Les récents pourparlers de normalisation entre le Soudan et Israël qui se sont tenus aux Émirats Arabes Unis s’inscrivent dans une lignée de réformes engagées par le Conseil souverain de transition, au pouvoir depuis la destitution d’Omar Al-Béchir en 2019. Si cet accord de paix soutenu par l’administration de Donald Trump reste en suspens, des négociations soudano-américaines visant le retrait du pays de la liste des États accusés de soutenir le terrorisme, sont en progrès. Ces évolutions s’inscrivent plus largement dans une volonté politique de développement, de sécularisation et de pacification du Soudan.
Construction conflictuelle d’un État post-colonial
La construction de l’État soudanais est intrinsèquement liée à la politisation de l’islam et des structures sociales confrériques.
En effet, dès le début du XIXème siècle, le Soudan est soumis à une occupation égyptienne. La province égyptienne de l’Empire Ottoman entame sous l’impulsion du Wali Méhémet Ali (1769-1849) une phase de renforcement militaire, d’autonomisation politique, et de développement industriel et agricole
Les confréries Al-Mahdiya et Al-Mirghaniya (ou Al-Khatmiya) sont les plus connues pour leur activisme et leur participation au pouvoir. Muhammad Ahmad ibn Abd Allah Al-Mahdi, auto-proclamé prophète et libérateur de la nation, est le fondateur de la confrérie qui porte son nom. Dans les années 1880, soutenu par ses partisans (les mahdistes), il s’empare du pouvoir et engage une répression des membres de la confrérie concurrente. Ils établissent pour un temps un gouvernement islamique avant d’être renversés par les forces égyptiennes et britanniques en 1898.
Constituant des intermédiaires entre les populations locales et les puissances occupantes, les confréries entretiennent des rapports clientélistes avec ces dernières et peuvent instrumentaliser le contexte bi-colonial anglo-égyptien instauré officiellement depuis 1899. Les deux structures dynastiques se reproduisent dans le temps et créent des partis politiques qui leur permettent d’intégrer les institutions parlementaires et étatiques implantées au Soudan. Ils sont à l’origine de deux partis rivaux créés en 1945 : l’Al-Umma, et l’Ittihad al-Khatmiya.
Le parti mahdiste d’Al-Umma parvient à mobiliser la population en vue d’acquérir l’Indépendance du pays le 1er janvier 1956, triomphant d’un courant unioniste défendant une fusion avec l’Égypte, représenté par le National Unionist Party, appuyé par la confrérie d’Al-Khatmiya.
Émergence du Front national islamique : idéologisation d’un projet socio-religieux
Au moment de l’Indépendance du pays en 1956, l’agenda politique est centré sur l’unification et le développement du pays. L’instabilité interne se traduit cependant par une succession de coups d’État militaires (1958, 1969, 1989) et de gouvernements de coalition (entre 1956 et 1969, on observe au moins sept gouvernements de coalition qui se succèdent à différents intervalles et entre 1986 et 1989, on en compte quatre). Le multipartisme partiel et fluctuant permet à l’islam politique de se diversifier, de multiplier les alliances entre différentes factions plus ou moins radicales et sert un autoritarisme militaro-religieux.
L’islamisation subite en 1983 du gouvernement militaire de Nimeiry qui s’appuyait pourtant au début sur une idéologie socialiste laïque, résulte d’une consolidation progressive des forces islamistes de l’opposition qu’il tente de coopter en décrétant une législation basée sur la charia.
Outre les deux principaux partis traditionnels de l’Umma et de l’Union d’Al-Khatmiya, émerge le Front national islamique (FNI) qui aux élections de 1986, obtient la troisième position. Contrairement aux courants soufis confrériques, le FNI, créé par Hassan Al-Turabi, défend une stricte application des préceptes et des peines de la charia. Les élites fondatrices de ce mouvement émergent dans les années 1940-1950 parmi les milieux estudiantins influencés par les Frères musulmans d’Égypte. En effet, le FNI naît d’une scission au sein des Frères musulmans au Soudan bien que ses membres adoptent la même idéologie de l’islam politique. Ils mettent en effet en place des tactiques similaires en mobilisant les masses, en instrumentalisant à cette fin les difficultés économiques, en contractant des alliances politiques volatiles et en investissant progressivement les institutions de l’État de manière à les contrôler.
C’est sous la pression du FNI que plusieurs lois islamiques sont adoptées, notamment sous le régime d’Omar Al-Béchir qui accède au pouvoir par un coup d’État le 30 juin 1989. Ainsi, en 1992, est promulgué à Khartoum le Public Order Act, imposant le respect d’un certain nombre de mœurs et exposant les transgresseurs à des amendes et à des punitions corporelles. Un organisme chargé de surveiller les comportements des populations (Public Order Police) est créé et des pratiques de flagellations publiques, régulièrement observées, sont dénoncées par les militants des droits de l’Homme. La généralisation en 1996 de l’application du Public Order Act à l’ensemble des États soudanais exacerbe les tensions guerrières et sécessionnistes puisque le sud est à majorité chrétien et animiste [1]. Malgré le fait que le FNI ne participe au pouvoir que de manière intermittente et parfois semi-clandestine, son influence sociale est importante du fait de la pénétration ancienne par ses fidèles des institutions de l’économie politique soudanaise [2].
Renversement d’Omar Al-Béchir et restructuration politique incertaine
Dès 2019, le nouveau gouvernement, dirigé par Abdallah Hamdok, entreprend une abrogation progressive des lois islamiques.
Ainsi, en décembre 2019, la loi sur « l’ordre public et moral » est abrogée. Depuis juillet 2020, l’excision des femmes est interdite, les non-musulmans sont autorisés à consommer de l’alcool et l’apostasie n’est plus punie de la peine de mort. De même, le code vestimentaire restrictif est levé et les femmes peuvent désormais voyager avec leurs enfants sans obtenir l’autorisation du père. L’annonce début septembre d’un accord signé entre le Gouvernement et le mouvement populaire de libération du Soudan-Nord, stipulant la séparation de la religion de l’État, s’inscrit dans la continuité des réformes visant à la reconfiguration d’un État de droit et à sa sécularisation.
Néanmoins, cela reste un accord de principe non intégré à la Constitution et émis par un pouvoir transitionnel dont l’autorité est limitée. Ces évolutions législatives font par ailleurs face à l’opposition de factions islamistes dont le parti du congrès populaire, autre nom du FNI.
La recomposition des élites, permise par un mouvement révolutionnaire qui promeut le renversement des islamistes, constitue une opportunité pour le régime de se défaire d’une idéologie stigmatisée sur la scène internationale comme parrainant le terrorisme. Ces réformes coïncident ainsi avec la signature à Juba d’un accord de paix entre le Conseil souverain et des groupes rebelles, laissant espérer un arrêt des conflits au Darfour et au Kordofan. Le fait qu’une femme copte, Raja Nicolas Abdel Massih, ait été nommée au sein du Conseil souverain de transition, indique également la volonté de démocratisation et d’inclusion des divers groupes religieux au pouvoir.
Image : par Aladdin Mustafa, Pexels
Notes
[1] « Selon les chiffres fournis par l’Ambassade du Soudan à Paris, les chrétiens constitueraient 5 % de l’ensemble de la population soudanaise et 17 % de la population du Sud-Soudan (65 % d’animistes et 18 % de musulmans). Le Conseil des Églises du Soudan évalue, quant à lui, à 13 % le pourcentage des Chrétiens dans l’ensemble du pays et à 43,3 % dans le Sud (48,7 % d’Animistes et 8 % de Musulmans) » in Rapport GA 23 – Compte rendu de la visite au Soudan du Groupe Sénatorial France-Soudan du 6 au 12 juin 1998
[2] « Bien qu’Hassan al-Tourabi rappelle systématiquement à ses interlocuteurs qu’il est retiré de la vie politique et que son ancien parti, le Front Islamique National(FNI) a été, comme tous les autres partis, dissous en 1989, l’emprise du Front National islamique sur le gouvernement et sur la société soudanaise est avérée » in Rapport GA 23 – Compte rendu de la visite au Soudan du Groupe Sénatorial France-Soudan du 6 au 12 juin 1998