Au Cameroun, le repli identitaire menace d’aggraver l’instabilité d’un pays déjà confronté à deux poches de violence localisées dans les régions anglophones de l’ouest et dans son voisinage septentrional. Le phénomène de polarisation communautaire et régionale progresse dangereusement avec une acuité nouvelle, mettant en lumière d’anciennes compétitions ethniques pour le contrôle de l’appareil d’État et des pouvoirs central et local.
Au carrefour de plusieurs cultures et civilisations qui ont marqué la période précoloniale, le Cameroun abrite plus de 250 ethnies, qui font de cette jeune nation d’Afrique centrale un véritable laboratoire du multiculturalisme et du multilinguisme. Le discours officiel exaltant sa longue et fière histoire de relations intercommunautaires pacifiques couvre d’un voile épais les lignes de fractures qui traversent l’ensemble de la société. La crise identitaire que le Cameroun a longtemps tenté de nier se fait plus visible. Dans le sillage de la dernière élection présidentielle d’octobre 2018, resurgissent des antagonismes ethniques dans l’arène politique et les interactions sociales, sur fond d’âpres rivalités entre deux figures politiques : le président Paul Biya et son principal opposant Maurice Kamto. Les pratiques que l’on croyait enfouies, refont surface et menacent le tissu social camerounais de délitement. Ces dynamiques centrifuges, qui s’accélèrent à faveur des joutes politiques et de la démocratisation des réseaux sociaux, méritent une attention particulière ainsi qu’une forte mobilisation de l’ensemble des acteurs pour en mitiger les effets dévastateurs.
L’absence d’un récit national partagé
Le Cameroun n’est ni une donnée géographique qui a traversé les ères et ni une réalité culturelle immuable. Il est le produit d’une récente entreprise coloniale qui a débuté sur les berges du fleuve Wouri. Au prix d’une conquête souvent sanglante, les pouvoirs coloniaux (allemand d’abord, puis franco-britannique) ont rassemblé, en une seule entité territoriale et sous la même autorité politique, un ensemble épars de communautés dotées de systèmes politiques propres. Les frontières du nouvel État, négociées et renégociées entre les puissances coloniales au gré d’évènements géopolitiques majeurs, ont parfois éclaté sur plusieurs pays voisins les communautés que l’histoire, la langue et la religion soudaient (à l’instar des communautés Peul et Kanuri dans le septentrion, ou encore la communauté Fang dans le sud).
Soixante ans après l’indépendance du Cameroun, la question ethnique demeure au centre de toutes les mutations opérées au plan politique, social et économique. Le leadership politique n’est pas parvenu à imposer un État-nation hégémonique. L’ethnie est restée la première référence pour plusieurs citoyens, pointant les lacunes d’un projet inachevé de construction d’une identité nationale. L’enquête publiée par Afrobaromètre en mars 2019[1] confirme la tendance croissante au retour du chauvinisme tribal : entre 2015 et 2018, le nombre de camerounais qui s’identifient plus étroitement à leur groupe ethnique que leur nationalité a doublé chez les francophones (passant de 6 % en 2013 à 13% en 2018) et quadruplé chez les anglophones (12 à 31%). L’appartenance nationale cède progressivement le pas à l’identité tribale en tant que véritable sens de la citoyenneté.
L’absence d’un récit fédérateur, qui offrirait une colonne vertébrale unique à ce vaste agrégat de communautés, livre les premières clés de compréhension du recul du sentiment national et du repli identitaire, qui travaillent actuellement la société camerounaise. De nombreux camerounais ignorent des pans de leur histoire. Une histoire faite de sacrifices consentis par des femmes et des hommes originaires des grands groupes culturels étalés sur l’ensemble du « triangle national ». Chaque ethnie porte en elle les stigmates de la répression coloniale. Et le mouvement indépendantiste dont la lutte a accéléré l’indépendance du Cameroun, rassemblait des leaders recrutés dans la quasi-totalité des complexes culturels du pays. Cependant, le travail d’entretien d’une mémoire collective des résistances à la pénétration coloniale et des luttes pour s’en affranchir, a été autant négligé que le projet de réhabilitation des figures héroïques de ces combats. Même si ces figures ont été élevées au rang de héros nationaux dans les années 1990, en réaction à une forte demande populaire, aucun rituel politique n’a été institutionnalisé afin de commémorer périodiquement leur mémoire.
La mobilité interrégionale des communautés : un ressort du repli identitaire
La colonisation a favorisé l’aménagement en infrastructure de la ville côtière de Douala, par laquelle transitait l’essentiel des ressources naturelles exportées vers la France. Le modèle de gouvernance qui a prévalu depuis l’indépendance reposait sur une concentration de l’investissement public dans les grandes villes de Douala et Yaoundé (centre), avant d’atteindre assez marginalement les chefs-lieux des dix régions du Cameroun. Les campagnes et les régions périphériques, trop éloignées des centres décisionnels, ont été les parents pauvres des plans de développement urbains. La concentration des opportunités et des richesses dans certains centres urbains a attiré des populations issues de plusieurs communautés ethniques, entrainant parfois une occupation anarchique de l’espace. Le paysage urbain s’est progressivement transformé sous l’effet d’un exode rural massif, contraignant les populations dites autochtones à cohabiter avec des communautés étrangères.
Les débuts de la cohabitation ont été plus ou moins facilités par la grande disponibilité des terres et des opportunités professionnelles. Cependant les interactions entre les communautés se sont détériorées à mesure que les opportunités se raréfiaient. Le dynamisme économique de certaines communautés, à l’instar des Bamiléké (ethnie de la région de l’Ouest Cameroun, très influente dans les milieux d’affaire), leur a permis d’étendre leur patrimoine foncier dans les grandes villes. Alors que les communautés autochtones ont gracieusement cédé aux communautés allogènes d’importantes parcelles de terre pour s’y installer – à une époque où de vastes étendues restaient inexploitées -, les descendants d’autochtones désireux de louer ou acheter un terrain sont de plus en plus confrontés à des interlocuteurs Bamiléké. La nouvelle donne a été amèrement vécue par certains, à qui les parents ont parfois répété en boucle que les « envahisseurs les ont trompés pour récupérer leur terre ».
Malgré l’hétérogénéité apparente des grandes villes, force est de constater la grande homogénéité culturelle qui caractérise certains quartiers. Les dynamiques identitaires observées dans les métropoles constituent un prolongement des modes de solidarité communautaires existant dans les régions d’origines. Si pour certains ces phénomènes facilitent l’intégration des communautés dans le tissu urbain, ils favorisent pour d’autres sa lente atomisation. Plusieurs incidents enregistrés ces dix dernières années ont révélé le climat d’intolérance qui s’installe entre communautés dans les villes cosmopolites. Le 31 décembre 2011, la mort d’un jeune-homme à l’arme blanche dans la ville de Douala a envenimé les tensions entre les communautés autochtones Sawa et les allogènes Bamiléké, provoquant une semaine d’émeutes[2]. Les affrontements intercommunautaires dans la ville d’Obala (centre) ont opposé, le 25 avril 2019, les autochtones Beti aux allogènes venus des régions du nord Cameroun (communautés Peul et Haoussa), faisant un mort et douze blessés[3]. La découverte du corps sans vie d’un jeune dans la ville de Sangmélima (Sud), a déclenché, les 9 et 10 octobre 2019, des scènes de pillage de magasins appartenant aux communautés allogènes Bamoun et Bamiléké[4]. Ces évènements, qui ne sont pas exhaustifs, alertent sur les tensions intercommunautaires qui couvent dans les villes cosmopolites. Au-delà de l’espace urbain, l’espace politique camerounais est vraisemblablement le terrain d’expression privilégié d’un communautarisme rampant.
L’ancrage communautaire du système politique
L’ethnicité structure le champ politique camerounais. Le phénomène ethnique conditionne profondément la ligne éditoriale des organes de presse, l’appartenance religieuse et politique, les comportements électoraux ainsi que les stratégies des acteurs politiques. Un postulat brillamment défendu par l’anthropologue camerounais Paul Abouna, qui mobilise le concept d’ethnocratie pour traduire ce pouvoir coercitif de l’ethnie, et décrire une réalité dans laquelle elle « fait accéder au pouvoir et aide à gouverner les hommes. »[5]
Dans ce contexte multi-identitaire, les identités ethniques ont historiquement joué un rôle dans la structuration des réseaux politiques, dessinant une carte politique qui se superpose aux clivages ethniques. Les principaux partis recrutent l’essentiel de leurs militants dans la communauté d’origine du leader, et ont sanctuarisé leurs fiefs électoraux dans les régions et quartiers qui concentrent ces communautés. Les partis au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), peut compter à chaque élection sur les suffrages des communautés Fang, Beti, Bulu qui partagent la même aire culturelle avec le chef de l’État. Lequel a coopté dans son parti des notables Bamiléké, Peul et anglophones pour conquérir l’électorat des régions occidentales et septentrionales du pays. Le septentrion est également quadrillé minutieusement par les alliés du parti présidentiel – l’UNDP, le FNSC et le MDR – qui y ont érigé de solides forteresses, impénétrables pour les formations politiques venues du Cameroun méridional.
Le « pays Bassa », les quatre départements occupés par la communauté éponyme, est politiquement contrôlé par les différentes tendances de l’UPC ainsi que le PCRN, nouveau-né de la scène politique. Les régions anglophones du Nord-ouest et Sud-ouest ont été les terres traditionnelles du Social Democratic Front (SDF) avant ses revers aux récentes élections sénatoriales, présidentielle, législatives et municipales. Quant au Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), deuxième force politique du pays malgré une absence aux dernières élections législatives de février 2020, son emprise s’est consolidée dans les régions cosmopolites de l’ouest, du littoral et du centre.
Dans un contexte de forte polarisation communautaire, la compétition politique exacerbe les antagonismes ethniques. De nouvelles pratiques politiques reposant sur la manipulation du référentiel identitaire pour engendrer des soutiens ou exclure un adversaire, imprègnent progressivement le champ politique, essentialisant ainsi les antagonismes sociaux et politiques. Le nombre croissant de camerounais qui considèrent que le contrôle du pouvoir est un moyen de garantir les avantages et privilèges de leur propre groupe, interprètent les joutes politiques comme une menace portée contre leur communauté par une autre. L’ethnicité est d’autant plus redoutable qu’elle attise les instincts de protection et de puissance qui animent chaque groupe social. La compétition politique a réveillé un communautarisme qui s’affiche de plus en plus, de façon décomplexée, accentuant les tensions à l’approche des élections nationales ou locales. L’ethnie est à la fois instrument et victime collatérale de la formidable bataille que se livrent les entrepreneurs politiques, comme l’a illustré le regain de tribalisme qui a marqué les élections présidentielles du 7 octobre 2018[6].
L’ethnie se révèle comme une arme redoutablement efficace pour dynamiter les mouvements de contestation politique. Aux côtés du clientélisme, de la cooptation et de la répression, la manipulation des rivalités ethniques latentes fait partie du répertoire habituellement mobilisé par le pouvoir central pour neutraliser les soulèvements populaires. Certaines communautés ont été délibérément indexées dans les périodes agitées, alors que le régime était menacé de renversement par des groupes révolutionnaires, des putschistes ou des mouvement populaires. De 1956 à 1971, au plus fort de l’insurrection anticoloniale, le visage de l’ennemi intérieur était incarné par les communautés Bassa et Bamiléké ; la communauté Peul a cristallisé la colère et la stigmatisation après le coup d’État déjoué du 06 avril 1984 ; depuis la dernière élection présidentielle d’octobre 2018 qui a consacré l’ascension de Maurice Kamto, on prête aux Bamiléké, ethnie à laquelle il appartient, une ambition hégémonique. Laquelle se traduirait par des manœuvres pour étendre leur emprise sur le champ politique après l’avoir consolidée dans les secteurs clés de l’économie. En jouant sur les différences identitaires, le régime a extraordinairement fragilisé les groupes d’oppositions qui se structuraient au sein de la diaspora (rivalités au sein de la Brigade anti-sardinar, BAS), du mouvement anglophones (tensions persistantes entre anglophones du Nord-ouest et du Sud-ouest), et dans l’arène politique locale (guéguerres entre le MRC et le PCRN, ou le SDF et le MRC, etc.).
Les démons de la division ethnique qui ont été constamment relâchés, ont étouffé toute « conscience de classe » susceptible d’émerger au sein des catégories exclues de la gouvernance politique et économique. Les fronts sociaux et politiques, qui peuvent se former sur la base d’une volonté partagée de changement, de transparence et d’ouverture démocratique, s’en trouvent significativement affaiblis.
La faillite de l’État-providence a créé un terreau fertile sur lequel les replis identitaires s’amplifient. Les inégalités se creusent dans ce pays où plus de 8 millions de camerounais vivent en dessous du seuil de pauvreté. L’accès aux services de base et à l’emploi demeure difficile pour de nombreux ménages. La faillite de l’État dans la délivrance de la sécurité humaine a fragilisé l’allégeance citoyenne, poussant des individus à se tourner vers des groupes primaires (la famille, le clan et l’ethnie) où l’allégeance primordiale remplace la loyauté vis-à-vis de l’État. Des acteurs de substitution, habituellement les élites communautaires ou leaders religieux, prennent dans ce cas de figure une importance singulière dans la vie des populations.
Le communautarisme prend progressivement l’appareil d’État en otage. Des Lobby ethniques (Essingan, Laakam, etc.) se sont constitués pour influencer les nominations des haut-fonctionnaires. Les choix gouvernementaux, concernant le ciblage géographique des plans spéciaux ou plan d’urgence triennale, sont aiguillés par les « Mémorandums » adressés par des leaders communautaires ou régionaux, qui dressent un chapelet de griefs et revendications communautaires. Bien qu’on soit loin d’une configuration mono-ethnique des institutions publiques, la surreprésentation de certaines communautés dans certaines structures d’État en fonction de l’origine de ses responsables, confirme de manière remarquable l’enracinement du communautarisme, par ailleurs institutionnalisé à travers un ordre juridique qui consacre les notions d’autochtone et d’allogène.
L’émergence d’un communautarisme 3.0
La forte pénétration des smartphones enregistrée ces dernières années a significativement élargie la population d’internautes. Le taux de pénétration d’internet a atteint 30% en janvier 2020 – soit 7,8 millions d’internautes sur une population estimée 26 millions d’habitants – selon un rapport publié par Hootsuite et We Are Social[7]. Cette digitalisation progressive de la société a déplacé la bataille politique vers le cyberespace. Les tensions intercommunautaires qui progressent irrésistiblement dans le paysage politique ont investi les réseaux sociaux. Sur Facebook, Twitter et WhatsApp – les trois principales plateformes numériques prisées par les internautes camerounais – fleurissent de grossières caricatures qui ciblent certaines communautés. Les préjugés et rivalités qui travaillent la société se déplacent dans l’espace virtuel avec une intensité nouvelle.
Les réseaux sociaux ont été le catalyseur d’un déchainement inédit de commentaires, publications, réactions xénophobes, traduisant une réappropriation populaire des joutes intercommunautaires. Deux narratifs, l’un prêtant aux bamiléké des ambitions hégémoniques et l’autre attribuant aux Beti une appétence à la corruption (entendue dans son acception la plus large), s’affrontent sur les réseaux sociaux avec un relief particulier. Ils reflètent le bras de fer permanent qui oppose le président en exercice, M. Paul Biya, à l’opposant M. Kamto, qui revendique toujours sa victoire depuis la dernière élection d’octobre 2018. Ces catégories de calomnie ne sont pas les seules, des variantes existent, dans lesquels les jeunes Beti et Bamiléké sont respectivement traités de frivoles et sournois. Des préjugés, très largement répandus sur les réseaux sociaux, qui installent un climat de méfiance réciproque entre ressortissants des deux communautés.
Toutes les communautés ethniques sont victimes de cette montée sans précédent des discours haineux et des déclarations incendiaires sur les réseaux sociaux. A la différence de l’arène politique où seuls les leaders d’opinion avaient le privilège de proférer des discours d’exclusion, les réseaux sociaux ont contribué à la libération de la parole xénophobe chez un public plus large, issu de toutes les couches sociales. La violence verbale progresse de manière inquiétante, sans rencontrer de résistance énergique de la part des régulateurs. Les autorités ont essayé de freiner le phénomène. Au début de la crise anglophone, le gouvernement a opté pour un blackout numérique qui a duré trois mois (de janvier à mars 2017). L’enjeu de cette coupure d’internet était de neutraliser une propagande sécessionniste qui attirait un nombre incalculable de jeunes des régions anglophones. Selon plusieurs experts, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans la reconstitution du noyau indépendantiste, après l’emprisonnement des figures modérées du mouvement anglophone.
Les réseaux sociaux ont consacré le triomphe médiatique des suprématistes ethniques. Certains influenceurs web incarnent désormais le visage des entrepreneurs de haine qui manipulent des symboles identitaires à des fins politiques. Se présentant comme des porte-paroles d’une communauté ethnique, ils injectent dans l’opinion le venin de la haine qui se propage à une vitesse accélérée, au moyen de « live » diffusés quasi-quotidiennement à des heures de grande écoute. Les compteurs d’audience explosent et la viralité de leurs contenus partagés et « likés » par des milliers d’internautes, témoigne du nombre croissant de « followers » qu’ils parviennent à engager.
Le repli identitaire n’épargne pas les réseaux sociaux dans lesquels essaiment des « groupes Facebook ou WhatsApp » aux forts relents communautaires. L’extraordinaire facilité avec laquelle le tribalisme pénètre les réseaux sociaux interroge. Et le fonctionnement même des plateformes numériques, où les algorithmes organisent le fil d’actualité des internautes, accroit les risques de radicalisation des opinions communautaristes. En effet, une « bulle de filtres » enfermerait l’utilisateur dans un espace virtuel correspondant à ses opinions et à ses centres d’intérêts[8]. Il s’agit là phénomène d’exposition sélective qui renforce des croyances ethnocentriques et resserrent les liens entre ses partisans.
Une cohésion nationale en trompe l’œil
La stabilité du Cameroun repose sur un fragile équilibre ethno-régional, maintenu à l’occasion des nominations des responsables publics, des investitures internes au parti présidentiel et ; de la négociation des alliances politiques. Un effort particulier a été engagé pour dissimuler de profondes fractures identitaires sous le masque de « l’équilibre régional » promu dans le cadre des concours d’accès à la fonction publique et aux grandes écoles. Destiné à offrir la photographie d’un paysage institutionnel qui reflète les différentes communautés ethniques qui composent la nation camerounaise, ce dispositif est de plus en plus remis en cause par une frange de l’opinion qui estime qu’elle sape l’idéologie méritocratique qui devrait gouverner l’accès à la fonction publique pour en garantir la performance.
Par ailleurs, le législateur a rejoint les efforts visant à contenir le repli communautaire dans l’espace politique et le déferlement de propos haineux sur internet. L’exigence de la prise en compte des composantes sociologiques des circonscriptions – appréciée du point de vue socio-ethnique – dans la constitution des listes de candidats aux élections locales a été introduite dans le Code électoral du Cameroun[9]. Le 29 novembre 2019, l’Assemblée nationale a adopté un projet de loi qui pénalise « l’outrage à la tribu et l’incitation à la haine tribale. »[10]
Les autorités camerounaises ont essayé d’atténuer les dérives xénophobes dans les élections locales en réservant le poste très couru de « Maire de ville » – une sorte de super maire des grandes agglomérations – aux communautés autochtones. L’article 246 de la nouvelle loi sur la décentralisation promulguée en décembre 2019, dans le sillage du Grand dialogue national, stipule que tout candidat à la fonction de maire de ville doit être un autochtone de la région à laquelle la ville est rattachée. Cette décision ne fait pas consensus au sein de la classe politique. Certains leaders politiques de l’opposition ont estimé que cette disposition était « porteuse de risques de déflagrations sociales »[11]
Des évolutions ont également été constatées au plan institutionnel. Le 23 janvier 2017, alors que la crise anglophone battait son plein, le président de la République a créé une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme (CNPBM), à qui a été confiée la lourde mission de « maintenir la paix, de consolider l’unité́ nationale du pays et de renforcer la volonté́ et la pratique quotidienne du vivre ensemble de ses populations. » Cette institution qui joue un rôle consultatif peine à s’affirmer faute de leviers coercitifs, dans un environnement pluriethnique au sein duquel les lignes de fracture se renforcent.
Dans les régions anglophones confrontées à une insurrection séparatiste d’une rare violence, les entrepreneurs identitaires ont progressivement consolidé leur influence sur le rejet d’un pouvoir central – accusé de défendre un modèle hypercentralisé et assimilationniste. Dans les autres parties du pays et sur les réseaux sociaux, la stigmatisation communautaire s’envenime, le repli identitaire s’accentue et les tensions intercommunautaires s’aggravent. L’intolérance et la discrimination basées sur l’appartenance ethnique se normalisent à tel point que les propos haineux sont de plus en plus considérés comme l’expression d’une opinion différente. L’apparente cohésion qu’affiche le Cameroun masque un profond malaise identitaire qui pourrait précipiter ce pays dans un cycle ininterrompu de violences intercommunautaires.
Mitiger les tensions intercommunautaires qui s’exacerbent à mesure que la compétition politique s’envenime, voilà la difficile équation que doit résoudre l’État du Cameroun pour consolider son vivre ensemble et sa cohésion. L’avènement des réseaux sociaux accélère la progression d’un phénomène entropique qui gagne l’ensemble des segments de la société. Si les mécanismes de régulation récemment adoptés par les autorités ont quelque peu étouffé son expression, la progression souterraine d’un communautarisme sournois fait peser un risque élevé d’implosion du pays. Le dispositif actuel mérite d’être renforcé, certains existants qui aliment le dissentiment doivent être remaniés, et de nouveaux efforts entrepris pour éviter à la crise identitaire, déjà bien installée, de prendre une tournure violente.
L’État est appelé à jouer un rôle prépondérant dans la régulation et la gestion de la diversité ethnoculturelle, en agissant sur les symboles et en opérant des choix politiques audacieux. La construction d’un roman national qui s’appuie sur l’histoire des luttes de libération contribuerait à cimenter l’identité nationale. L’inscription de cette histoire dans les programmes scolaires servirait alors à raviver la fierté et l’unité du Cameroun, afin d’exhorter au patriotisme. Le compromis doit être en permanence recherché autour du cadre juridique et institutionnel des élections, afin de réduire les risques de contestation violente, souvent aux relents communautaires, des élections.
La collaboration des géants du net dans le tracking de la parole haineuse et discriminatoire sur les réseaux sociaux, jetterait les bases d’un usage responsable de ce formidable outil. Le travail de régulation des contenus qui mérite d’être engagé ne doit pour autant pas ouvrir une brèche profonde à la systématisation de la censure.
Les responsables politiques doivent tenir un discours d’apaisement et encadrer l’expression politique de leurs militants. Ils doivent condamner sans réserve les dérapages ethniques d’où qu’ils viennent et prendre leur distance avec les soutiens politiques qui jouent sur la fibre très sensible de l’ethnicité.
La société civile doit également contribuer à travers des campagnes permanentes de sensibilisation menées au plus près des populations, ainsi que l’accompagnement et la facilitation des dialogues intercommunautaires nécessaires pour restaurer un climat de confiance entre les différentes ethnies.
[1]https://afrobarometer.org/sites/default/files/publications/Dépêches/ab_r7_dispatchno283_divisions_anglo_francophones_saggravent_au_cameroun.pdf
[2] https://www.jeuneafrique.com/177831/politique/cameroun-apr-s-les-meutes-retour-au-calme-douala/
[3] https://berthoalain.com/2019/04/26/affrontements-communautaires-a-obala-25-avril-2019/
[4] https://fr.sputniknews.com/afrique/201910171042276755-lassassinat-dun-jeune-dans-le-sud-du-cameroun-se-transforme-en-crise-identitaire/
[5] Paul Abouna, Le pouvoir de l’ethnie : introduction à l’ethnocratie, Harmattan, Yaoundé, 2011
[6] https://fr.sputniknews.com/international/201902071039942327-montee-tribalisme-cameroun-guerre-civile/
[7] https://www.investiraucameroun.com/economie/2402-14084-le-taux-de-penetration-de-l-internet-au-cameroun-atteint-30-en-2020-grace-a-l-arrivee-de-570-000-nouveaux-internautes
[8] https://www.jeuneafrique.com/mag/594068/societe/tribune-quand-les-reseaux-sociaux-ravivent-les-conflits-ethniques/
[9] https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2008-3-page-629.htm
[10] http://www.crtv.cm/2019/12/lassemblee-nationale-adopte-la-loi-sur-le-tribalisme/
[11] http://www.rfi.fr/fr/afrique/20191220-cameroun-debat-projet-loi-decentralisation-autochtonie