La récente polémique autour de la publicité de la marque de bijoux Tanishq a une fois de plus cristallisé l’opinion publique autour de la question des unions interreligieuses en Inde et alimenté la théorie islamophobe du « Love Jihad ». Dans un pays où la tradition du mariage rime avec homogénéité sociale des époux, l’union extracommunautaire et notamment interreligieuse demeure un sujet sous haute tension, volontairement exploité à des fins politiques.
Une publicité à l’épreuve de l’islamophobie
En Inde, près de 90% des mariages sont arrangés, et moins de 5% des mariages lient des époux de castes différentes, les mariages interreligieux seraient encore moins nombreux. C’est le principe d’homogénéité sociale qui prévaut, l’important étant de se marier avec la personne qui nous « ressemble » socialement, ou du moins incarne le gendre ou la belle-fille idéal·e pour la famille du ou de la futur·e marié·e. Le mariage « extracommunautaire », en dehors de sa communauté, de sa caste ou de sa religion, demeure ainsi extrêmement minoritaire et très mal accepté. Si le mariage concerne un homme musulman et une femme d’origine hindoue, alors c’est l’opprobre générale qui est jetée sur cette union.
Héritée de l’imaginaire colonialiste, la représentation selon laquelle les musulmans « hyperviriles » tenteraient de séduire les femmes hindoues, dans le but de les convertir à l’islam, demeure largement répandue et véhiculée au sein de la société, sous le nom de « Love jihad ». Les femmes hindoues seraient ainsi de véritables proies pour les musulmans qui, sous couvert de l’amour, auraient pour but, non seulement de saboter leur honneur mais également de convertir progressivement l’entière société indienne à la religion musulmane. Cette thèse est allègrement relayée par les factions conservatrices, notamment les nationalistes hindous, qui ne font qu’attiser l’islamophobie grandissante dans le sous-continent indien.
Le tollé provoqué par la publicité de la très populaire bijouterie Tanishq, diffusée le 9 octobre dernier, n’en est que l’exemple le plus probant. En effet, le spot publicitaire, dans lequel une famille musulmane organise une fête de naissance pour sa belle-fille hindoue, a été la cible de la droite nationaliste, accusée de promouvoir le « Love Jihad ». Si la marque s’est défendue de vouloir promouvoir « l’unité », la polémique est allée jusqu’à un appel au boycott des produits Tanishq par certain·e·s internautes. Le groupe a finalement décidé de retirer sa publicité afin de préserver la sécurité de ses employé·e·s.
« Love Jihad » imprègne les institutions du pays
Si la thèse conspirationniste du « Love Jihad » déchaîne les commentaires haineux sur les réseaux sociaux et révèle une véritable montée de l’islamophobie en Inde, elle ne se limite pas à la droite ultra conservatrice. En effet, la représentation fallacieuse selon laquelle les musulmans se serviraient du mariage pour arriver à leur fin imprègne plus largement la société indienne et notamment les institutions politiques et judiciaires du pays.
En effet, en 2017, déjà, la Haute Cour du Kerala avait prononcé l’annulation du mariage d’Hadiya et Shafin Jahan. Née dans une famille hindoue, Hadiya Jahan, alors âgée de 24 ans, s’était convertie à l’islam avant son mariage. Cela lui avait valu d’être considérée comme « faible, vulnérable » et susceptible d’avoir été influencée de multiples façons par la Cour, alors même qu’elle avait assuré avoir pris la décision de son plein gré. Après plusieurs mois, durant lesquels la « garde » de la jeune fille avait été attribuée à son père, qui l’avait par ailleurs battue et menacée, la Cour Suprême indienne a finalement annulé cette décision et restauré le mariage.
Dans la lignée, la Haute Cour d’Allahabad (Uttar Pradesh) a rendu une décision le 30 octobre dernier stipulant que la conversion pour la seule cause du mariage était « inacceptable ».
Si l’affaire d’Hadiya et Shafin Jahan semble révélatrice de l’islamophobie structurelle qui imprègne la société indienne, elle témoigne également la mainmise sur les corps des femmes et sur leurs choix en matière de mariage mais aussi de reproduction et de sexualité. L’institution du mariage est alors, non seulement un moyen de perpétuer ce contrôle patriarcal mais aussi de maintenir la prégnance du système des castes, dans une société à dominance hindoue.
Le fantasme du « Love Jihad », l’arme politique à des fins discriminatoires
Le 31 octobre dernier, le Ministre en Chef d’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath (Bharatiya Janata Party), a déclaré vouloir mettre en place une loi pour contrer les mariages interreligieux, notamment lorsque le futur marié est musulman. Les Ministres en Chef d’Haryana et Madhya Pradesh ont annoncé leur intention de mettre en place des législations similaires dans leurs États, en s’inspirant notamment de la législation d’Himachal Pradesh. En effet, l’an dernier, l’État d’Himachal Pradesh a adopté une loi contre la « conversion de force, la conversion encouragée ou par la conversion par le mariage ayant pour seul but d’adopter une nouvelle religion ». Le Ministre en Chef du Karnataka a également fait part de sa volonté de prendre des mesures pour en finir avec « les conversions religieuses au nom du Love Jihad ».
Malgré le fait que le « Love Jihad » ne soit reconnu par aucun système légal en Inde, la volonté de l’ériger en problème public numéro un semble créer une certaine émulation au sein des élus du BJP, avec pour seul but de marginaliser un peu plus, la communauté musulmane.
Néanmoins, en Inde, si le mariage et les lois qui touchent de manière générale à la famille sont régis par les différents codes religieux, la loi « Special Marriage act » de 1954 autorise le mariage séculaire, y compris lorsqu’il est interreligieux. Les propositions de loi ayant pour but de freiner les mariages entre musulmans et hindoues pourraient ainsi se fonder sur une base anticonstitutionnelle, notamment lorsqu’il s’agit de mariages d’adultes ayant fait un choix éclairé.
En début d’année, le Ministre de l’Intérieur indien, G. Kishan Reddy avait notamment insisté sur le fait que le terme de « Love Jihad » n’était pas défini par la loi et qu’aucune affaire relevant du « Love Jihad » n’avait été enregistrée par les organismes centraux. Il avait également rappelé l’Article 25 de la Constitution indienne selon lequel « chacun a droit à la liberté de conscience et a le droit de professer, de pratiquer et de propager librement la religion ».