Le 26 décembre 2020, la Chine annonçait dans un bref communiqué la ratification d’un traité d’extradition signé avec la Turquie en 2017.
Cette annonce est à replacer dans le contexte de surveillance maximale et d’internement du peuple ouïghour dans le Xinjiang, région du nord-ouest chinois. Il permettrait en effet d’accélérer le retour de certains Ouïghours soupçonnés de terrorisme réfugiés en Turquie.
Plusieurs conditions de refus sont inhérentes à l’accord. Pourtant, « ce traité d’extradition va provoquer la panique parmi les Ouïghours ayant fui la Chine et n’ayant pas encore la citoyenneté turque », a déclaré à l’Agence France-Presse (AFP) Dilxat Raxit, porte-parole du Congrès mondial ouïghour.
À la mi-janvier 2021, la Turquie n’a pas encore ratifié le traité. Elle semble cependant se trouver dans une position intermédiaire, balançant entre son rôle de défenseur des Ouïghours et son désir de faire de la Chine un allié de poids.
La défense d’un peuple « frère »
La population ouïghoure est turcophone et majoritairement musulmane. De plus, elle partage avec les Turcs de nombreuses similarités culturelles et historiques. Ces éléments font des Ouïghours un peuple « frère » aux yeux des Turcs. Ainsi, guidé par une idéologie panturque, le gouvernement d’Ankara s’est longtemps positionné comme le défenseur de cette minorité d’Asie centrale.
La Turquie est le seul pays à majorité musulmane ayant dénoncé publiquement la politique chinoise dans le Xinjiang. Ses prises de positions sévères contre Pékin sur le sort des Ouïghours font de la Turquie leur terre d’exil privilégiée. La diaspora ouïghoure en Turquie est l’une des plus importantes au monde. Elle est estimée à 50 000 personnes.
Par ailleurs, le soutien turc à la minorité turcophone n’est pas un choix anodin dans la politique étrangère turque. L’opinion publique reste très sensible au dossier ouïghour. En 2015, des manifestations avaient éclaté à Istanbul en réaction aux tentatives chinoises d’interrompre le jeûne du ramadan dans le Xinjiang. Des drapeaux chinois avaient été brûlés et des restaurants saccagés. L’ambassadeur de Chine avait en outre été convoqué au ministère des Affaires Étrangères. Récemment, la rumeur d’extraditions secrètes de ressortissants ouïghours vers la Chine a provoqué des réactions virulentes au sein de la population turque.
Si la question ouïghoure semblait donc initialement constituer un obstacle à la coopération sino-turque, le Président Recep Tayyip Erdogan attestait pourtant à son retour de Chine en 2020 de l’épanouissement des populations dans le Xinjiang. La position d’une Turquie protectrice et inflexible sur la question des Ouïghours apparaît aujourd’hui de plus en plus chancelante.
Les promesses d’une alliance sino-turque
Le refroidissement d’Ankara vis-à-vis des Ouïghours pourrait s’expliquer par l’implantation en Syrie du Parti islamiste du Turkestan (PIT), groupe djihadiste ouïghour affilié à Al-Qaïda, dont les réseaux de recrutement sont particulièrement actifs en Turquie auprès des réfugiés ouïghours. Le PIT mobilise par ailleurs ses soutiens parmi les religieux turcs et la diaspora centrasiatique pour gagner en influence.
Pourtant, cette tendance s’explique surtout par les nombreux avantages que représente pour la Turquie un partenariat avec la Chine. L’économie turque a particulièrement souffert de la crise de la COVID-19. À l’aube de 2021, son économie tourne au ralenti. En outre, ses alliés se font de plus en plus rares, notamment en Europe. Il devient donc urgent pour le pouvoir turc de renforcer ses alliances économiques et diplomatiques, ou d’en créer de nouvelles.
Or, à maints égards, la Chine se présente comme le partenaire idéal. Les opportunités économiques proposées par Pékin sont multiples. En quelques années, la Chine est devenue le troisième partenaire économique de la Turquie après l’Allemagne et la Russie. En outre, les Nouvelles Routes de la Soie (Belt & Road initiative), projet phare du Président Xi Jinping, ouvrent à la Turquie une possibilité de développer ses infrastructures et de s’étendre économiquement vers l’Est.
Cependant, une coopération économique renforcée implique souvent une coopération stratégique. Celle-ci suppose notamment des liens militaires et sécuritaires. En échange de son appui sur la scène internationale et d’une aide économique substantielle, Pékin obtient une ouverture sur la Méditerranée. La Turquie serait également un allié dans sa lutte contre les « trois fléaux » – terrorisme, extrémisme et séparatisme. Or, notamment dans la lutte contre le séparatisme et le terrorisme, des parallèles peuvent être tracés entre ces deux puissances. En effet, alors que Pékin se concentre sur le Xinjiang, les forces d’Ankara restent braquées sur les populations kurdes.
Vers un abandon des Ouïghours ?
Un renversement de la position turque vis-à-vis des Ouïghours demeure incertain. Sur de nombreux sujets, les deux pays s’accordent et pourraient profiter d’une alliance à long terme. Cependant, le sort des Ouïghours reste un sujet délicat auprès de l’opinion publique turque et un outil de pression potentiel pour Ankara.
Ankara se défend aujourd’hui de vouloir extrader les ressortissants ouïghours réfugiés ou résidant en Turquie. Le Ministre turc des Affaires Étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a déclaré lors d’un point presse avec des journalistes à Ankara qu’« il est incorrect de dire que [la ratification par Pékin] signifie que la Turquie va renvoyer les Ouïghours en Chine ». Il a également ajouté que «[ce traité] ne s’applique qu’à des personnes coupables [de crimes]. Dans le passé, il y a eu des demandes pour le renvoi en Chine d’Ouïghours se trouvant en Turquie. La Turquie n’a pas appliqué ces mesures».
Malgré le discours d’apaisement du gouvernement, la population turque se mobilise. En octobre 2020, environ 500 personnes étaient déjà descendues dans les rues d’Istanbul pour montrer leur soutien aux Ouïghours du Xinjiang. Nombreux sont les Ouïghours de Turquie qui se rassemblent depuis des semaines devant le consulat chinois pour demander des nouvelles de leurs familles. Ils restent aujourd’hui sans réponse. L’inquiétude est forte au sein de la diaspora. Une ratification du traité d’extradition aurait pour elle des conséquences catastrophiques.