’il y a eu des « cas de cruauté contre les juifs perpétrés par les Polonais pendant la Seconde Guerre Mondiale » et que « certains gens […] ont révélé leur pire visage en ce temps-là ». Cette décision du gouvernement contribue à retisser un lien de confiance entre la Pologne et Israël. Toutefois, celle-ci a été aussi critiquée, jugée trop peu engageante. En effet les « actes héroïques de nombreux Polonais » sont particulièrement mis en avant en minimisant les actes de massacre perpétrés par d’autres. Si les autorités polonaises se mobilisent doucement, la reconnaissance entière et plénipotentiaire de la vérité historique ne semble pas être au programme. Pourtant sans une volonté forte du gouvernement dans ce sens, il sera difficile de faire changer les mentalités en profondeur.
En plus d’un engagement à la tête de l’État, la société civile semble également se mobiliser. Les Polonais semblent redécouvrir l’histoire de leur compatriotes juifs et la manière dont ils ont contribué à construire le pays : « la connaissance de l’héritage juif et le désir de le préserver se renforce partout en Pologne » se réjouit Krajewski, cofondateur et co-président du Conseil des chrétiens et des juifs de Pologne. Dans ce sens, les associations juives trouvent un public de plus en plus large et intéressé.
Ainsi, malgré les tensions entre Israël et la Pologne, et les actes antisémites qui existent de fait et sont à combattre, de nombreux éléments montrent que la société polonaise panse les plaies de son histoire encore récente. La Pologne est aujourd’hui mise face à ce long processus de mémoire, que toute société blessée doit traverser afin d’écrire un récit commun et de se rapprocher d’une forme de justice pour tous. Ces processus nécessitent la reconnaissance mutuelle de chaque composante de la société. La reconnaissance de la mémoire juive, la mise en lumière d’aspects plus sombres de l’histoire polonaise et la lutte contre l’antisémitisme doivent être encouragées et mises en avant.
Image: Mémorial de Jedwabne, by Fotonews, CC BY-SA 3.0 pl