Alors que l’épidémie de Covid-19 n’en finit pas de sévir en Inde, les musulmans, qui forment la plus grosse minorité religieuse du pays, sont pointés du doigt, considérés coupables de la propagation exponentielle de l’épidémie dans la péninsule. La crise sanitaire, qui d’ores et déjà cristallise les disparités sociales du sous-continent, semble agir comme un révélateur de l’islamophobie grandissante au sein de la société indienne.
La politique nationaliste du gouvernement polarise la société indienne
Depuis l’élection de Narandra Modi à la tête de l’Inde en 2014, la marche vers l’hindutva (l’hindouité) du pays est lancée à grande allure par le chef du parti majoritaire Bharatiya Janata Party (BJP). Sa large réélection en mai 2019, a marqué l’accélération de son programme nationaliste religieux, certains y voyant une stigmatisation grandissante des minorités religieuses et culturelles, en premier lieu desquelles, la communauté musulmane, qui représente près de 200 millions de personnes sur 1,3 milliard d’habitantes.
La politique du gouvernement, qui se base sur la conception de l’hindutva selon laquelle l’hindouisme incarne la nation indienne, participe de la montée des tensions intercommunautaires et menace le sécularisme indien, qui s’entend comme « l’égale bienveillance de l’État à l’égard de toutes les religions ».
Si les tensions entre nationalistes hindous et musulmans ne datent pas d’hier, celles-ci se sont considérablement amplifiées depuis 2014, à l’instar des dissensions à propos de l’exploitation des vaches qui ont mené à des lynchages entraînant la mort de dizaines de musulmans. Les vaches, considérées sacrées aux yeux des hindous, représentent un enjeu économique majeur pour la communauté musulmane, qui s’est vue évincée de ce marché.
La revalorisation par le pouvoir de l’idéologie de l’hindutva, qui relègue les citoyens non-hindous à un statut social déprécié, « leur confession étant jugée « non-indienne » car née en dehors du continent », fomente la montée de l’islamophobie au sein des différentes strates de la société.
Un contexte de violences interconfessionnelles lié à la loi sur la citoyenneté
Le début de l’année 2020, marqué par des émeutes intercommunautaires meurtrières, notamment dans le nord-est de la capitale, New Dehli, n’a fait qu’accentuer ce clivage confessionnel latent.
Ces tensions font suite à une vague de protestations et un large mouvement de grève provoqué par le vote de la très controversée loi sur la Citoyenneté « Citizenship Amendment Act » (CAA) par le Parlement indien, en décembre dernier.
Cette loi, qui a pour ambition de faciliter la naturalisation des réfugiés hindous, sikhs, jaïns et chrétiens après 6 ans de résidence en Inde, contre 12 ans actuellement, induit une inégalité en droit puisque « les musulmans illégaux, à la différence des autres sans-papiers, ne seraient pas éligibles au statut de réfugiés et, au-delà, de citoyens ».
En ce sens, la religion d’un individu devient désormais un critère incontournable d’acquisition de la citoyenneté et la loi, qui se veut une initiative bienveillante à l’égard des victimes de persécutions dans les pays voisins, marginalise les fidèles de religion musulmane. Les dires du ministre de l’Intérieur, Amith Sha qui affirmait que « Ce texte de loi n’a rien à voir avec les musulmans de ce pays » n’ont pas suffi à étouffer l’ire d’une grande partie de la population contre cette nouvelle mesure qu’elle considère discriminatoire à l’encontre des musulmans.
Cette loi vient s’ajouter au « National Register of Citizen » (NRC) mis en place en Assam qui a pour objectif de recenser l’ensemble des citoyens et de les inscrire administrativement dans un registre afin d’identifier les sans-papiers. En août dernier, l’administration a ainsi déclaré que près de 1,9 million de personnes étaient en situation d’illégalité en Assam. Le NRC est désormais appelé à s’étendre à tout le territoire indien via le « National Population Register » (NPR). Selon Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au Ceri-Sciences Po/ CNRS et spécialiste du sous-continent indien, la combinaison du CAA et du NPR pourrait avoir de lourdes conséquences sur la population musulmane illégale qui « [pourrait] se retrouver dans des camps que le gouvernement a récemment demandé aux États de construire ».
La crise sanitaire et sociale alimente les peurs et accentue la tendance à l’islamophobie
C’est dans ce contexte particulièrement tendu qu’intervient le danger pour la santé publique que représente le Covid-19. Les mesures de protection sanitaire et le confinement décrété le 24 mars dernier ont mis le pays à l’arrêt et alimenté la peur du lendemain pour des millions de personnes.
L’économie indienne repose massivement sur le secteur informel puisque 90% des travailleur-euse-s y prennent part et son démuni-e-s de toute protection sociale. Ainsi, le confinement a été un véritable cataclysme pour l’ensemble de cette main d’œuvre qui dépend d’ordinaire de salaires journaliers pour vivre. De même, des millions de travailleurs migrants se sont tout à coup retrouvés sans emploi, voire sans logement, contraints de quitter précipitamment les grandes villes à pieds, pour rejoindre leur village natal. Cet exode massif, plus gros déplacement de population enregistré en Inde depuis la partition du pays en 1947, a engendré des centaines de morts et de blessés sur les routes.
La crise sanitaire et sociale a donc semé, au sein de la population, la peur de la contamination, de la faim et de la crise économique. Cette angoisse s’est développée sur le terreau de l’islamophobie latente, dans un contexte d’affrontement intercommunautaire.
La crise épidémique a ainsi agi comme un révélateur de la stigmatisation des musulmans au sein de la société indienne, désignés responsables de la propagation du Covid-19. En cause, un événement religieux, organisé à Delhi rassemblant 1500 à 1700 fidèles musulmans, dont 24 ont ensuite été testés positifs au Coronavirus.
La communauté musulmane pointée du doigt comme responsable de la propagation du virus
Cet événement, organisé entre le 1er et le 15 mars 2020 par les membres de la communauté musulmane du Tablighi-i-Jama’a, a été présenté par les médias comme un élément déclencheur de la propagation de l’épidémie en Inde, alors même que le ministère de la Santé exprimait dans un tweet, le 13 mars, que l’épidémie du coronavirus n’était pas une « urgence sanitaire » et qu’il n’y avait pas de raison de s’en inquiéter. D’ailleurs, les célébrations religieuses hindoues se déroulaient comme à l’accoutumée, avant l’interdiction de tous les rassemblements religieux, cinq jours plus tard, le 17 mars.
Dans ce contexte, la discrimination a été accentuée à l’encontre de la population musulmane, allant jusqu’au refus d’accès aux fidèles à certains espaces de sociabilité : quartiers, villages, voire hôpitaux. À certains endroits, ce rejet est allé jusqu’au « boycotte [des] marchands musulmans sur certains marchés, quand ceux-ci ne sont pas littéralement lynchés sur un soupçon réel ou un fantasmé de contamination ».
Les réseaux sociaux ont largement amplifié cette tendance haineuse à l’encontre des musulmans. Des centaines de milliers de tweets ont notamment repris le hashtag #CoronaJihad, accompagné de discours anti-musulmans ou de fausses vidéos alimentant la thèse de leur responsabilité dans la propagation de l’épidémie.
L’ensemble de ces événements a poussé les régimes saoudien et émiratis à entreprendre une démarche via l’Organisation de la Coopération Islamique, pour pousser le gouvernement indien à protéger la minorité musulmane de son pays.
Image : par Raam Gottimukkala de Pixabay