« Les événements qui se sont passés ont attiré l’attention des hommes religieux sur la politique et, aujourd’hui, il est impossible pour un homme politique d’être élu sans l’appui des religieux. ». Cette citation prononcée par le Chérif de Nioro fin septembre résume bien la place dorénavant incontournable des organisations islamiques au sein de la sphère politique malienne. Bénéficiant d’une véritable assise populaire, plusieurs leaders religieux ont été capables de catalyser l’ensemble des forces d’opposition et d’atteindre leur objectif en quelques mois : renverser le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). À l’heure où le Mali pourrait entamer un long processus de restructuration de son système politique pour répondre aux attentes des Maliens, l’influence et le rôle des mouvements à dimension islamique questionnent.
Les organisations islamiques : forces mobilisatrices et historiquement prêtes à entrer en confrontation avec l’État
Depuis plusieurs années, le Mali connaît une montée en puissance d’organisations musulmanes prônant un islam rigoriste, dans un pays majoritairement soufi. La côte de popularité ascensionnelle des organisations islamiques auprès des milieux populaires s’explique principalement par le fait qu’elles bénéficient d’un solide ancrage dans le monde rural. S’impliquant peu dans la sphère politique, ces organisations jouent un rôle non négligeable comme acteur de développement dans les provinces (forage, aide alimentaire, centre de santé, etc.). Elles contribuent ainsi au phénomène d’islamisation de la société et au renforcement du lien de confiance des religieux avec la population. La majorité des Maliens les considèrent comme des acteurs à leur écoute, dotés d’un sens de la moralité, et cherchant à trouver des solutions adéquates pour résoudre leurs problèmes.
A contrario, au niveau de la capitale, plusieurs mouvements islamiques se manifestent régulièrement sur le plan politique, dont les plus notoires sont l’association Ançar Dine et le Haut Conseil Islamique (HCI). Cette dernière instance regroupe plusieurs associations dont les leaders représentent les véritables autorités religieuses du pays. Ils agissent comme une interface entre les fidèles et les pouvoirs publics.
Les organisations islamiques et les autorités politiques ont fréquemment entretenus des relations cordiales. S’ils réfutent pour la plupart d’entre eux toute ingérence dans la sphère politique, des leaders religieux reconnaissent avoir soutenu des hommes politiques qui ont sollicité leur aide. À titre d’exemple, le Chérif de Nioro et l’Imam Dicko ont clairement affiché leur soutien (moral et financier) à IBK lors de la campagne présidentielle de 2013 [1].
Néanmoins, dans certains cas, les mouvements islamiques peuvent représenter de véritables forces de contre-pouvoir. Puissants groupes de pression, notamment grâce à la tenue de discours très mobilisateurs, ils sont suivis activement depuis plusieurs années par une population qui reproche à l’État de ne pas remplir ses obligations à son égard. Les représentants religieux se considèrent comme les garants d’un conservatisme sur le plan social et ont montré ces dernières années qu’ils souhaitaient s’impliquer de manière plus marquée au sein des débats de société. Ils ont notamment fait entendre leur voix sur des sujets de réforme sociale, refusant l’adoption des idées « antireligieuses » et « déviantes » des Occidentaux. À titre d’exemple, suite à une manifestation de plus de 50 000 personnes en mars 2009, le Gouvernement a été contraint de réviser en profondeur son projet de nouveau code de la famille en 2011. Cette réforme devait notamment renforcer les droits des femmes, sur le plan des libertés et de l’égalité avec les hommes.
Ce difficile contrôle de la sphère religieuse a très tôt inquiété des représentants politiques qui ont tenté de la restructurer et d’harmoniser les discours des leaders. Néanmoins, la réticence des mouvements rigoristes et le discrédit de l’État malien auprès de la population ont toujours limité sa capacité d’intrusion et de régulation de la sphère religieuse.
L ’Imam Dicko, catalyseur de la contestation populaire contre le Président IBK
Au cours des dernières années, au vu de l’incapacité de l’État malien à relancer la croissance économique et à lutter efficacement contre l’insécurité engendrée par les groupes djihadistes, les leaders des mouvements islamiques (Chérif de Nioro, Imam Dicko, etc.) se sont immiscés plus profondément dans la sphère politique.
À la tête du HCI, l’Imam Dicko s’est imposé comme la principale figure charismatique de l’opposition. Ancien allié d’IBK, il a longtemps été utilisé par le pouvoir pour sa capacité à mener des pourparlers avec les groupes djihadistes. Néanmoins, en raison de divergences d’opinion, le Premier Ministre Boubou Cissé tendait à marginaliser l’imam dans les prises de décision. Dicko aurait éprouvé le sentiment d’avoir été maltraité.
Dès février 2019, l’Imam Dicko a organisé une importante manifestation lors de laquelle il a principalement dénoncé la mauvaise gouvernance. Maniant une forte rhétorique anti-impérialiste (liée à l’intervention militaire de la France au Mali notamment) et dénonçant les maux du pays (conflits intercommunautaires meurtriers, corruption endémique, récession économique, faiblesse des services publics, etc.), il a mobilisé une multitude d’acteurs qui dépassait ses simples fidèles. Dicko a pris la tête d’une coalition hétéroclite, le « Mouvement du 5 juin » (M5-RFP), qui regroupait des religieux, des mouvements anti-corruption, des partis politiques et des membres de la société civile. Il s’est ainsi vu conférer par ces différents acteurs un grand pouvoir politique, même s’il a toujours officiellement nié l’avoir demandé. Le message principal des manifestations a rapidement été de demander la démission d’IBK.
Les incessantes démonstrations de force de ce mouvement pendant trois mois, les faibles avancées des pourparlers avec le Gouvernement et les appels répétés à la désobéissance civile ont fragilisé le régime. Ce contexte de contestation populaire a facilité la mise en œuvre d’un putsch (sans effusion de sang) par plusieurs officiers militaires ayant fraternisé avec les manifestants, obligeant le Président IBK a annoncé sa démission le 19 août 2020.
Du fait de son intervention qui a été favorablement perçue par la majorité des leaders du M5-RFP, la junte militaire s’est positionnée comme régulatrice du jeu politique malien. Dès fin août 2020, les militaires ont adopté une « charte de transition » au sein de laquelle ils s’engagent à mettre en œuvre une transition politique d’une durée maximum de 18 mois. Cette transition sera menée par un « Président intérimaire », l’ex Ministre de la Défense Bah N’Daw, et permettra à terme la tenue d’élections présidentielles.
Les leaders religieux, acteurs majeurs de la feuille de route à suivre pour un changement de gouvernance ?
Face à la montée de la contestation, le discours des partisans du régime d’IBK a longtemps été de caractériser le « M5-RFP » comme un mouvement porté par un islamiste qui servirait les intérêts de ses alliés, c’est-à-dire les groupes djihadistes présents dans le nord et le centre du pays. Les dernières prises de parole des leaders religieux ne semblent pas aller dans ce sens. En effet, l’Imam Dicko a affirmé début septembre dans une interview qu’il était préférable de se conformer aux exigences de la communauté internationale (et plus spécifiquement de la CEDEAO) « pour éviter toute sanction à l’encontre du Mali ». L’imam s’est montré favorable au maintien d’un soutien militaire à l’armée malienne (en n’excluant pas de critiquer le rôle de la France) et au rétablissement d’un pouvoir civil d’ici « 1 an ou 18 mois maximum ».
Les mouvements religieux sont bien conscients que leur voix comptera dans ce Mali en chantier. Des leaders religieux prépondérants, tel que le Chérif de Nioro, se sont félicités que « les imams et chefs religieux aient un rôle à jouer pour que le pays soit sur la bonne voie ». Proche des militaires putschistes et considéré par beaucoup de Maliens comme « l’homme le plus populaire du Mali », il s’est déplacé à Bamako fin septembre alors que le Premier Ministre de transition venait d’être nommé. Pour sa part, la Coordination des Mouvements, Associations et Sympathisants (CMAS), mouvement politique parrainé par l’Imam Dicko, s’est dit prête à jouer un rôle dans le Gouvernement de transition. Elle a affiché son ambition de « conquérir le pouvoir » lors des élections présidentielles à venir pour mettre fin à la mauvaise gouvernance.
Néanmoins, il est évident que les principaux responsables des mouvements islamiques n’ont aucun intérêt à se lancer eux-mêmes à la conquête du pouvoir. S’ils avaient affiché des ambitions politiques claires durant les manifestations, telles que l’instauration de la charia par exemple, le mouvement de contestation se serait probablement divisé. Afin de conserver leur aura, les leaders ont tout intérêt à se positionner comme des autorités morales et à affirmer officiellement qu’ils ont toujours refusé de s’ingérer dans la sphère politique. Il est plus avantageux pour eux de se constituer comme référent pour statuer sur des questions épineuses et de se doter d’un statut de « faiseur de rois ». En effet, le candidat soutenu par les leaders des organisations islamiques a de fortes chances de remporter la victoire finale aux prochaines élections présidentielles.
La situation économique et sécuritaire continuant de se déliter, les attentes du peuple malien restent immenses. La mauvaise gouvernance étant au cœur des critiques, la majorité des Maliens ont appelé à mettre en œuvre une refonte du système électoral afin qu’il soit plus « démocratique, crédible et transparent ». Si les leaders des organisations islamiques se défendent de servir tout intérêt personnel et d’agir pour le bien du Mali, il semble néanmoins primordial de garder un œil sur leur possible immersion dans ce processus de réforme qui pourrait encore plus sérieusement remettre en cause la laïcité des institutions.
[1] Ils ont accordé des financements de plus d’un million d’euros à IBK en 2013.