Le Brésil est un pays très largement chrétien. La variété des cultes est cependant très grande (au sein du christianisme et en dehors). Depuis quelques années, le pays est en crise dans tous les domaines. Le religieux ne fait pas exception et de nombreux indices montrent une montée de l’intolérance et de l’hypersensibilité religieuse. On se souvient notamment du débat sur la neutralité politique (et la liberté religieuse) dans l’enseignement. De façon croissante, la limite entre religion et politique devient floue, ce qui pose de plus en plus de difficultés.
Ce n’est un secret pour personne, Jair Bolsonaro a été élu avec un fort soutien de certaines Églises évangéliques. Au sein du Parlement fédéral, les évangéliques occupent une place notable. De fait, religion et politique se mélangent dans les débats, qu’il s’agisse de mœurs, d’économie ou de santé. Nombre d’élus évangéliques portent les revendications de leurs coreligionnaires, mais souvent aussi leurs propres idées dans lesquelles les fidèles interrogés ne se reconnaissent pas.
Trois exemples des derniers mois viennent illustrer le problème.
Noël de la discorde : La première tentation du Christ
Création artistique, critique sociale ou insulte gratuite ?
Pendant l’avent, un collectif d’humoristes (Porta dos Fundos [1]) réputés pour leurs sketches d’improvisation et leurs vidéos satiriques a fait scandale. Début décembre 2019, son programme « spécial Noël », La première tentation du Christ, a été lancé sur la plateforme Netflix Brésil. En quelques jours, le débat battait son plein.
Dans ce film de 46 minutes, Jésus fête ses trente ans au retour du désert. Il arrive à la maison avec « un ami » ostensiblement efféminé et caricatural. La fête se passe en beuveries et doutes sur la filiation et la mission de Jésus. De l’avis de nombreux critiques de cinéma, le film n’est pas une réussite, principalement en raison de son trait grossier et de son manque… d’humour. Certains estiment ainsi que l’absence de rire en fait un film insultant.
Le film a relancé le débat sur la liberté d’offenser, quelques-uns disant ne pas comprendre l’intérêt d’un film « qui offense 86 % de la population » du pays. D’après O Globo (relayé dans La Croix), les protestations étaient minoritaires, mais révélatrices du climat empoisonné au Brésil.
En réponse aux réactions outrées de certains chrétiens, Porta dos Fundos a enfoncé le clou. Le 20 décembre, le collectif a publié une nouvelle vidéo de Jésus se plaignant à un prêtre catholique qu’on « se moque de [lui] parce qu'[il est] gay » et expliquant que « la faim dans le monde et la pédophilie dans l’Église peuvent attendre, le plus urgent ce sont les moqueries ».
Des réactions extrêmes
Pour certains, la volonté d’insulter était évidente. La réaction la plus forte est venue de quelques évêques catholiques et de députés, qui ont appelé à boycotter le film, voire Netflix tout court. Une pétition a recueilli plus de deux millions de signatures pour demander le retrait de la comédie « qui offense gravement les chrétiens ». L’Association nationale de juristes musulmans s’est également publiquement exprimée contre le film qui « se moque de la foi chrétienne, de Marie et du prophète Jésus ».
Une cinquantaine de députés de São Paulo sont allés jusqu’à exiger une audition des humoristes par une commission d’enquête parlementaire. Le collectif aurait selon eux dépassé les limites de la Constitution (qui garantit la liberté d’opinion et d’expression, mais interdit l’outrage à une religion).
Beaucoup plus grave, le 24 décembre à l’aube, les locaux de Porta dos Fundos (à Rio) ont été attaqués à coup de cocktails Molotov. Le feu a pu être maîtrisé sans faire de victime. Trois hommes cagoulés ont revendiqué l’attaque dans une vidéo où ils posaient devant des drapeaux de mouvements d’inspiration fasciste et monarchique. Rapidement, un homme a été identifié et arrêté. Déjà arrêté une vingtaine de fois pour agressions ou menaces, il figure sur une liste d’Interpol.
Un procès jusqu’à la Cour suprême fédérale
L’affaire est même allée devant la justice. Le 8 janvier 2020, le tribunal civil de Rio de Janeiro a demandé le retrait du film de la plateforme Netflix. Le lendemain, la Cour suprême brésilienne a annulé cette décision, estimant que le programme ne manquait pas de respect à la foi chrétienne et ne risquait pas de faire vaciller la foi des croyants.
[1] Depuis ses débuts, le collectif utilise le registre de la farce pour mettre en relief la bêtise ou l’hypocrisie du quotidien. Le collectif défend aussi ses causes ou dénonce les travers de la société. La religion, principalement le christianisme, est un des objets de satire fréquents.
Un Carnaval revendicatif
Le religieux sert aussi d’arme pour la population la plus pauvre, qui sait user des liens entre religion et politique dans le Brésil moderne. Chaque année, en février, le pays tout entier célèbre le carnaval. D’innombrables écoles de samba et associations conçoivent des défilés à thème. C’est notamment le cas à Rio, où le carnaval donne lieu à un concours entre écoles de samba. La fête, longuement préparée et très populaire, a toujours servi d’espace de critique politique. Une dimension de plus en plus explicite depuis que la droite conservatrice et les évangéliques ont pris le pouvoir au Parlement et à la Présidence.
Religion et politique s’invitent souvent au Carnaval
Religion et politique sont souvent de la fête. Cette fois-ci, la fusion était totale. D’un côté, ceux qui avancent leur foi pour expliquer la moindre de leurs décisions, qu’il s’agisse des lois sur la famille ou de la déforestation en Amazonie, des violences policières ou du Covid-19. De l’autre, l’école de Mangueira a répondu par une lecture radicalement différente des Évangiles et de la société. Elle pointe directement du doigt les leaders religieux qui manipulent la religion et soutiennent les politiques antisociales et inégalitaires. La controverse, bien évidemment, est avant tout politique, dans un pays divisé, en crise, extrêmement inégalitaire et violent.
Pour autant, c’est au nom de la religion que certains catholiques conservateurs ont lancé une pétition contre le défilé de l’école de Mangueira, dénonçant un « blasphème ». Minoritaires, ils ont cependant fait beaucoup de bruit. L’institution catholique a également fait part de sa gêne sur certains aspects, sans s’opposer au défilé de Mangueira. En janvier, 21 autorités religieuses, à l’appel de l’archidiocèse de Rio, ont demandé à être consultées à l’avenir sur les thèmes religieux. Le dialogue entre Église catholique et écoles de samba existe depuis longtemps. L’Église a choisi de ne rien interdire, mais appelle au respect et se réserve le droit d’émettre des critiques. Les Brésiliens ne considèrent pas tous que « tout » est permis pendant le Carnaval.
Les connaisseurs rappellent que les premières écoles de samba ont pour fondateurs des personnalités catholiques et de cultes afro-brésiliens. Ce ne sont donc pas seulement religion et politique qui se mélangent. Il y a souvent un syncrétisme, dans les défilés, entre Candomblé, Umbanda et christianisme, et entre sacré et profane.
Des paroles et images ostensiblement accusatrices
Cette année, le défilé de l’école de samba de Mangueira a particulièrement marqué (et échauffé) les esprits. Cette école réputée, installée au sein d’une des nombreuses favelas de Rio de Janeiro, est connue pour ses thèmes très politiques. La favela est elle-même un bastion anti-Bolsonaro.
Le titre était tiré d’un verset de la Bible : La vérité vous rendra libres. Tout y était : l’enfant-roi noir dans la crèche, les marchands du temple, Jésus assis sur l’âne, le Sacré-Cœur transpercé, la Passion et la Crucifixion. On y voyait le Christ tantôt en habitant noir des favelas, subissant des violences policières, tantôt en indígena portant la Croix, tantôt en femme noire enchaînée portant la couronne d’épines. Ou encore en bandit mort, en femmes en croix, ou en homme noir brandissant des ballons géants en forme de cœur. Les paroles n’étaient pas moins explicites :
« Mangueira, ils vont t’accuser de mille péchés, moi je te soutiens et je soutiens la samba (*). Jeune au visage noir, au sang indien et au corps de femme, mal habillé, je m’appelle Jésus-du-peuple, je suis né dans la favela avec le cœur ouvert et le poing fermé, mon père était charpentier au chômage, ma mère est Notre-Dame des douleurs. Je cherche l’amour et des filières contre l’oppression. Je suis suspendu dans toutes les processions et même sur le Corcovado, mais y a-t-il quelqu’un qui ait compris mon message ? Ils ont à nouveau transpercé mon corps, les prophètes de l’intolérance, oubliant que l’espérance est plus brillante que l’obscurité. La favela a besoin de partage, pas d’un Messias armé (**). »
(*) Le maire de Rio de Janeiro, un évangéliste radical, n’assiste pas au Carnaval depuis son élection et a coupé les subventions de la ville aux écoles de samba.
(**) Le nom complet du chef de l’État est Jair Messias Bolsonaro
Quand le risque sanitaire est question de foi et d’opinion
S’il est un domaine dans lequel religion et politique peuvent interagir, c’est la santé. En l’occurrence, il n’est pourtant pas question de choix éthiques difficiles ni de liberté de conscience. Face à l’épidémie due au SARS-CoV2, la propension à se protéger varie en fonction de la religion. Et de la foi en…Jair Bolsonaro.
La main de Satan et des médias
Contre l’avis de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et de son ministre de la Santé, Jair Bolsonaro continue de nier le danger et refuse de décréter le confinement général du pays. Fait inédit, la quasi-totalité des gouverneurs d’États est vent debout contre le Président. Les gouverneurs ont pris des mesures de confinement, désobéissant au chef de l’État. Dans un pays où l’accès aux soins n’a rien d’évident, la population aussi est furieuse. Chaque soir, les Brésiliens tapent sur des casseroles en criant « Fora Bolsonaro! » (« Bolsonaro, dehors ! »). Cette fois, religion et politique ne font pas bon ménage.
Car c’est bien de religion et politique qu’il s’agit. Les Églises évangéliques les plus proches de Jair Bolsonaro ont commencé par refuser d’annuler les cérémonies religieuses. C’est notamment le cas de l’Église universelle du royaume de Dieu et de l’Assemblée de Dieu Victoire dans le Christ. La première avait politiquement et matériellement soutenu le Président pendant sa campagne. À les entendre, la panique due au virus serait une machination des médias et de forces économiques quasi occultes. Ils y voient la main directe du Diable. Les parlementaires évangéliques (38 % de la chambre) ont eux estimé que la pratique religieuse était indispensable. Début avril, Jair Bolsonaro a curieusement mélangé les genres, en appelant la population à une journée nationale de jeûne et de prière le dimanche des Rameaux.
Plus sérieusement, la question était : les lieux de cultes sont-ils des « services essentiels » qui doivent rester ouverts ? La question était double : les cérémonies pouvaient-elles continuer, ou au minimum les lieux de cultes rester accessibles ? On pouvait en effet arguer que la foi et l’espérance sont essentielles en temps d’épidémie. Les Églises les plus récalcitrantes poussaient néanmoins le raisonnement beaucoup plus loin : puisque Dieu est tout puissant, Il peut mettre fin à l’épidémie. Rien à craindre, donc, pour les croyants, et rien à faire non plus à notre échelle (excepté prier).
Batailles judiciaires
Le pasteur à la tête de l’Assemblée de Dieu Victoire dans le Christ, Silas Malafaia, a notamment décrété qu’il ne fermerait son temple que sur ordre de la Justice. Le parquet de l’État de Rio de Janeiro a donc demandé d’adopter une décision de justice interdisant à cette Église d’organiser des rassemblements, sous peine d’amende. Le tribunal de Rio a rejeté la demande. Le pasteur a finalement dû annuler les cultes lorsque les services de transports en commun se sont arrêtés. Les autorités judiciaires de São Paulo ont également demandé de fermer les lieux de culte.
Dans son décret du 26 mars, qui suspendait certaines activités, Jair Bolsonaro estimait ainsi tous les services religieux « essentiels ». La Conférence épiscopale catholique nationale a immédiatement jugé la décision nuisible. Elle a demandé aux prêtres de diffuser les messes par internet, portes closes. Le 27 mars, le décret du chef de l’État a été annulé par le tribunal de Rio de Janeiro, qui a ordonné la fermeture des lieux de culte. La décision s’applique à tout le pays.
Cette attitude d’Églises peu nombreuses mais puissantes (politiquement, médiatiquement et en nombre de fidèles) est décriée par beaucoup d’autres. Les temples de plusieurs courants évangéliques, ainsi que les églises catholiques (à l’exception notable de celles du diocèse de São Paulo), étaient fermés avant le 27 mars. De même, la plupart des mosquées, synanogues et terreiros (temples umbanda) sont fermés. Le président de la Commission pour la doctrine de la foi au sein de la Conférence épiscopale brésilienne a d’ailleurs clarifié que « la foi n’est pas une amulette protectrice » et que, si la foi nourrit l’esprit, le corps, lui, guérit grâce aux remèdes découverts par l’intelligence humaine. Dans la revue française Réforme, le pasteur Jean-Paul Morley a réagi peu ou prou dans les mêmes termes, parlant de « superstition » et de « folie criminelle ».
Note : cet article est une synthèse de l’OJ sur différents épisodes de tensions à caractère religieux relayés dans différents journaux. Le Brésil connaît une crise généralisée (économique, institutionnelle, environnementale, sociale) depuis plusieurs années. L’exacerbation des sensibilités religieuses masque bien souvent des difficultés de fond. Le religieux sert donc souvent de refuge, mais aussi d’exutoire ou de catalyseur des tensions.
Image : Défilé de Olinda, Pernambouc (BR) 2006, Auteur : Mairie de Olinda, CC-BY-2.0