Tous les voyants sont au rouge. L’ensemble de la communauté internationale s’accorde. La liberté de la presse et l’exercice de la fonction journalistique sont menacés dans les Balkans occidentaux, et ce depuis plusieurs années. En 2015, l’organisation Human Rights Watch alertait dans une étude sans précédent sur une situation critique mais pérenne : « A Difficult Profession – Media Freedom Under Attack in the Western Balkans ». Pourtant, quatre ans plus tard, la situation reste alarmante. Dans son classement annuel sur la liberté de la presse dans le monde, Reporters Sans Frontières offre un aperçu de ce constat préoccupant. De la Bosnie-Herzégovine au Monténégro, les pays des Balkans sont classés de la 63ème à la 104ème place sur 180. La Serbie, qui égalait en 2013 le rang actuel de la Bosnie-Herzégovine, s’est vu rétrogradée progressivement à la 90ème place.
Dans ces pays toujours fortement marqués par l’héritage des guerres des années 1990 (Croatie 1991-1995, Bosnie 1992-1995, Kosovo 1998-1999), les médias se transforment en outil de diffusion du programme nationaliste. Dans un ensemble politico-institutionnel fonctionnant à travers le marqueur ethnique, la diversité des médias est limitée au profit d’une forte collusion avec le pouvoir. Le métier de journaliste en est la première victime. Pressions, menaces, atteintes physiques et autocensure constituent le quotidien des journalistes. Bien loin d’une recherche de vérité tant nécessaire à ces sociétés en reconstruction, le journalisme est contraint de se lier à la doctrine ethno-nationaliste dominante. Dans le cas contraire, c’est l’intégrité physique et morale des journalistes qui est en danger.
Pourtant, le journalisme d’investigation et indépendant persiste dans les Balkans occidentaux. Dans le cadre d’une prise de conscience grandissante du lien entre journalisme et réconciliation, le métier tend à se réinventer. De nombreuses mesures doivent être mises en œuvre pour le protéger.
Un journalisme à la solde du pouvoir – ou comment l’autorité nationaliste entre en guerre contre les médias critiques
Les conflits nés de l’éclatement de la Yougoslavie ont entrainé la constitution de sociétés fragmentées. A la rhétorique nationaliste s’est ajoutée une division territoriale entre des communautés ethno-nationales. Cet ensemble complexe est tenu d’une main de fer par les partis au pouvoir. Nationalisme, corruption et interprétation belliqueuse du passé sont les principaux outils de cette machine politico-institutionnelle. Héritée des conflits, elle maintient les sociétés dans un cycle de violence dangereux. Dans ce contexte, le journalisme n’est qu’un instrument de plus aux mains du pouvoir. Censé tenir le rôle de quatrième pouvoir, il se révèle être à la solde des intérêts partisans.
D’une manière indirecte, le levier financier est utilisé par les autorités pour décourager l’apparition de médias aux contenus critiques. Dans ce secteur en difficulté qu’est le journalisme, l’allocation de fonds est nécessaire à la survie des médias. Or, les deux principales ressources, la publicité et le financement public, sont utilisés par les partis comme outil d’influence. En Bosnie-Herzégovine et en Serbie, la majorité des annonceurs est constituée d’entreprises publiques et du gouvernement. Ces derniers utilisent de fait leur rôle d’acheteur pour favoriser les médias pro-gouvernementaux, ou faire pression sur le contenu médiatique. Au sujet de la Bosnie-Herzégovine, le US Department of State note : « Des fonctionnaires ont menacé les médias de perdre leur publicité ». Concernant l’allocation de fonds publics, l’opacité du processus révèle l’implication du politique dans le choix de contenus éditoriaux. Ainsi, le tabloïd serbe pro-gouvernemental Srpski Telegraf recevait 222 000 dollars en 2018, quand rien n’était alloué à des journaux neutres et indépendants comme Danas.
Les gouvernements exercent également une pression plus directe et visible sur les médias. Reporters Sans Frontières condamnait par exemple le limogeage des dirigeants clés du radiodiffuseur public monténégrin RTCG en 2018. Préférés, des partisans du parti au pouvoir, le DPS, en ont pris la tête. De même, la discréditation publique des médias d’opposition est pratique courante : « Ils le font par exemple en utilisant des caricatures accusant les médias critiques et les journalistes de faire partie d’une soi-disant « mafia médiatique » qui s’efforce de renverser les gouvernements ».
Ces différentes pratiques contribuent à renforcer les partis au pouvoir, tout en vidant la profession journalistique de son sens. Tout comme les partis politiques, les médias s’appuient sur une rhétorique ethno-nationaliste. Le principal effet : le maintien des sociétés dans des divisions artificielles. La devise de la Radiotélévision de la Republika Srpska, entité serbe de la Bosnie-Herzégovine, en est la plus probante. En étant « au service de [son] peuple », c’est-à-dire le peuple serbe, la cohésion du groupe ethno-national est renforcée, au prix de la vérité et de la réconciliation.
Une prise de risque des médias indépendants
A la difficulté d’exercer le métier de journaliste indépendant, s’ajoute une prise de risque quotidienne. Les journalistes à la voix discordante sont attaqués, menacés ou agressés. En 2019, ce sont 85 cas d’attaques, menaces ou pressions politiques qui ont été recensées en Serbie. En Bosnie-Herzégovine, sur la même année, cinq menaces de morts s’ajoutent aux 37 cas de violations des droits des journalistes comptabilisées.
Qui sont ces journalistes ? Majoritairement indépendants, pro-opposition et enquêtant sur des cas de corruption dans la sphère politique, ils sont la cible directe du pouvoir politique. Dirigeants locaux ou nationaux n’hésitent pas à s’engager dans une lutte contre eux. S’ils usent de l’intimidation, certaines personnalités publiques ont également recours à la violence physique. En Serbie, c’est le maire de Grocka, membre du Serbian Progressive Party au pouvoir, qui a ordonné un incendie criminel au domicile du journaliste Milan Jovanovic. Lui-même et son épouse étant présents lors de l’attaque. Au Monténégro, Olivera Lakic fut quant à elle blessée par balles à son domicile.
Le rôle même du journaliste est menacé. C’est leur quête de la vérité qui les met face au danger. Surtout, ils constituent une menace pour les pouvoirs en place en offrant un contre-discours à la rhétorique nationaliste. Or, celle-ci constitue l’essentiel de la stratégie politique dominante. Lorsqu’il n’est pas fait usage de l’attaque directe, s’effectue une discréditation publique autour de l’ethnicité. Au Kosovo, dans une société à majorité albanaise, les journalistes critiques sont « dénoncés ou qualifiés de ‘traîtres’ ou de ‘sympathisants serbes’ par le gouvernement ». De même, les journalistes issus de la minorité serbe sont la cible de « campagnes pro-gouvernementales ».
Plus inquiétant encore, les citoyens viennent à justifier ce comportement hostile envers les journalistes. Dans une étude de 2019 sur la Bosnie-Herzégovine, 21% des répondants justifiaient les attaques envers les journalistes. Alors que la confiance envers les médias diminue sur la période 2018-2019, la confiance envers les institutions et dirigeants politiques croît. Dans les faits, plusieurs attaques spontanées de citoyens envers les journalistes ont été relevées en 2019. Celles-ci sont des conséquences directes du rôle joué par les élites politiques dans la reproduction de la violence culturelle.
Face à ces risques, les journalistes se contraignent souvent à l’autocensure. Du côté juridique et pénal, la plupart des cas restent non résolus et non punis. Entre 2006 et 2019, seulement 30% des actes criminels ont été jugés en Bosnie-Herzégovine. Au Monténégro, deux tiers des attaques sont non résolus depuis 2004.
La transformation d’une profession résiliente
Malgré risques et limites, le métier persiste. Plusieurs journalistes et médias indépendants continuent d’exercer. Au Kosovo notamment, un relatif pluralisme peut être observé : « un grand nombre de médias sont détenus par des propriétaires n’ayant pas un lien direct avec le monde politique ». Face au risque, le métier de journaliste s’adapte. Usage des réseaux sociaux, siège et locaux tenus secrets, le Courrier des Balkans nous offre une immersion dans le monde du journalisme d’investigation au Kosovo. Entre résilience et devoir, le journalisme de qualité est plus que jamais nécessaire.
Dans le cadre de la politique d’élargissement de l’Union européenne (UE) aux Balkans occidentaux, les médias sont une priorité. Selon l’article 49 du Traité de Lisbonne, aucun pays ne peut rejoindre l’UE sans garanties du respect de la liberté d’expression. De fait, l’UE apporte son soutien au développement d’un journalisme libre et indépendant dans les Balkans. Parallèlement à un soutien financier, l’UE a instauré en 2017 les « UE-Western Balkans Days » dont l’objectif est de « veiller à ce que la liberté des médias reste une priorité ». En mai 2019, c’est un programme régional, JUFREX 2, qui a vu le jour. Plusieurs organisations internationales s’emparent également du sujet, à l’image de la campagne de sensibilisation de l’OSCE à la sécurité des journalistes au Kosovo.
Derrière ce soutien international et cette résilience locale, un objectif particulier : l’implication citoyenne dans le développement du journalisme favoriserait la réconciliation, et inversement. Dans ce cadre, plusieurs projets participatifs ont vu le jour ces dernières années. Leur objectif : « catalyser une nouvelle forme participative de médias, qui a servi à transformer la manière dont les histoires positives de coopération et de réconciliation interethniques sont rapportées ». Le Post-Conflict Research Center, engagé dans la réconciliation en Bosnie-Herzégovine, met en œuvre le programme « Citizen Journalism and Digital Activism » depuis 2014. En formant les jeunes à une nouvelle forme de journalisme engagé, l’ONG souhaite ouvrir le journalisme a de nouvelles voix/es. Dans la même veine, le réseau régional « Balkan Investigate report Network » tend à promouvoir la liberté d’expression dans la région.
Malgré des lois qui assurent le respect de la liberté d’expression et la protection des journalistes, en pratique, la profession reste à risque dans les Balkans. Pressions et ingérence du pouvoir politique alliées à un danger physique constant mettent en péril le métier de journaliste. Dommage collatéral des structures politiques ethno-nationalistes, le journalisme, contraint, n’a d’autres choix que de reproduire ces mêmes logiques. Sa résilience offre néanmoins un espoir. A l’UE d’user des instruments en sa possession pour amorcer un changement plus que nécessaire.
Image : Dessin de Emdé, Itinérance des jeunes reporters dans les Balkans, 2018, dans La Montagne.