Le 6 novembre dernier le Conseil des Ministres de la République d’Ouzbékistan a adopté une résolution vouée à entériner la création du « Centre international de recherche de l’imam Maturidi ». Placé sous l’égide de l’Académie islamique internationale d’Ouzbékistan, ce dernier a pour fonction de mener une étude approfondie de l’héritage scientifique, religieux et spirituel de la pensée d’Abu Mansur Al-Maturidi.
La redécouverte du patrimoine intellectuel d’ Abu Mansur Al-Maturidi
Déjà approuvée le 11 août 2020 par un décret du président de la République d’Ouzbékistan, Shavkat Mirziyoyev, la création de cette institution d’État fait suite à la tenue d’une conférence, du 3 au 5 mars 2020 organisée, à l’occasion du 1150ème anniversaire de l’éminent théologien. Intitulée « imam Abu Mansur Al-Maturidi et les enseignements du Maturidisme : le passé et le présent », cette conférence a été l’occasion pour des chercheurs, universitaires et chefs religieux d’une vingtaine de délégations internationales de revenir sur la contribution de l’imam au développement des sciences et de la civilisation islamique en Asie centrale et par-delà.
Les participants y ont formulé un certain nombre de recommandations appelant à la préservation, au renouveau, ainsi qu’à une profonde réorganisation de la recherche scientifique portant sur le Maturidisme. La création d’une institution spécialisée dans l’étude et la promotion du patrimoine religieux et spirituel légué par Al-Maturidi répond ainsi à la nécessité de centraliser la recherche sur ses travaux.
La conférence a d’autre part été l’opportunité de revenir sur les menaces idéologiques auxquelles sont confrontés les membres de la communauté musulmane contemporaine. Les enseignements d’Al-Maturidi ont été unanimement identifiés par les intervenants comme contribuant à la prévention du sectarisme et du fanatisme religieux. D’essence humaniste, le dogme maturidite est en effet dépeint comme véhiculant des valeurs de paix et de tolérance faisant obstacle à l’influence d’idéologies étrangères néfastes ainsi qu’à leurs manifestations potentiellement destructrices.
Le nouveau centre de recherche dédié à l’imam Maturidi a donc pour tâche essentielle d’assurer une représentation moderne de ses enseignements au titre de « l’illumination contre l’ignorance ». Il assure son rayonnement et fournit une assistance à l’élaboration d’activités visant à promouvoir son patrimoine culturel et spirituel auprès du grand public et de la jeunesse. Il est par ailleurs compétent pour mener des recherches sur la doctrine maturidite. En parallèle, le centre étudie le phénomène de l’extrémisme religieux en s’attardant plus particulièrement sur ses fondements idéologiques, ses objectifs et ses manifestations modernes.
Abu Mansur Al-Maturidi, éminence de l’islam sunnite
Plus connu sous le titre d’Imam Maturidi, Abu Mansur Al-Maturidi est né aux alentours de 853 apr. J.-C. (238H) à Maturid, dans les environs de Samarkand, en actuel Ouzbékistan. Il a été contemporain du règne de la puissante dynastie des Perses Samanides, ceux-ci ayant majoritairement gouverné sur le Khorassan et la Transoxiane de 874 (261H) à 999 (389H). Leur patronage s’avérant favorable à l’essor des sciences, de la théologie et de la littérature, Samarkand, capitale de l’Empire, s’impose alors comme un centre de rayonnement des sciences islamiques.
Jouissant d’un environnement culturel propice à leur étude, Al-Maturidi reçoit une éducation théologique auprès de savants renommés. Ses professeurs sont d’ailleurs d’anciens élèves de l’imam Abu Hanifa. Fondateur révéré de la plus ancienne des quatre écoles religieuses islamiques sunnites (madhhab) de droit musulman et de jurisprudence (fiqh) Abu Hanifa est à l’origine d’une tradition théologique (hanafisme) aujourd’hui encore majoritaire en Asie centrale.
Éminent juriste et théologien, Abu Mansur Al-Maturidi s’impose alors comme un pionnier de l’exégèse des travaux de l’islam sunnite. Il fut le premier théologien à systématiser et à conceptualiser l’héritage intellectuel d’Abu Hanifa à travers une épistémologie cohérente. En demeurant fidèle à sa doctrine, il codifie l’une des principales écoles orthodoxes fondatrices de la théologie sunnite, l’école dite « Maturidi ».
Le Maturidisme, un islam « des lumières » ?
Une des particularités de son travail réside dans sa fine compréhension des controverses théologiques débattues entre les différents courants et sectes de son époque. Il s’emploie alors à élaborer une réflexion harmonisant les croyances des courants traditionalistes (« Ash’arites ») et rationalistes (« Mutazilites ») au sein d’une troisième voie. Al-Maturidi insiste sur l’usage de la « raison » comme principal outil d’appréhension de la « révélation » divine, faisant dès lors barrage à toute interprétation littérale de celle-ci.
Fort d’une connaissance intime des systèmes philosophiques de son temps, il recourt notamment à la technique de l’argumentation logique inspirée de la dialectique grecque (aussi appelée « Kalam ») afin de défendre ses principaux postulats. Considéré comme le premier « Mutakallim » (théologien dialectique), Al-Maturidi introduit alors les prémices d’une théorie de la connaissance dans la construction d’une théologie basée sur un solide raisonnement philosophique.
Le tournant libéral ouzbek, vers un changement de paradigme ?
La création d’un centre de recherche dédié à l’étude des travaux de l’imam Maturidi est emblématique des récentes transformations introduites sous la présidence de Shavkat Mirziyoyev. Succédant au défunt Islam Karimov en 2016, son gouvernement s’est employé à progressivement assouplir les nombreuses restrictions pesant sur les libertés religieuses.
Bien que partielles, ces récentes évolutions marquent une rupture avec le mode de gouvernance de son prédécesseur. Hautement autocratique et isolationniste, le régime d’Islam Karimov demeure en effet tristement célèbre pour son mépris des droits de l’homme et sa profonde brutalité envers toute forme d’opposition politique. La mise au pas du clergé islamique et la restriction draconienne des libertés religieuses furent à l’époque justifiées par la lutte contre l’essor du terrorisme islamiste en Asie centrale.
En comparaison, les réformes menées par le gouvernement de Shavkat Mirziyoyev en matière de liberté de culte apparaissent comme un changement de paradigme. Le dynamisme des autorités religieuses comme séculières dans la promotion des enseignements de l’imam Maturidi est tout à fait représentatif d’une telle transformation. Celles-ci présentent la doctrine maturidite comme un véritable islam « des lumières » dont les valeurs humanistes et la méthodologie feraient naturellement obstacle à l’obscurantisme et au dogmatisme religieux.
Résurgences répressives et « sécularisation » de l’islam ouzbek
L’enthousiasme suscité par cet apparent mouvement de libéralisation nécessite toutefois d’être modéré. L’assouplissement progressif de la législation dans le domaine des libertés religieuses se heurte globalement à la réalité des pratiques des autorités administratives.
Les activités de la Direction des Musulmans d’Ouzbékistan et de l’Académie islamique internationale d’Ouzbékistan demeurent sous l’étroite surveillance du Comité des affaires religieuses du Cabinet des ministres. Le Centre international de recherche de l’imam Maturidi n’échappe pas non plus au contrôle exercé par le gouvernement ouzbek en matière cultuelle et idéologique. La mise en valeur de la doctrine du Maturidisme se situe à cet égard dans le prolongement de l’institutionnalisation d’un « islam d’État ». Cette stratégie répond à la nécessité d’arbitrer les tensions générées par la dichotomie entre le phénomène de ré-islamisation et le processus de modernisation (voire d’occidentalisation) de la société ouzbek.
En dépit des tentatives de « sécularisation » de l’islam ouzbek, la création d’institutions religieuses et éducatives témoigne plus généralement d’une reconnaissance de certaines réalités socio-culturelles et constitue une modalité d’adaptation à ces dernières. La représentation moderne des enseignements de grands théologiens musulmans au titre de « l’illumination contre l’ignorance » constitue en ce sens une alternative bienvenue à la gestion exclusivement répressive du fondamentalisme islamique.
Toutefois, la mobilisation d’éléments de langage promouvant un islam « éclairé » et tolérant ne sert pas que des objectifs de politique intérieure.
Communication politique et soft power culturel
Cette adaptation de la stratégie de lutte contre l’extrémisme aux standards internationaux dans le domaine des droits fondamentaux fait également partie d’une stratégie de communication. Caractéristique de la transition politique en cours, l’apparente ouverture aux valeurs démocratiques et libérales enclenchée par le nouveau Président ouzbek a pour objectif de restaurer la respectabilité et la crédibilité de son pays sur la scène internationale. En rompant avec l’isolationnisme d’Islam Karimov, Shavkat Mirziyoyev entreprend de donner l’image d’un réformateur libéral attaché aux principes démocratiques. Cette apparente ouverture au pluralisme fait plus largement partie d’une stratégie destinée à attirer capitaux étrangers et bailleurs de fonds.
Par ailleurs, la création d’un Centre de recherche consacré aux travaux de l’imam Maturidi n’est pas une initiative isolée. Elle s’inscrit au contraire dans la lignée de l’instauration de nombreux autres organismes d’enseignement religieux dédiés à l’étude de différentes disciplines ou de savants spécifiques. Cette centralisation de la recherche et de la coopération scientifique en matière théologique sert le dessein d’une diplomatie religieuse. La mobilisation d’une narrative mettant en valeur l’« âge d’or » intellectuel et littéraire de l’Asie centrale à partir de villes au riche patrimoine architectural telles que Samarkand ou Boukhara contribue au soft power culturel de l’Ouzbékistan dans le monde musulman.
Conclusion
Mettant fin à 27 ans de régime autoritaire et isolationniste, la présidence de Shavkat Mirziyoyev semble rompre avec la ligne dure adoptée par Islam Karimov à l’encontre des libertés religieuses.
Ce mouvement de libéralisation répond à la nécessité d’élaborer une alternative à l’approche exclusivement coercitive employée par l’ancien régime dans le domaine de la lutte contre l’islam radical. Il s’agit en effet de concilier les aspirations d’une partie de la société civile vers davantage de libertés religieuses avec les appréhensions d’une élite politique post-soviétique profondément attachée au sécularisme.
Ces transformations s’inscrivent plus largement dans un mouvement de libéralisation amorcé par le gouvernement ouzbek. Lancées en 2016, ces réformes sociales mettent l’accent sur le respect des libertés individuelles et collectives. Cette transition vers une démocratie plus ouverte et respectueuse des droits de l’homme illustre également la quête de légitimité de l’Ouzbékistan sur la scène internationale.
Il faudra toutefois attendre davantage afin de pouvoir déterminer si les prudentes réformes engagées par le gouvernement ouzbek depuis 2016 constituent un réel changement de cap idéologique ou une tentative plus prosaïque d’attirer des investissements étrangers.
Image: Mausolée d’Abu Mansur Al-Maturidi à Samarkand (Ouzbékistan), par maturidi.uz.