Dans ses conclusions du 19 mars 2020, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) pointe de nouveau du doigt le système éducatif bosnien. Elle dresse un constat désabusé et condamne le manque d’efforts mis en œuvre pour mettre fin à un système éducatif discriminatoire : « II est décevant de constater que les autorités à tous les niveaux n’ont pas réussi à progresser dans un domaine aussi crucial pour la construction d’une société inclusive et le dépassement des divisions ethniques profondément enracinées dans le pays. »
L’éducation : recommandation prioritaire de la ECRI
La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, instance de suivi dans le domaine des droits humains en Europe, épingle depuis plusieurs années la Bosnie-Herzégovine pour son système éducatif. Chargée du monitoring de ses pays membres autour des questions de lutte contre le racisme, les discriminations, et l’intolérance, elle émet des recommandations prioritaires nécessitant un suivi particulier.
Dans son troisième rapport sur la Bosnie-Herzégovine en 2017, la ECRI place la réforme de l’éducation au rang de priorité pour le pays. Elle note la « nécessité urgente de mettre un terme à toute forme de ségrégation dans les écoles ». De plus, elle appelle au développement d’un « apprentissage inclusif et non-discriminatoire ». Trois ans après avoir émis cette recommandation prioritaire, la ECRI ne peut que constater sa non mise en œuvre : « le problème de la ségrégation dans le domaine de l’éducation […] persiste ». Malgré le développement de certains projets pilotes, le système éducatif reste fondamentalement divisé sur des lignes ethniques et religieuses particulièrement ancrées dans le pays. La cause principale : un manque de volonté politique dans un environnement institutionnel ethno-national.
Un système éducatif discriminatoire au service des divisions ethniques
Le système éducatif bosnien est à la fois un symbole et une cause du nouveau cadre politico-institutionnel instauré suite au conflit qui a traversé le pays de 1992 à 1995.
Les accords de Dayton, et la Constitution de Bosnie-Herzégovine qui en découle, offrent la base de la nouvelle structure bosnienne à la sortie de la guerre. La communauté internationale a établi un système institutionnel nouveau incluant les différentes parties ainsi que leurs intérêts, notamment territoriaux. Celle-ci rend compte d’un ensemble de niveaux politiques de gouvernance, partagés essentiellement entre les trois communautés constitutives : bosniaques (musulmanes), serbes (orthodoxes) et croates (catholiques). L’appartenance nationale est instituée comme le principe fondateur du fonctionnement des institutions. En 1995, les accords de Dayton actent la division du pays en deux entités héritières des divisions ethno-territoriales de la guerre : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, à majorité croato-musulmane, et la Republika Srpska, à majorité serbe.
Ce nouveau système attribue l’éducation non pas à l’État bosnien mais à la Republika Srpska et aux cantons en Fédération de Bosnie-Herzégovine. De fait, il n’existe pas de système éducatif commun. Chaque communauté, de manière territoriale, dispose de son propre programme et de ses propres manuels scolaires. L’éducation, outil central dans le processus de paix, devient un moyen par lequel chaque groupe perpétue sa propre version de l’histoire et notamment de l’histoire récente qui est la guerre. L’éducation, mono-ethnique, favorise le renforcement du sentiment d’appartenance à une communauté particulière, tout en discriminant les minorités. Tandis que les communautés croates et serbes ont tendance à se référer à l’histoire de leur « nation-mère » (Serbie et Croatie), la communauté bosniaque se concentre sur l’enseignement de l’histoire et du mythe bosniaque.
Au-delà de cette division de l’éducation de manière territoriale et communautaire, un système, dénoncé par la ECRI, est particulièrement discriminatoire : « two schools under one roof » (« deux écoles sous le même toit »). Ce dernier est commun au sein de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et plus particulièrement dans les cantons de Bosnie centrale et du sud, où cohabitent communautés croates et bosniaques. Ce système désigne l’existence d’écoles qui, au sein du même bâtiment, proposent deux cursus séparés en fonction de l’appartenance ethnique. Chaque « côté » dispose de ses propres professeurs, programmes, manuels, système administratif et langue d’enseignement. Les élèves sont alors inscrits dans la même école mais suivent deux systèmes diamétralement opposés. Il n’existe aucun contact entre les deux groupes.
Ce système, temporaire dans sa conception, s’est institutionnalisé dans le modèle éducatif bosnien. On dénombre aujourd’hui 57 écoles en Fédération de Bosnie-Herzégovine fonctionnant sur ce modèle. Il se révèle être au service d’un jeu politique ethno-nationaliste. Il permet d’accentuer les différences et d’instaurer une ségrégation entre les communautés.
Mettre un terme à cette organisation du système éducatif est difficile, du fait de la complexité de l’organisation politico-institutionnelle du pays mais également de l’enjeu qu’il représente pour les acteurs politiques. Le modèle « two schools under one roof » met en avant les contradictions propres à la structure post-Dayton : favoriser la paix tout en maintenant les mêmes logiques ethniques conflictuelles.
L’éducation, discriminatoire et inégalitaire, est donc une des victimes d’un système organisé autour de l’appartenance à une communauté. La structure post-Dayton a entrainé la construction d’espaces communautaires clos dont il est difficile de s’éloigner. Parallèlement au maintien des divisions formelles entre territoires et groupes ethno-nationaux, c’est dans le quotidien des citoyens bosniens, à l’image de l’éducation, que la violence culturelle se perpétue. Pour G. Andrejč, « la plupart des jeunes de Bosnie-Herzégovine grandissent aujourd’hui dans une réalité sociale très ségréguée, imposée par un paysage post-conflit d’espaces politiques fragmentés et divisés ».