Le 27 septembre 2020, le Roi de Jordanie Abdallah II a dissous le Parlement par décret royal en vertu du troisième paragraphe de l’article 34 de la Constitution. Ainsi, le 10 novembre 2020, les Jordaniens ont été appelés à se rendre aux urnes dans un contexte sanitaire délicat.
Le Front d’Action Islamique (FAI), parti politique associé au mouvement des Frères musulmans en Jordanie avait annoncé sa participation à ces élections dans un communiqué : le « FAI a décidé de participer aux prochaines législatives ». Cette annonce fait suite à la décision de la Cour de Cassation jordanienne de dissoudre la branche locale jordanienne des Frères musulmans en juillet dernier. N’ayant pas modifié son statut juridique conformément à la loi de 2014 sur les partis et associations, le mouvement a en effet perdu sa licence et est désormais considéré comme illégal. Le FAI s’est ainsi présenté dans le cadre d’une Coalition nationale pour la réforme et n’a obtenu que huit sièges contre seize en 2016. Cet article vise à présenter une analyse historique du mouvement des Frères musulmans et des enjeux de sa participation à la vie politique jordanienne.
Le mouvement des Frères musulmans : origine et influence
La création du mouvement sunnite réformiste des Frères musulmans remonte à 1928 en Égypte. Fondée par le Cheikh Hassan Al-Banna, instituteur de formation et opposé à la laïcisation de l’Égypte, la confrérie antisioniste, s’est formée en résistance au colonialisme britannique. Militant pour un pouvoir politique imprégné et recentré autour des valeurs de l’islam, le mouvement gagne rapidement en popularité, notamment à travers l’organisation d’activités sociales et caritatives auprès des classes moyennes et populaires.
La confrérie étend rapidement son influence, tant sur la société égyptienne avec plus d’un million d’adhérents égyptiens en 1946, que dans les pays arabes voisins. Le mouvement transcende les frontières et s’installe en Jordanie, Palestine et Syrie.
En 2011 sous la bannière du parti « Politique Liberté et Justice » (PLJ), le mouvement remporte les élections législatives égyptiennes. L’année suivante, le candidat du mouvement Mohamed Morsi est élu Président, avant d’être renversé en juillet 2013 par Abdel Fattah Al-Sissi. La confrérie est alors classée comme organisation terroriste par la justice égyptienne et sa branche politique, le PLJ, est dissoute.
De nombreux pays dans lesquels des branches régionales s’étaient développées ont fait de même : en 1963, peu de temps après la prise de pouvoir par le parti Baath, la Syrie interdit l’organisation des Frères musulmans. La confrérie a également été classée groupe terroriste en 2003 par la Russie, suivie par l’Arabie Saoudite, le Bahreïn et les Émirats Arabes Unis en 2014. Aux États-Unis, le Président américain Donald Trump avait évoqué en 2019, la possibilité de mettre le mouvement sur la liste noire des organisations terroristes étrangères. Le mouvement des Frères musulmans est néanmoins soutenu par la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan et le Qatar. Il est également encore largement présent en Jordanie.
Le mouvement des Frères musulmans en Jordanie : de l’association caritative au parti politique
Depuis sa création en 1945, la branche jordanienne des Frères musulmans a toujours maintenu une entente cordiale avec les souverains successifs de Jordanie (Abdallah I, Talal Hussein et Abdallah II). Le mouvement a notamment soutenu la couronne Hachémite lors de la tentative de prise du pouvoir par des officiers de l’armée en 1957, mais également lors des révoltes contre la monarchie, organisées par l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP) en 1970.
Tout comme en Égypte, le mouvement a d’abord été reconnu comme association caritative et non comme un groupe politique. Dès les années 1950, la branche jordanienne des Frères musulmans organise de nombreuses activités sociales. Un intérêt particulier est porté à la sphère de l’éducation ; le mouvement met ainsi en place ses propres écoles et défend un système éducatif centré autour des valeurs de l’islam. En 1963, est créée Jam‘iyyat al-Markaz al-Islāmī, l’association du Centre Islamique. Affiliée à la branche des Frères musulmans jordaniens, l’organisation englobe entre autres, un vaste réseau d’activités éducatives, médicales et caritatives.
La branche jordanienne du mouvement prend progressivement de l’importance à l’intérieur du pays : le nombre de membres augmente et l’asile est donné à de nombreux membres de la confrérie égyptienne fuyant le régime de Nasser dans les années 1960. En 1989, le pays est ébranlé par une crise économique. Afin de canaliser les soulèvements, les autorités jordaniennes mettent fin à la loi martiale et organisent de nouvelles élections parlementaires. L’élection est marquée par un important succès des candidats du mouvement des Frères musulmans : ils remportent 22 sièges sur les 88 du Parlement et président la chambre pour une courte durée au début des années 1990.
En 1992 est adoptée la loi sur les partis politiques, obligeant tous les mouvements souhaitant participer aux élections à constituer de véritables partis politiques. Sous l’impulsion de membres de l’organisation des Frères musulmans, Ahmed Azaida, Is’haq Farhan et Abdul Latif Arabiyat, est créé le Jabhat al-islami, le parti du Front d’Action Islamique (FAI), vitrine politique de la confrérie.
D’après le chercheur Joas Wagemakers, le fait que les islamistes jordaniens aient désormais leur propre parti, dont la seule activité est de s’occuper de la politique, a renforcé une politisation croissante du mouvement. Celle-ci avait commencé avec la montée en puissance d’une nouvelle génération de dirigeants qui, en particulier après la disparition de l’opposition étrangère britannique, a commencé à se concentrer de plus en plus sur les problèmes internes au pays.
Distanciation du pouvoir jordanien vis-à-vis du mouvement et divergences idéologiques internes
Cependant, ces dernières années, la relation entre les autorités jordaniennes et le mouvement des Frères musulmans est devenue plus conflictuelle. La confrérie a été à l’initiative de protestations contre le Gouvernement en 2011 et a largement boycotté les élections de 1997, 2010 et 2013. En janvier 2013, Hammam Saed co-dirigeant du FAI, Secrétaire Général du groupe des Frères musulmans a déclaré la Jordanie « État dans le Califat musulman ». Cette déclaration a provoqué un changement d’attitude du Roi Abdallah II. Le souverain jordanien s’est empressé en 2015 de dénoncer la violence du mouvement en invitant ce dernier à renoncer à son affiliation à la branche mère égyptienne des Frères musulmans.
Le mouvement s’est alors scindé en deux. Le Gouvernement jordanien a reconnu la formation dissidente nommée « Association de la confrérie des Frères musulmans ». Quant au groupe originel des Frères musulmans, resté affilié à la branche mère égyptienne, il a été dissous par la force : ses membres ont été arrêtés et ses biens transférés à l’Association des Frères musulmans.
Cette scission du groupe reflète plus largement les dissonances internes dans le mouvement en Jordanie. Selon Joas Wagemakers, il existe de nombreux désaccords sur « l’opportunité de se concentrer sur la prédication ou sur la politique, de privilégier la cause palestinienne ou les questions jordaniennes, de poursuivre un agenda exclusivement islamiste ou un programme plus globalement réformiste, de lutter pour un État islamique ou de traiter avec l’État jordanien, ou bien encore, la participation ou la non-participation aux élections .»
La décision prise en juillet 2020 par la Cour de Cassation jordanienne de dissoudre la branche locale jordanienne des Frères musulmans a provoqué l’indignation de Hamza Mansour. Le co-dirigeant du Front de l’Action Islamique (FAI) est convaincu que les autorités jordaniennes cherchent à altérer et exploiter les divisions internes de la confrérie. Il n’écarte pas la possibilité de faire appel de la décision : « la confrérie a toujours soutenu la nation (…), un modèle de modération et un important élément du renforcement de l’unité nationale. La dissoudre n’est donc pas dans l’intérêt national » a t-il déclaré.
Le mouvement des Frères musulmans est l’une des principales forces d’opposition au Gouvernement jordanien. Il dispose d’une large base de soutien au sein de la population. Cependant, Sean Yom (professeur à Temple University) relativise son influence : « L’organisation est beaucoup plus faible aujourd’hui que par le passé, grâce aux divisions internes amplifiées par la cooptation par l’État de factions modérées au sein du groupe » avant d’ajouter « qu’il est vrai que le Roi Abdallah n’apprécie pas personnellement les opinions du groupe ou le conservatisme religieux, mais céder aux pressions géopolitiques en retirant cet élément de l’équation intérieure choquerait de nombreux Jordaniens; ce n’est tout simplement pas une priorité élevée sur l’agenda politique ».
Résultats des élections législatives du 10 novembre 2020
Les élections législatives du 10 novembre dernier, ont permis de renouveler les 130 sièges de la chambre basse du Parlement dont 15 sont réservés exclusivement aux femmes, neuf aux chrétiens et trois aux minorités tchétchène et circassienne. Si le Premier Ministre, Bicher al-Khasawneh a émis l’espoir d’ « un Parlement qui réponde aux aspirations des citoyens », peu d’entre eux se sont pourtant déplacés pour voter. Seulement 29,9% des 4,5 millions d’électeurs se sont rendus aux urnes. Cette relative faible participation s’explique en partie par le rôle limité du Parlement dans le système politique et sa relative faible influence dans la constitution du Gouvernement.
Quant aux résultats, ils traduisent un recul du nombre de femmes (15 femmes élues contre 20 en 2016) et d’islamistes. En effet la branche politique des Frères musulmans jordanien, le Front d’action islamique (FAI) n’a obtenu que huit sièges ( dix en comptant deux sièges remportés sur une autre liste d’après le président du FAI), soit la moitié de ceux obtenus aux élections législatives de 2016 (16 sièges). Faut-il y voir la conséquence de la scission du parti en 2016 ou bien un affaiblissement de son influence suite à la dissolution de la branche locale jordanienne des Frères musulmans ? Au lendemain des élections, le FAI, lui, semble remettre la faute sur un système électoral qu’il qualifie d’injuste.
Image : AFP / KHALIL MAZRAAAWI