Il existe en Algérie une grande tradition soufie. Cette tradition est relayée depuis plusieurs siècles par des organisations religieuses : les zâwiyas. Leurs pratiques, leurs rites et leurs rôles sont souvent méconnus. Pourtant depuis des siècles ces confréries participent au pluralisme religieux et culturel algérien. L’histoire des zâwiyas est liée de près à l’histoire de l’Algérie.
Des confréries religieuses soufies
Le terme zâwiya désigne littéralement « coin, angle d’un édifice ». Plus symboliquement, c’est le lieu de la rencontre du temporel et du spirituel. Présentes dans tous les pays du Maghreb, les zâwiyas sont directement inspirées et liées au soufisme. Le soufisme est un courant mystique et ésotérique de l’islam. Les premiers signes de ce culte apparaissent un siècle après la mort du prophète Muhammad avec le souhait pour certains croyants de se retirer à la lisière des déserts comme en Égypte ou en Syrie. Leur but est d’effectuer un pèlerinage intérieur. Au Xe siècle, les premiers ermitages collectifs se constituent progressivement.
Les confréries fonctionnent sous l’accompagnement d’un guide spirituel, un cheikh (maître), qui discipline l’ensemble de la communauté. Chaque maître développe une liturgie et des techniques de méditation particulières permettant d’atteindre l’union intime avec Dieu. Le cheikh construit sa légitimité sur une généalogie mystique prestigieuse remontant parfois au prophète Muhammad. Certaines zâwiyas pratiquent aussi le culte des saints.
En Algérie et ailleurs, les zâwiyas sont aussi nombreuses que leurs pratiques sont différentes. Leur culte est marqué par des syncrétismes avec les cultes traditionnels. Leur nombre exact est inconnu en l’absence de registre national. Elles poursuivent aujourd’hui leurs activités dans le domaine de l’enseignement religieux. De plus, elles constituent des lieux de socialisation et de pratique religieuse pour beaucoup d’adhérents.
Au fil des siècles, les confréries deviennent les principales gardiennes de l’identité religieuse musulmane en Algérie.
Une légitimité menacée par des conflits théologiques et historiques
En Algérie, le fonctionnement de la société « tribale » est complexe. Communautés religieuses avant tout, leur position dans le pluralisme culturel algérien n’a cessée de les ramener au coeur des événements politiques et de l’histoire nationale. Ainsi, leur popularité et leur légitimité politique et religieuse évoluent en fonction des événements historiques.
Lorsque la colonisation française débute en 1830, les zâwiyas locales détiennent un rôle important dans le système éducatif primaire algérien. Elles sont les seules institutions à assurer un enseignement aux enfants en âge de scolarisation.
Mais progressivement, nombreuses sont les zâwiyas fermées par les autorités françaises qui les accusent d’ « obscurantisme ». Cette politique est menée en parallèle de la guerre de pacification.
En outre, les zâwiyas se heurtent rapidement à des conflits théologiques internes à l’islam et aux pratiques nationales. L’association des oulémas est créée en 1933 et son influence croît rapidement. Prenant le parti de la défense d’un islam orthodoxe, elle lutte contre le maraboutisme et le culte des saints contraires et « incompatibles » avec la doctrine sunnite. Les zâwiyas seront aussi combattues par les tenants du wahhabisme. Ce courant de l’islam importé d’Arabie saoudite se distingue par sa lecture littérale du Coran et de Hadith et par son aspect rigoriste et puritain.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la lutte armée pour l’indépendance gagne en intensité. La position des zâwiyas est alors ambiguë et soumise à des pressions. Si certaines collaborent avec l’administration française, d’autres résistent avec véhémence. Elles seront aussi nombreuses à choisir une position neutre s’astreignant uniquement à leur rôle religieux. Cette ambiguïté entraînera la discréditation et la répression de l’ensemble du mouvement par les membres du Front de Libération Nationale, notamment sous le gouvernement Boumediene (1965-1978). Accusées de collaboration avec la puissance coloniale à la fin des années 1980, les zâwiyas sont marginalisées religieusement, socialement et politiquement.
Vers une réhabilitation politique tardive
La « décennie noire » permet aux zâwiyas une réhabilitation publique. Entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, l’Algérie se heurte à la montée d’un islamisme armé (GIA – Groupe Islamique Armé) dont les affrontements avec l’armée et les actes terroristes font plus de 200 000 morts. Face à ces violences, les confréries intrinsèquement pacifistes apparaissent alors comme une alternative possible au fondamentalisme religieux violent.
L’organisation par l’État algérien en juin 1991 du Séminaire national des zâwiyas avec près de 300 chefs de zâwiyas constitue un premier élément de réhabilitation, soixante ans après leur mise au ban par les Oulémas et les courants religieux. Autre fait notable : pour la première fois en 1997, un cheikh religieux est nommé au poste de Ministre des Affaires religieuses et des Wakfs.
Cette réhabilitation n’exclut pas des polémiques autour de la récupération politique des confréries. Elles représentent un vivier numéraire électoral important. La pratique du vote « tribal » – une même communauté choisit de voter pour le même candidat – entraîne des accusations de conflits d’intérêts. Les différentes campagnes du président Abdelaziz Bouteflika sont notamment émaillées par des dénonciations journalistiques d’accointance avec des confréries locales.
Bouteflika salue les confréries comme porteuses d’un islam « vrai » en faisant une opposition au wahhabisme et au salafisme djihadiste.
Vers un déclin des zâwiyas ?
S’il n’existe pas de chiffres officiels pour commenter ce déclin, une baisse de l’influence des zâwiyas est observée par les auteurs depuis le début du XXe siècle. Fortement implantés dans les milieux ruraux, les cheikhs des zâwiyas ont de moins en moins de prise sur une jeunesse algérienne soumise aux lois endémiques de l’urbanisation et de l’exode rural. Le rôle traditionnel des zâwiyas est remplacé par les fonctions nouvelles de l’État algérien notamment à travers l’évolution de la justice et de l’enseignement.
Il arrive parfois que lorsque le cheikh d’une communauté meurt, ce dernier ne soit pas remplacé au sein de la confrérie qui se disperse alors. Cependant, dans la région saharienne du Sud-ouest, les confréries ont gardé une partie de leur vocation auprès de la population locale. Elles poursuivent ainsi leur rôle éducatif à l’image des zâwiyas d’Adrar, de Reggane ou celle Timimoun.
Les zâwiyas dans le Hirak
Lorsque les proches de l’ancien Président Bouteflika, malade et incapable de parler publiquement, annoncent sa candidature pour un cinquième mandat en janvier 2019, la rue algérienne se soulève. La démission du président Bouteflika est apparue comme la conséquence directe de cette opposition. Ce mouvement appelé hirak (mouvement) s’est poursuivi pendant plus d’un an. Il a fallu l’appel au confinement un an plus tard pour que les manifestations hebdomadaires cessent. Entre temps, Abdelmadjid Tebboune est élu Président en décembre 2019 dans un contexte électoral troublé et sous l’hostilité d’une partie des citoyens du pays.
Cette opposition populaire contraint Bouteflika à démissionner et à renoncer à un cinquième mandat. Ce mouvement a été appuyé par une partie de l’élite politique algérienne qui a progressivement désavoué le Président. Le soutien apporté par l’Organisation Nationale des Zâwiyas au Cinquième mandat a donc été dénoncé par une partie l’opinion publique. Les zâwiyas ont alors observé un silence au tout début du hirak avant de se manifester à nouveau pour appuyer le régime et appeler à la participation aux élections présidentielles du 12 décembre 2019. Le Syndicat national des zâwiyas avait d’ailleurs porté son choix sur Tebboune avant les élections du 12 décembre 2019.
L’absence de déclaration commune des confréries nous rappelle qu’elles ne correspondent pas à un ensemble monolithique. Les associations qui s’expriment en leur nom (l ‘Organisation Nationale des Zâwiyas, Syndicat national des Zâwiyas…) sont aujourd’hui nombreuses. Leur représentativité est donc à nuancer.
Dans une société algérienne traversée par les conflits sociaux, « le débat se rouvre autour des zaouïas en tant que temples de la spiritualité et sur l’opportunité ou non pour leurs adeptes de s’inscrire dans la bataille pour la citoyenneté ou de privilégier le travail individuel sur soi, l’introspection continue et le détachement, et ce, loin des tumultes d’une compromission politique qui n’est pas sans risques » souligne le journaliste Nourredine Bessadi.
Image : Zaouia de Moulay Idriss de Fès by Vanupied.