Le 25 juin dernier, Imran Khan, Premier ministre pakistanais, déclare lors d’un discours à l’Assemblée nationale : « Les Américains sont venus à Abbottabad et ont tué Oussama Ben Laden. Il est mort en martyr ». La désignation de l’ancien chef d’Al-Qaïda tué le 2 mai 2011 par les forces spéciales américaines à Abbottabad (Pakistan) comme « martyr » a provoqué des vagues de réactions animées dans le pays.
Martyr ?
Cet emploi du terme martyr, shahid en arabe, est en effet signifiant. Il renvoie à une symbolique et un concept religieux existant dans chacune des trois religions monothéistes. Ainsi, si son emploi est aujourd’hui fréquemment associé à l’islam, la notion de « martyr » est inhérente à la conception de la religion et on en situerait l’origine plutôt dans le christianisme, voire le judaïsme.
Le mot « martyr » vient du grec marturos ou « le témoin de Dieu ». Sa définition est controversée, car porteuse d’un double sens. Si nous nous attardons sur la définition per se, le terme désigne celui qui témoigne de sa foi à travers ses intentions et ses actions, et ce indépendamment de toute dimension mortifère. Le deuxième sens, plus répandu dans l’acception commune du martyr, réfère à la mort du croyant dans une guerre pour la cause de Dieu. Dans cette dernière, le martyr témoigne de sa foi en mourant pour celle-ci, il représente l’abnégation religieuse à son paroxysme et devient à ce titre objet de vénération pour sa communauté.
On comprend ainsi que la désignation de Ben Laden comme martyr par Imran Khan pose problème. Figure religieuse vénérée, le martyr ne peut souffrir pour les croyants d’un amalgame avec le terroriste. « Les musulmans du monde entier se battent contre la discrimination qu’ils subissent en raison du terrorisme récent et notre Premier Ministre aggrave la situation en qualifiant Oussama Ben Laden de martyr de l’Islam », a d’ailleurs tweeté Meena Gabeena, connue au Pakistan comme défenseuse des droits de l’Homme.
Le non-respect du droit international : un facteur de tensions
Si l’usage du terme fait couler l’encre, l’idée sous-jacente exprimée par le Premier ministre pakistanais subsiste : « Après cela, le monde entier nous a insultés […]. Notre allié tue quelqu’un dans notre pays sans même nous en informer ». Le propos n’est pas sans rappeler les événements de ce début d’année : l’exécution ordonnée par Donald Trump de Qassem Soleymani, commandant iranien de la force Al-Qods des Gardiens de la Révolution, et ce sur le sol irakien et sans l’accord du gouvernement.
Si cet événement est d’autant plus grave qu’il concerne un haut gradé de l’armée et un personnage politique actif de la vie iranienne, on peut tout de même, dans cette continuité, souligner ce qu’Imran Khan et de nombreux défenseurs des droits de l’homme mettent en avant : le non-respect des règles du droit international humanitaire, du droit international des droits de l’Homme et de lutte contre le terrorisme. En effet, les assassinats extraterritoriaux sont légitimés dans trois situations : lorsque le pays dans lequel les assassinats ont lieu y consent, en cas de légitime défense ou si le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies les autorise. La violation de souveraineté du territoire pakistanais, la non-consultation de l’ONU et l’utilisation de la règle de légitime défense se prêtent peu (ou du moins de manière non-consensuelle) à ce cas et ont été la source du débat quant à la licéité de cette action. C’est en accord avec ces principes juridiques qu’Imran Khan se permet d’évoquer une mise à mort arbitraire, mais surtout illégale, renvoyant aux pays « d’accueil » leur incapacité à gérer la situation, et source « d’humiliation » selon ses termes.
Dans le cas de Ben Laden, comme dans celui de Qassem Soleymani, l’absence de jugement interroge sur le sens du mot « justice » utilisé par Barack Obama en 2011 pour qualifier l’opération ayant abouti à la mort de l’ancien leader d’Al-Qaïda. L’évidence posée par la nécessité d’une condamnation sévère à l’égard de Ben Laden ne peut cependant se substituer à l’exercice de la justice telle qu’elle est conçue en Europe ou aux États-Unis. En d’autres termes, le terrorisme, bien que constituant un enjeu actuel majeur, ne doit pas faire oublier qu’il existe un cadre juridique ayant pour objectif de contribuer à la paix et à la sécurité internationales. Ainsi, si les propos d’Imran Khan concernant le statut de martyr d’Oussama Ben Laden sont outrageux tant pour la communauté internationale que musulmane, le sentiment d’humiliation du Pakistan reste compréhensible.
Finalement, il est intéressant de revenir sur cet événement une dizaine d’années plus tard, le recul permettant d’observer l’état actuel de la question terroriste dans son ensemble. L’assassinat du leader d’Al-Qaïda a-t-il eu des répercussions fructueuses en matière de résolution des problématiques terroristes ? Si le bénéfice de l’action pour la politique du pays et du président de l’époque ne fait aucun doute, la sécurité internationale continue d’être menacée par les mêmes groupes et sous-groupes issus du mouvement, posant la question de l’adoption de modalités d’actions plus effectives.
Image : La Maison Blanche par Pete Souza, U.S Department of Defense