L’islam au Mozambique a une histoire millénaire. D’après le recensement de 2017, il y a au Mozambique 18,9 % de musulmans, 59,8 % de chrétiens, 4,8 % se déclarent d’une «autre» religion et 13,9 % de personnes sont sans religion. Les musulmans sont toujours majoritairement concentrés au nord du pays. Dans le souci d’éclairer la crise actuelle au Cabo Delgado, un précédent article faisait le point sur l’histoire et la sociologie de la région. Cet article sur l’histoire de l’islam au Mozambique vient apporter un éclairage supplémentaire.
L’islam au Mozambique : une présence ancienne
Les peuples de l’actuel Mozambique, en majorité bantous [1], avaient une culture essentiellement orale. Les archives sont donc quasiment inexistantes. L’archéologie, la numismatique et l’étude des ruines de certaines villes fournissent cependant des renseignements précieux. Il en ressort sans nul doute qu’un commerce existait entre le monde arabo-persan et les peuples de la côte mozambicaine dès le VIIIe siècle [1, 2].
On trouve notamment les traces de la fondation de Sofala dès le Xe siècle (Sofala était un port proche de l’actuelle ville de Beira, au centre-sud du Mozambique). Les marchands venaient notamment y chercher l’or et l’ivoire du Royaume de Zimbabwe, puis de l’Empire de Monomotapa [1]. Ces échanges prouvent l’existence de contacts avec l’intérieur des terres*.
L’islam suit ces routes commerciales et s’implante au départ pacifiquement, notamment au gré de mariages entre commerçants et filles de dirigeants locaux. Il ne modifie pas les structures sociales ni le pouvoir en place chez des peuples au départ animistes. L’appartenance à l’islam est associée à un prestige économique et social et le changement de religion peut être le fait d’un individu ou d’un groupe. Lorsqu’un chef se convertit, il devient à la fois chef politique et spirituel de son clan ou de son peuple. Le peuple prend alors la même religion. Malgré quelques contacts avec l’arrière-pays, les conversions concernent en grande majorité des peuples côtiers.
Un réseau culturel et religieux mondial
Dès ses débuts, l’islam au Mozambique est pleinement intégré dans l’ensemble du monde musulman. Les réseaux commerciaux, puis religieux, s’étendent vers Madagascar, le long de la côte Swahili (dont Zanzibar) et jusqu’à l’Indonésie, en passant par la Mer Rouge, Oman, le Golfe Persique et l’Inde (notamment le Gujarat) [1]. Plusieurs courants s’implantent donc le long de la côte est-africaine. Beaucoup sont sunnites (principalement chaféites), on ne compte qu’une petite minorité de chiites. L’islam swahili est imprégné d’influences yéménites (région d’Hadramaout) et arabo-persanes [3].
Les Shirazis
Au nord du Mozambique, les Shirazis sont très présents [2, 3]. Bien que bantous, ils revendiquent une origine culturelle et religieuse perse. On note aussi des influences omanaises [2].
Chez les Shirazis, pouvoir religieux et séculier sont liés. En effet, le pouvoir est fondé sur la connaissance de l’islam et du Coran autant que sur les savoirs traditionnels (connaissance des esprits des anciens, propriété des terres, rituels). L’islam shirazi du nord du Mozambique ne voit ainsi pas d’incompatibilité avec les coutumes, croyances et structures sociales africaines. Il conserve notamment la matrilinéarité et la danse rituelle du mawlid (à ne pas confondre avec la fête de Mawlid – la commémoration de la naissance du Prophète). La danse mawlid est devenue par la suite le tufo . Le lignage est garant de la légitimité des chefs pour enseigner, diriger les prières, utiliser la « magie » du Coran, célébrer les fêtes. Les élites, hommes ou femmes, lisent l’arabe et s’expriment en KiSwahili et en langue locale [3].
Swahilis chaféites et Shirazis constituent l’islam mozambicain historique. Ils n’ont jamais été soumis à une autorité séculière étrangère. Les chaféites sont toujours présents aujourd’hui au Cabo Delgado. À l’époque coloniale et post-coloniale, l’islam historique est perçu comme « africain » ou « syncrétique », par opposition à un islam « authentique » pratiqué dans la péninsule arabique [3]. D’un constat établi par des chercheurs européens, cela est devenu une accusation récurrente des réformistes wahhabites. Ces derniers voient dans les spécificités de l’islam historique local la preuve d’une ignorance des textes coraniques.
XVe siècle – XVIIIe siècle : cohabitation pacifique avec le christianisme
Les sources écrites sont beaucoup plus nombreuses à partir de l’arrivée des Portugais et beaucoup sont en KiSwahili [2]. Quand Vasco de Gama arrive sur les côtes mozambicaines à la fin du XVe siècle, il y décrit une société très organisée et « supérieure » [1]. Les Portugais estiment que l’islam est trop bien implanté et ne tentent pas de convertir les populations des côtes. Dans le même temps, ils associent cette religion à « l’Orient », peu compatible avec la culture européenne chrétienne [1]. Ces premières perceptions s’inscrivent évidemment dans le contexte historique de la Reconquista, qui venait d’expulser les « Maures » de la péninsule ibérique [4]. Les relations sont donc essentiellement commerciales. Sans être harmonieuses, elles ne sont pas ouvertement conflictuelles.
Les Portugais luttent pour prendre le contrôle des comptoirs dans le sud et le long du Zambèze, commercent avec le Monomotapa et poussent jusqu’à Goa (Inde). Ils échangent alors or et ivoire contre étoffes et épices. En revanche, ils se partagent les comptoirs avec les Arabes au nord (d’Angoche à Pemba). Il n’y a pas eu de confrontation directe ni pour le pouvoir ni pour des questions religieuses [2].
XVIIIe siècle – XIXe siècle : expansion et premières remises en cause
Dès la fin du XVIIIe siècle, l’islam se répand rapidement dans l’intérieur des terres, notamment avec l’intensification de la traite orientale des esclaves [2, 3]. C’est particulièrement le cas dans les Provinces du Niassa et de Nampula. Les peuples Yao et Marave (au Niassa) sont particulièrement impliqués comme chasseurs et fournisseurs d’esclaves. Les Shirazis sont les revendeurs. Les acheteurs viennent de tout le pourtour de l’océan Indien [2]. Les Yao se convertissent, mais aussi les Makua [2]. Pour ces derniers, c’est un moyen d’échapper aux razzias (les esclaves ne pouvant être musulmans) [3, 5]. Les peuples convertis pratiquent leur foi et enseignent le Coran dans des écoles coraniques nombreuses et ouvertes aux femmes. Le Coran est quasiment le seul ouvrage musulman connu, mais il est présent dans presque tous les foyers [1].
Vers la fin du XVIIIe siècle, un premier courant « orthodoxe » apparaît, apporté par des immigrés arabes [2]. Ces derniers remettent en cause plusieurs pratiques locales. Malgré l’opposition des musulmans locaux, le premier élément à être abandonné est le lignage matrilinéaire (qui garantissait la bienveillance des ancêtres). On observe alors une perte de statut social et juridique des femmes. Ce mouvement pour l’orthodoxie est réapparu plus fortement à partir des années 1950.
Au début du XIXe siècle, la traite des esclaves est à son apogée. Pendant une période relativement courte, les Portugais rejoignent ce commerce. En 1842, un décret du Portugal abolit l’esclavage. Les ports de l’Île de Mozambique et de Quélimane passent sous contrôle portugais [2]. En 1856, le Portugal interdit définitivement le commerce des esclaves, sans pour autant réussir à y mettre un terme à Angoche (le Sultanat d’Angoche est particulièrement actif dans la traite) [3].
Fin du XIXe siècle : lutte contre l’esclavage et installation du soufisme
À la fin du XIXe siècle, la prise d’Angoche et l’arrêt de la traite orientale donnent le coup de grâce aux pouvoirs locaux. Ils sont économiquement asséchés et socialement déstabilisés [3]. C’est dans ce contexte que le soufisme fait son apparition sur le sol mozambicain.
Au gré des routes commerciales et de la présence portugaise sur le sous-continent indien, des musulmans soufis du Gujarat commencent à arriver. Pour la plupart, ce sont des marchands seuls. Les femmes sont arrivées plus tardivement, ou bien les hommes ont épousé des Africaines sur place. La confrérie (tariqa, ou « voie ») Chadhiliyya s’implante en 1895. La Qadiriyya, elle, en 1905 (notamment à Pemba). L’islam local est étroitement associé aux figures d’autorité traditionnelles et à la transmission héréditaire du pouvoir. Par comparaison, les soufis estiment que l’autorité spirituelle est liée à la connaissance du Coran, à sa mise en pratique (l’autorité vient avec la piété) et à l’appartenance à une chaîne de transmission du savoir [2, 3].
Les soufis remettent en cause les danses rituelles du mawlid/tufo, installant de nouvelles danses (Brazanji mawlid). Ils diffusent des livres et de la poésie religieuse, pratiquent le dhikr personnel (méditation intérieure comprenant la répétition des noms d’Allah), ouvrent leurs propres écoles (madrasas) dans lesquelles le Coran est mémorisé et récité en arabe. Des désaccords apparaissent également concernant les rites funéraires. Les chants funéraires avec tambours sont remplacés par le dhikr collectif (sorte de transe avec répétition de prières à voix haute). Les soufis célèbrent le Mawlid et vénèrent les saints.
Sans jamais remplacer complètement l’islam historique, le soufisme se répand très largement dans tout le nord du Mozambique. Plusieurs chefs traditionnels deviennent soufis et entraînent leur clan ou peuple avec eux.
Période coloniale : l’indigenato
À partir de la fin du XIXe siècle, le Portugal commence à occuper et à administrer réellement le territoire mozambicain, qu’il revendique face aux autres puissances européennes. La capitale du Mozambique portugais est alors l’Île de Mozambique. De 1907 à 1961 la règle de l’indigenato [2] régit cette colonie. Ce code prévoit la différenciation entre citoyens (soumis à la loi portugaise) et sujets (soumis aux autorités traditionnelles). La liberté de croyance reste garantie. Cependant, seuls les chrétiens ayant adopté les coutumes et la langue portugaises peuvent devenir citoyens. On implante des écoles catholiques pour éduquer à l’européenne et catéchiser les peuples locaux, en particulier les Makonde au nord. Il n’y a en revanche aucune tentative pour convertir les musulmans. L’islam soufi continue d’ailleurs de se répandre à grande vitesse et est très populaire au sein de la jeunesse [1].
Il faut attendre 1961 pour que l’égalité des droits soit garantie et que l’accès à la citoyenneté devienne possible indépendamment de la « race », de la culture ou de la foi pratiquée [4].
Portugais et musulmans : des relations ambiguës
Dans l’ensemble, les relations entre les Portugais et les musulmans ne sont pas ouvertement conflictuelles. Les Portugais perçoivent cependant l’organisation sociale et culturelle musulmane comme concurrente de leur mode de vie. D’un côté, les Européens pensent que les Africains adoptent leur mode de vie quand ils en voient les avantages [1]. De l’autre, plusieurs signes de résistance de la part des soufis les incitent à la prudence. Les musulmans marquent leur insubordination. Par exemple, ils refusent de faire enregistrer leurs écoles et madrasas [4]. Les Portugais entreprennent alors de cartographier précisément la présence des différentes formes d’islam sur le territoire. Ils mandatent également des scientifiques pour en comprendre la culture et l’organisation sociale [4].
En 1950, un recensement permet d’estimer le pourcentage de musulmans dans certaines grandes régions [1]. Ils représentent alors 2,5 % de la population à Quelimane (ville côtière de Zambézie), 10 % sur l’Île de Mozambique (prov. de Nampula), 50 % au Cabo Delgado (nord-est), 70 % au Niassa (nord-ouest).
Dans les années 1950, le Portugal est notamment préoccupé par le fait que l’islam au Mozambique ne dispose pas d’autorités morales propres. Les différentes communautés dépendent de muftis basés à Bagdad ou à Mascate (Oman), par exemple [1, 4]. De plus, des radios émettent en arabe depuis le Caire et New Delhi. Quelques Africains partent en pèlerinage à la Mecque ou faire des études en Égypte, à Oman, en Arabie Saoudite [1]. Les Européens perçoivent ces influences étrangères comme néfastes. En apprenant à connaître les différentes communautés, les Portugais espèrent créer une instance représentative mozambicaine centralisée et « agréée » par le pouvoir colonial. Il s’agit donc de mener une lutte d’influence, mais surtout pas d’engager un conflit ouvert [4].
Les Indiens du Mozambique : une place à part
Fin XIXe siècle – début XXe siècle : une nouvelle organisation sociale
Les Indiens occupent une place particulière dans l’islam au Mozambique. Les premiers arrivés ont importé le soufisme, venu du Gujarat puis de l’Uttar Pradesh. Arrivés sur l’Île de Mozambique en petit nombre, il s’agissait essentiellement d’hommes seuls travaillant dans le commerce alimentaire et textile. À la même période arrivèrent aussi des Comoriens. Ils se sont intégrés dans la société locale, notamment en épousant des Africaines. Il existe donc depuis la fin du XIXe siècle une population métisse indo-africaine [6, 7]. De plus, la capitale du Mozambique a été déplacée à Lourenço Marques (devenue Maputo) en 1896. Le pouvoir colonial était donc loin et les relations entre musulmans traditionnels et soufis se sont établies sans grande influence des Portugais [7].
Ces premiers Indiens soufis ont intégré la vie sociale, commerciale et religieuse locale. En général, ils pratiquaient leur islam en parallèle des Africains, même lorsque les chefs traditionnels étaient devenus soufis. À Porto Amélia (devenue Pemba), les Indiens entretenaient par exemple une mosquée centrale pour la prière communautaire du vendredi, tandis que les Africains avaient de petites mosquées privées avec une madrasa attenante [6].
Il existait cependant des ponts, certains hommes d’affaires indiens finançant par exemple la construction d’une grande mosquée pour les communautés soufies africaines à Pemba. L’éducation religieuse des enfants indiens comme africains était confiée à des maîtres africains, lesquels acceptaient des conditions de vie souvent spartiates en contrepartie du prestige social associé à cette fonction. L’enseignement coranique était alors perçu non comme un métier, mais comme un devoir religieux et un service à la communauté [6].
Le soufisme indien apporte avec lui toute une organisation sociale et une économie morale pieuse. Les relations et fonctions sociales sont codifiées (qui enseigne, qui finance les mosquées et madrasas…). Il en est de même pour les pratiques communautaires (Mawlid, la vénération des saints et les funérailles. Le système permet de contrôler la circulation de l’argent, de légitimer des sources de revenus pour les services religieux (guérison, divination, hitima – lecture du Coran…) [6].
Jusqu’aux années 1930
Dans les trois premières décennies du XXe siècle, d’autres « Indiens » arrivent des territoires portugais ou britanniques en Inde (actuels Pakistan et Inde). Ils s’installent dans le nord, mais aussi dans le sud du Mozambique, dans les régions d’Inhambane et de Lourenço Marques/Maputo. Cette population est sunnite hanafite [1, 7]. Une très petite communauté de chiites ismaéliens s’installe à Porto Amélia/Pemba. Ces derniers sont presque tous partis peu avant l’Indépendance [6, 7]. Parmi ces nouvelles populations, certaines ont acquis la nationalité portugaise, d’autres étaient de nationalité britannique.
Enfin, quelques Indiens venus de la région de Natal, en Afrique du Sud, s’installent également à Lourenço Marques/Maputo et restent liés à leurs communautés d’origine [7].
Ces nouveaux arrivants ne se sont pas « mélangés » avec les Africains, à la différence des premiers soufis. Influencés par leur culture de castes, les Indiens entretenaient de meilleures relations avec les Indo-Africains, tout en les considérant comme inférieurs aux « vrais Indiens » [7].
Dans les années 1930, les communautés indiennes s’organisent en réseaux d’associations appelés « Comunidades maometanas/muçulmanas ». Dans le sud, elles sont majoritairement indiennes. À Porto Amélia/Pemba est créée la Communauté musulmane sunnite indienne de Porto Amélia, majoritairement indo-africaine [7]. Ces communautés consolident un réseau de soutien économique et patrimonial, elles organisent le versement de cotisations, la zakât et le waqf (immobilier à des fins religieuses) [6].
Années 1950-1960 : apparition de l’islamisme
Les années 1950-1960 marquent l’apparition des islamistes dans le panorama de l’islam au Mozambique. Les premiers sont des Indiens ou Indo-Africains du sud du pays. On les appelle Deobandi au sud, mais également sukuti (ceux qui pratiquent les funérailles en silence, sans dhikr) au nord [2]. Formés au séminaire (dar ul-Ulum) de Deoband, dans l’Uttar Pradesh, les Deobandi ont une vision rigoriste et littérale de l’islam. Ils remettent en cause les rites soufis, mais restreignent leurs activités au sud et n’entrent donc pas directement en conflit avec les tariqa (confréries) ni avec l’islam traditionnel [3, 7].
Quelques Deobandi poursuivent cependant leurs études à Médine, notamment Aboubacar Musa Ismael, dit « Mangira ». Mangira étudie la charia et revient à Inhambane en 1964. Avec quelques autres, comme Mumad Yusuf et Aminuddin Mohamad, il entre en conflit direct avec l’islam du nord du Mozambique. Les habitants les perçoivent très mal et les appellent les wahhabites. En particulier, les tensions vont s’accroître entre Indiens et Indo-Africains à partir de l’arrivée des wahhabites [3, 7].
Pendant la lutte pour l’Indépendance (1964-1974)
Dans les années 60, le Front de Libération du Mozambique (Frelimo) s’organise et engage la lutte pour l’indépendance. Les combats ont lieu principalement dans le nord du Mozambique.
Pour les Portugais, l’islam est alors considéré comme une menace au même titre que le communisme. Plusieurs spécialistes s’opposent pourtant : certains considèrent que l’islam est trop fragmenté pour être considéré comme une force d’opposition réelle. Ils plaident pour gagner les cœurs des musulmans, pour une organisation nationale de l’enseignement coranique, pour la création de structures représentatives nationales, ainsi que pour la traduction du Coran et d’autres ouvrages clés en portugais [4]. Il s’agit de créer un Mozambique « pluriconfessionnel et multiracial ». En 1968 et 1969, le Gouverneur du Mozambique adresse ses vœux aux musulmans à l’occasion du Ramadan [4].
La lutte s’est également engagée entre l’islam soufi et traditionnel, d’un côté, et les wahhabites, de l’autre. Les conflits religieux deviennent rapidement violents, en particulier contre les soufis, qui demandent au pouvoir colonial d’arbitrer [3]. Les Portugais savent à l’époque que le soufisme est le courant le plus répandu au Mozambique. De plus, et malgré des tentatives de rapprochement de la part de Mangira, ils estiment que le wahhabisme, avec ses ramifications internationales et sa vision universaliste, est un obstacle à la construction du Mozambique portugais. Ils soutiennent donc le soufisme, croyant gagner par la même son soutien contre le Frelimo [4, 7].
En parallèle, d’autres acteurs choisissent la force, notamment au sein de la PIDE (la police politique de la dictature). Entre 1965 et 1969, la PIDE emprisonne, torture et assassine de nombreux leaders musulmans et des centaines de pratiquants suspectés de soutenir le Frelimo [3,4,5], en particulier au nord.
De son côté, le Frelimo n’a aucune vision particulière sur la place de l’islam dans la société. Rapidement, le mouvement opère même un virage marxiste anti-religieux et de nombreux cadres sont expulsés. Après l’Indépendance, le Frelimo arrivé au pouvoir considère les musulmans comme des collaborateurs du régime colonial [4, 5].
Après l’indépendance : la répression
Le Frelimo arrive au pouvoir en 1975 dans un Mozambique indépendant et applique immédiatement une politique marxiste anti-religieuse. Il abroge la liberté de religion et de culte. Toutes les croyances traditionnelles, tribales ou religieuses sont considérées comme arriérées. On dissout également toutes les associations [3, 5, 6, 7]. Les musulmans subissent cette politique de plein fouet, couplée à une injustice : accusés d’avoir collaboré avec les autorités portugaises, ils sont soigneusement évincés du pouvoir. La dissolution des associations vient découdre toute l’organisation sociale et cultuelle des musulmans, empêche les pèlerins de faire le Hajj [3]. En parallèle, le pays s’enfonce dans la Guerre Civile entre la Renamo (Résistance Nationale du Mozambique) et le Frelimo, ce qui coupe les liens historiques des musulmans avec le pourtour de l’Océan Indien [6]. Les politiques du Frelimo sont un échec, les rêves de développement et d’ascension sociale s’envolent.
Les islamistes wahhabites saisissent l’occasion pour engager des discussions avec le pouvoir. Ils organisent notamment des rencontres auxquelles ne sont conviés ni les soufis (Africains, Comoriens ou Indiens) ni les musulmans africains traditionnels [3, 7]. Mangira est à la barre et fait valoir auprès du pouvoir que les wahhabites sont modernes et réformistes : ils maîtrisent l’arabe, possèdent des titres universitaires, sont en lien avec le Moyen-Orient et sont aptes à exercer des responsabilités. Par opposition, les soufis et les musulmans traditionnels se cantonnent à l’organisation interne de la communauté, sont peu instruits, ignorants, rétrogrades et maîtrisent mal l’arabe et le portugais. Cette vision fait consensus parmi les universitaires (chrétiens ou laïcs), le pouvoir marxiste et les wahhabites – tous issus du sud du pays – [3]. Mangira insiste sur les « persécutions » subies par les wahhabites de la part des Portugais pendant la lutte pour l’Indépendance [7].
Wahhabites contre soufis : une attaque en règle
Des attaques théologiques
Les wahhabites, Mangira en tête, s’en prennent frontalement aux musulmans africains, indiens et indo-africains. Les soufis sont particulièrement ciblés [1, 3, 6]. La vénération des saints et le Mawlid sont assimilés à du polythéisme. Les transes, la médecine islamique et les talismans sont au mieux des signes d’ignorance ou des pratiques « africaines », au pire des bid’a (« innovations abominables »). Le dhikr, personnel (méditation intérieure) comme collectif (chant), est inutile et dépassé. La piété comme voie vers Dieu est opposée à un islam « pratique » et « rationnel » qui permet l’ascension sociale et la sortie de la pauvreté. Suivre un chef spirituel est un signe d’ignorance, par opposition à une lecture directe et personnelle du Coran. En bref, aux yeux des wahhabites, le soufisme est rétrograde, figé au Xe siècle, voire non conforme à l’islam. Les chefs soufis sont accusés d’ignorance et d’incroyance [3, 6].
Des divisions au sein de la communauté
Les conflits, de verbaux (prises de position dans les mosquées, humiliations publiques) deviennent pratiques (refus de participer aux cérémonies funéraires des « incroyants ») et rapidement physiques. C’est toute l’économie morale qui est remise en question, au nord notamment (l’ensemble du système de valeurs sociales, culturelles, politiques et économiques). Le wahhabisme crée un schisme religieux et intergénérationnel au sein même des familles. Les jeunes aspirent au développement, à la modernité, à un statut social garanti par un bon emploi, aux études. Le wahhabisme leur offre un islam pratico-pratique, littéral, totalisant (il couvre tous les aspects de la vie) et politique, ainsi qu’une formation religieuse reconnue.
En 1987, l’Agence des musulmans d’Afrique (AMA) arrive à Pemba. L’universitaire Liazzat Bonate rapporte que, d’après la population locale, l’AMA porte une lourde responsabilité dans la destruction du tissu social, religieux et même ethnique [6]. Sous couvert d’aide humanitaire et de développement, elle est accusée de prosélytisme. De fait, l’AMA forme aussi des imams, des enseignants et des juges qui critiquent ouvertement le soufisme. De plus, elle forge des partenariats avec plusieurs organisations internationales de développement, mais exclut les soufis des projets locaux [6]. Certaines familles affiliées au Congrès islamique mozambicain envoient leurs jeunes faire des études avec des bourses d’étude de l’AMA ou de la Ligue islamique. Ces jeunes deviennent islamistes à leur tour et rejoignent le Conseil Islamique du Mozambique (CISLAMO) [3].
Le cas des Indiens
L’action des wahhabites (Indiens, pour la plupart) déstabilise particulièrement les communautés indiennes du nord. Une partie devient islamiste à son tour, coupe les ponts avec les régions d’origine et se tourne vers le Golfe. En réponse, les Indiens restés soufis resserrent les liens avec leurs réseaux de l’Uttar Pradesh (et non avec les Africains soufis) et se forgent une nouvelle « identité indienne ». Ils apprennent l’ourdou et font venir des enseignants d’Inde (pour rappel, historiquement les jeunes indiens allaient à l’école coranique auprès de maîtres africains). Ces enseignants arrivent avec leur famille et, contrairement aux anciens maîtres soufis, exigent un salaire et un mode de vie confortables.
Les divisions provoquées par la montée en puissance des islamistes sont donc sociales, générationnelles, politiques, mais aussi ethniques.
Face aux islamistes, les musulmans s’organisent
De nouveaux acteurs s’installent également au Mozambique : la Ligue islamique mondiale (Arabie Saoudite) arrive la première, à Pemba, à la fin des années 1970. Elle se pose en médiateur avec le Frelimo, qui voit en elle la possibilité de contenir le soutien des musulmans à la Renamo. La Ligue organise notamment la reprise du Hajj. D’autres ONG apparaissent également, venues de divers pays musulmans [8].
Face à la montée en puissance de Mangira et des wahhabites, les chefs soufis, pourtant peu habitués aux batailles politiques, s’organisent. En 1981, ils créent le Congrès islamique sunnite du Mozambique (Congrès). Celui-ci rassemble les tariqa africaines et les Comunidades maometanas indiennes et indo-africaines. La même année, les wahhabites créent le CISLAMO, avec l’aval du Frelimo [3]. Le CISLAMO comprend principalement des Indiens et quelques métis indo-africains du sud (sud du fleuve Save), il représente principalement l’élite du sud du pays et ne rassemble pas du tout la majorité des pratiquants [3]. En outre, les Indiens du Congrès et ceux du CISLAMO ne sont pas issus de la même région en Inde. Les questions raciales et de castes ne sont donc jamais loin [8].
Le Congrès et le Conseil se disputent l’intérêt de la Ligue islamique, notamment pour obtenir des bourses d’étude pour les jeunes. Le CISLAMO reste l’interlocuteur préféré du pouvoir et influence les politiques en matière religieuse (il faut aussi compter avec les pressions internationales, tant du monde musulman que de l’occident, en faveur de la liberté de religion) [8]. Il progresse rapidement vers le nord dans les années 1980, jusqu’à la Province de Nampula. Il tisse des liens avec le Koweït, la Lybie, le Soudan, la Banque islamique de développement, et avec les universités du Caire (Al-Azhar) et de Médine.
L’islam au Mozambique depuis 1996
L’islam au Mozambique se sent marginalisé et menacé. L’État, officiellement laïc, est en réalité désorganisé : une véritable compétition entre les courants religieux se met en place. Chacun craint que tel ou tel courant ne convainque, convertisse ou corrompe tel ou tel dirigeant local ou national. Le sentiment est qu’à tout moment, l’État peut devenir confessionnel si le chef de l’État le décide [8]. Dans ce contexte, face au Frelimo (qui traite principalement avec le CISLAMO) et à la Renamo (suspectée d’être pro-catholique), quelques députés fondent un parti musulman, qui n’obtint pas de succès aux élections [8].
L’année 1996 marque une crise et un tournant pour les relations entre l’islam et l’État : c’est la « crise des jours fériés ». L’État mozambicain ne reconnaissait qu’un jour férié religieux, le 25 décembre (rebaptisé « Journée de la famille » ) [3]. Des députés musulmans, aidés du CISLAMO, parviennent à faire voter une loi reconnaissant deux jours fériés pour les musulmans (les deux Aïd). Elle é été par la suite annulée par le Conseil constitutionnel, qui la considérait comme incompatible avec un État séculier. Le CISLAMO ressort fortement affaibli de cet échec.
En 1998, de jeunes wahhabites africains font sécession du CISLAMO et fondent Ansar al-Sunna, dans la Province de Nampula. D’après eux, la crise des jours fériés a montré l’incapacité du CISLAMO à défendre les musulmans. Ils reprochent aussi au CISLAMO un racisme institutionnalisé (les dirigeants étant tous indiens). En outre, ils accusent le Conseil d’accumulation de richesses et de collusion avec le Frelimo. Or, la Renamo obtient régulièrement beaucoup de voix aux élections dans cette Province [3, 6]. En 2002, après une longue dispute, la mosquée centrale de Pemba (ville principale au sud du Cabo Delgado, au nord de la Province de Nampula) passe sous le contrôle d’Ansar al-Sunna. En ôtant la mosquée des mains des soufis, ce sont des jeunes qui retirent le pouvoir à leurs parents [6].
Un certain retour de l’islam traditionnel et soufi
Vers la fin des années 1990 et en particulier en 2000, l’État a progressivement rétabli par la loi, « l’autorité traditionnelle », (en matière de contrôle des terres mais aussi de coutumes) qu’il avait abolie après l’Indépendance. Cela a permis aux autorités africaines coutumières de reprendre une partie du contrôle au nord du Mozambique [7]. Cependant, le contrôle religieux continue de leur échapper. L’évolution du concept de religion, d’orthodoxie et de statut social est, semble-t-il, trop avancée.
On note en revanche que quelques jeunes soufis ont repris les rênes des communautés dirigées par leurs grands-parents (la génération des parents ayant dans l’ensemble refusé de reprendre le flambeau). Ces jeunes, de vingt ou trente ans dans les années 2000, essayent de faire vivre le soufisme. Ils modernisent l’enseignement dans les madrasas et recréent des liens avec les tariqa à l’étranger grâce à internet [7].
Le cas de Mocímboa da Praia : point de départ de l’insurrection
Un rapport de l’Institut d’Études Économiques et Sociales (IESE) du Mozambique porte sur l’insurrection au Cabo Delgado [9]. On y apprend que les chabab à l’origine des premières actions sont connus de la population. Les témoignages renvoient à ce que les chercheurs observent depuis plusieurs décennies.
Tous les témoins les décrivent comme des jeunes sans insertion sociale (emploi, études) qui auraient commencé à se regrouper à partir de 2013-2014, organisant leurs propres écoles coraniques. Depuis 2015, le groupe avait commencé à se militariser. Lors des premières attaques, les assaillants incitaient les jeunes à les rejoindre, contre la promesse d’argent, d’un emploi ou d’une bourse d’études.
Certains prédicateurs seraient venus de l’étranger et auraient épousé des jeunes filles sur place. Ainsi, ils s’assuraient de soutiens locaux. Il y aurait deux courants : les « salafistes » et les « wahhabites », tous deux considérés comme « dangereux». « Leur interprétation du Coran est totalement différente de l’enseignement donné dans nos madrasas ». Les jeunes auraient notamment été en contact avec des prédicateurs d’Afrique de l’Est et de la région des Grands Lacs grâce à WhatsApp et aux réseaux sociaux. Les témoins citent notamment l’enseignement du Kényan Aboud Rogo, « dont les femmes sont intégralement voilées, même le visage ». Les générations plus âgées ont tenté de remettre en question leur lecture du Coran. Les jeunes ont répondu qu’elles étaient ignorantes et incroyantes.
Les changements ont été rapidement visibles, tant dans le discours que dans l’attitude : crâne rasé, barbe longue, nouveaux vêtements, port d’un couteau (symbole de jihad), manque de respect envers les anciens et les enseignants, adhésion à diverses théories du complot (qui les empêchent de parvenir à l’ascension sociale à laquelle ils aspirent légitimement). Quelques commerçants ont apporté un soutien financier aux chabab. Face aux demandes d’interventions des autorités, les réponses ont été diverses. Dans certains districts, le groupe a été réprimé. Dans d’autres (notamment à Mocímboa), les autorités ont jugé qu’il s’agissait d’un problème interne à l’islam.
Conclusion
Les courants qui ont formé l’islam au Mozambique sont multiples. Ils sont souvent associés aux origines ethniques des groupes sociaux. Des tensions avec les pouvoirs politiques ont toujours existé, tout comme une certaine rivalité avec les différents courants chrétiens. Pour autant, elles n’ont jamais dégénéré en conflits violents. En revanche, depuis les années 1960, le wahhabisme a sévèrement mis à mal les structures sociales et religieuses du soufisme et de l’islam traditionnel, mais l’un comme l’autre résistent. L’insurrection islamiste (et les moyens financiers dont elle dispose) menace à présent de finir de déstabiliser le nord du pays.
Notes :
Cet article est une synthèse personnelle de l’auteur. Toutes les informations proviennent d’articles de recherche cités dans les références et consultables dans la rubrique « Pour aller plus loin ».
* Le Royaume de Zimbabwe a existé environ du Xe au XVe siècle, son centre était situé proche de l’actuelle Masvingo, au Zimbabwe, entre les fleuves Save et Zambèze. La cité de Grand Zimbabwe en est le vestige le plus connu. L’Empire de Monomotapa est fondé au XVe siècle un peu plus au nord, toujours entre les mêmes fleuves. Ces deux royaumes étaient très étendus, couvrant une grand partie du Zimbabwe et une partie de l’Afrique du Sud et du Mozambique actuels. (Sources : travail universitaire personnel (2013) + Wikipédia.)
Références :
[1] Levi J.A. (2012) ; [2] Bonate L. (2010) ; [3] Bonate L. (2007) ; [4] Alpers E.A. (1999) ; [5] Sousa Santos A.M. (2010) ; [6] Bonate L. (2009) ; [7] Bonate L. (2008) ; [8] Braga Pires (2008) ; [9] Habibe S. et al (2019).
Image : Mosquée de l’Île de Mozambique (2007), auteur : Erik Cleves Kristensen, CC-BY-2.0