Les ethnies de la Zomia et l’utopie de la liberté
Les événements politiques qui ont frappé le Myanmar au début du mois de février, avec le coup d’État de la junte militaire et l’arrestation de la « Mère Suu » (Aung San Suu Kyi), ont remis en lumière les dissensions culturelles et politiques qui existent au sein de la nation birmane. En effet, en plus des accusations de crimes à l’encontre du peuple Rohingya, d’autres groupes ethniques sont en lutte contre le gouvernement de Naypyidaw, à l’image du peuple karen et du peuple jingpo (Kachin). Il s’agit de groupes ethniques qui appartiennent de manière générale à la conception ethnographique des « peuples des montagnes », s’insérant dans une vaste zone asiatique qu’est la Zomia. L’ensemble des populations de ce territoire partage des caractéristiques spécifiques qui font de cette zone un lieu unique.
Si la civilisation est « l’art de demeurer hors de la forêt », pour les millions d’habitants de la Zomia, territoire situé dans les collines de l’Asie du Sud-Est, la liberté serait l’art d’habiter dans les hautes forêts. Cette opposition entre les visions est significative de la différence socioculturelle qui sépare les populations de ce territoire et celles « civilisées ».
Pour ces peuples asiatiques, apparentés aux peuples autochtones ou ancestraux des États-nations d’aujourd’hui, leur histoire et leur culture se comprennent par une volonté multicentenaire d’autonomie et de liberté face à la puissance étatique. L’évolution parallèle de ces « tribus des montagnes » par rapport aux habitants des plaines, les distingue dans leurs croyances, leurs modes de vie et leurs traditions. Cependant, les frontières des pays sont venues les englober dans des « États-nations », qui s’étendent de la Birmanie au Vietnam, en passant par le Cambodge, le Laos, le sud de la Chine et la Thaïlande.
Le terme de Zomia est récent. Il a été inventé par l’historien néerlandais Willem van Schendel en 2002, puis a été popularisé par l’anthropologue James C. Scott, professeur à l’Université de Yale, dans son livre « Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné », paru en 2009. Cette dénomination désigne un espace transnational de l’Asie du Sud-Est (grand comme l’Europe, avec 2,5 millions de km²), qui se caractérise par sa topographie d’altitude où vivent près de 100 millions de personnes. Ces hautes terres asiatiques, à plus de 300 mètres d’altitude et très boisées, sont considérées comme un refuge par ses habitants. Ils sont regroupés en « tribus montagnardes » et sont plus connus sous leurs noms d’ethnies : les Miao en Chine, les Hmong en Chine, au Vietnam et au Laos, les Karen en Birmanie, et des dizaines d’autres. Au sens étymologique, Zomia est un terme commun à plusieurs langues tibéto-birmanes qui signifie « gens de la montagne ».
La création des tribus des hautes terres est aussi ancienne que le développement des structures centralisées et des empires dans la région. Il serait alors possible de remonter jusqu’à 2000 ans en arrière, avec les prétentions hégémoniques de la Chine des Han. Cela s’est poursuivi par l’instauration de différents royaumes, puis les colonisations occidentales, jusqu’à l’époque moderne avec l’émergence d’États souverains. Les communautés des montagnes ont traversé le temps, tout en essayant de préserver leur liberté vis-à-vis des différentes formes d’autorités. Elles ont reculé de plus en plus à mesure que l’emprise de l’État augmentait. Aujourd’hui, la transformation des moyens de transport, de communication et des nouvelles technologies bénéficie au développement des États de l’Asie du Sud-Est. Ces évolutions permettent un meilleur contrôle des pays sur leur territoire, pour la lutte contre la criminalité ou pour le bien des populations. Paradoxalement, cela permet également une meilleure intégration des États sur ces zones montagneuses, ce qui va de plus en plus impacter les populations de la Zomia.
Ainsi, dans le contexte actuel d’un monde globalisé où les biens et les virus circulent à la vitesse des échanges, eux-mêmes contrôlés par l’autorité de l’État, une importante population des montagnes arrive à se substituer à cette frénésie. Composés de populations animistes, sources de marginalisation d’une Asie en plein essor, mais repères d’une fausse ancestralité qui plaît aux touristes, les habitants de la Zomia détonnent dans leur mode de vie et leurs traditions qui persistent. Toutefois, ce rêve d’une tradition ancestrale qui a traversé le temps pourrait se réduire au fur et à mesure que « la civilisation moderne » entre en contact avec ces communautés, par le développement des États sur ces régions montagneuses.
Les communautés des montagnes : entre le refus historique de l’autorité étatique et la pratique de traditions ancestrales
Cet immense territoire a une histoire bimillénaire de refus de l’État et de ses pouvoirs. En Asie, la conception historique de l’État se différencie de la conception européenne, qui se comprend comme un État-nation avec une administration centralisée exerçant sa souveraineté sur un territoire délimité par des frontières. Au niveau asiatique, il s’agissait principalement d’un territoire avec une zone d’influence et des contours mouvants, qui sont « limités aussi bien par les États voisins que par les accidents du relief » (N. Delalande). La géographie dispose donc d’une place très importante dans l’étude de la Zomia face à l’État. Le Professeur J.C. Scott résume cette idée dans ces mots, « la plaine, c’est l’État, la montagne, c’est la liberté ».
Ainsi, l’État se comprenait autrefois comme les territoires où s’exerçait l’influence du pouvoir. Compte tenu des ressources et des exploitations agricoles, le pouvoir de l’État concordait aux caractéristiques topographiques. En effet, l’autorité de l’État s’exerçait là où les rizières, et donc les populations, se situaient. Ainsi « le pouvoir s’épanouissait dans les plaines, contournait les massifs et s’engouffrait dans les vallées » (N. Delalande). L’autorité étatique s’abstenait de conquérir les montagnes, culminant jusqu’à 4 000 mètres, couvertes de jungle et difficiles d’accès. Cet espace immense a donc été propice à devenir un refuge depuis 2000 ans pour les populations qui cherchaient à fuir l’autorité.
La fuite de l’État représente le refus de son pouvoir et de tout ce qui l’accompagne. Cette entité prône la puissance de la civilisation, se définissant « par la sédentarité, l’écriture, la fixité des identités, etc ». Cette sédentarité est un facteur de force pour l’État, et ce dernier s’est largement appuyé sur la riziculture pour affirmer son autorité. En effet, en plus de nourrir les populations, cette culture nécessite une main-d’œuvre importante, qui s’est installée en masse près des parcelles. Cela a permis à l’État de contrôler plus aisément les habitants et a facilité la conscription pour le recrutement de militaires, ainsi que la levée de l’impôt. Comme l’analysent certains auteurs, à l’image de Serge Kaganski, les rizières ont été un élément de la constitution des royaumes et des empires en Asie.
Beaucoup de populations n’ont pas accepté ce « contrat social » et ont refusé d’être gouvernées. Cette raison les a conduits à fuir dans les montagnes, loin des rizicultures, des terres arables et donc de l’État. Dans ce « point aveugle du pouvoir central », les habitants de la Zomia, depuis plusieurs siècles, ont agi en opposition aux pratiques étatiques. Ainsi, comme l’énonçait Scott, « en se morcelant et se dispersant à l’infini, les tribus [de la Zomia] auraient délibérément produit cette sorte de ‘chaos ethnographique’, destiné à contrer les velléités classificatrices des administrateurs des plaines ». Au fur et à mesure des siècles, différentes populations, fuyant le pouvoir, mais aussi les épidémies et les persécutions, se sont réfugiées dans ce territoire. Cette volonté d’esquiver l’État et toute forme de pouvoir s’est retrouvée dans le mode de vie des populations de la Zomia. Elles se sont organisées en communautés, en tribus, très indépendantes et différentes les unes des autres. A contrario des exploitations agricoles des plaines, les peuples des montagnes ont pratiqué la cueillette et la culture sur brûlis, ce qui leur permettait une autonomie et une mobilité importante.
Ainsi, cette pluralité de minorités a conduit à une variété immense de cultures et de traditions propres à chaque entité de la Zomia.
La culture et les traditions des peuples des montagnes sont aussi nombreuses qu’il y a de communautés. Scott parle ainsi de « mosaïque ethnique de la Zomia ». Aujourd’hui, on recense un grand nombre de peuples dans ce territoire, qualifiés de populations autochtones. Ils sont rassemblés en ethnies, que sont les Hmong, les Miao, les Wa, les Tai, les Jingpo (Kachin), les Karen, les Akha, les Lisu, les Naga, les Bhutia, les Yao, les Mnong, les Dai, les Hani, les Dong et des dizaines d’autres… À l’échelle nationale, pour prendre l’exemple du Viêt Nam, en plus de l’ethnie majoritaire que sont les Kinh (Viet), le pays se compose de 53 autres groupes ethniques (sur les 97,58 millions d’habitants, ils représentent environ 14 % de la population, avec certaines ethnies à plus d’un demi-million de membres, mais près d’une dizaine d’ethnies comptant moins de 5 000 individus). Parmi ces populations, quatre ethnies (Kinh, Cham, Hoa, Kmer) vivent majoritairement dans les plaines et les cinquante autres ethnies du pays se situent en partie ou en totalité dans les montagnes, autrement dit dans la Zomia. Cet exemple national démontre la diversité qui peut exister au sein de ce vaste territoire qui s’étend sur six pays.
Le refus de l’État par ces populations a fortement influencé leur mode de vie et donc leur culture. Ainsi, l’absence d’agriculture a favorisé l’adoption d’une vie de nomade, qui parallèlement s’inscrit dans le désir d’obstruer toute propriété.
De plus, des langages spécifiques, appartenant à de grandes familles de langues régionales, se sont développés au sein des communautés. La plupart de ces langues sont classées dans la famille des langues austro-asiatiques, de la branche des langues môn-khmer. Cependant, beaucoup appartiennent à la famille des langues sino-tibétaines ou bien également à celle des langues taï-kadaï et bien d’autres. Cette complexité démontre parallèlement la diversité et la richesse orale des populations de la Zomia. Parfois, les communautés disposent de leur propre langue, à l’image de la langue karens, du groupe ethnique éponyme. Cette langue, subdivisée en quatre sous-langues, fait partie de la branche birmane de la famille des langues tibéto-birmanes. De nos jours, ces différentes langues sont encore pratiquées et se mélangent dans une même nation. Pour reprendre l’exemple vietnamien, la cinquantaine de langues qui sont parlées sur le territoire sont classées en huit groupes par les ethnologues (Mon-Khmer, Tay-Thai, Tibeto-Burman, Malayo-Polynésien, Viet-Muong, Kadai, Mong-Dao et Han).
Les peuples de la Zomia se caractérisent également par l’absence d’écriture. Cet élément, souvent condamné comme preuve d’absence de civilisation, s’explique par le rapprochement qui était fait avec les logiques scripturales de l’État. Ainsi, Scott avance l’hypothèse de l’absence d’écriture comme la capacité « d’inventer ou de réinventer leur identité selon les besoins du moment et les endroits où ils s’installent ». Cette possibilité de « maximiser leur marge de manœuvre culturelle » (J.C. Scott) se comprend également par leur mode de vie nomade, qui les amène à des interactions culturelles. C’est donc la culture orale qui est privilégiée par ces populations, par conséquent la langue et les modes de communication oraux vont être d’une extraordinaire richesse. De la même manière, l’accessibilité commune des membres aux transmissions vernaculaires de la communauté permet de traiter tous les individus de manière démocratique et égalitaire. En effet, le professeur justifiait ce point en disant que « la capacité de lire et d’écrire est généralement moins bien partagée que celle de raconter des histoires ». Cette constante expression orale des traditions conduit les populations à échanger sur le sujet du débat, donnant voix au chapitre à toute personne désirant s’exprimer. Cependant, l’absence de trace écrite de ces populations implique la volatilisation de l’histoire bimillénaire de ce territoire. Pourtant, au niveau historique, ce territoire utopique de paix et de liberté était également confronté à la violence et aux conflits, comme le rappelle l’historien Victor Lieberman. Il souligne également le manque d’égalité qui pouvait exister au sein des communautés. Cependant, le choix des Zomiens a été celui de ne pas faire référence écrite au passé, mais d’adapter les récits et de les faire perdurer par le langage.
La Zomia représente donc un foyer d’une immense richesse linguistique, avec l’existence d’un mode de vie spécifique qui a été façonné et pensé selon la conception initiale du refus de l’État par ces « montagnards ».
La place des peuples montagnards dans les sociétés contemporaines et leur intégration au monde moderne
La place de la religion et du spirituel est importante dans l’étude des peuples asiatiques et sur ce point, les populations de la Zomia se caractérisent à nouveau par leurs croyances.
Les grandes religions du bouddhisme, de l’hindouisme, du christianisme, de l’islam, ainsi que les philosophies du Confucianisme, du Taoïsme entre autres dominent le paysage spirituel des pays de l’Asie du Sud-Est. De leur côté, les populations des montagnes, du fait de leur éloignement de l’État et donc des influences sociales et religieuses, sont restées attachées aux croyances animistes. C’est la proximité avec la nature et leur dépendance aux phénomènes naturels, qui ont conduit les « montagnards » à vénérer les esprits de la nature. De ces cultes, souvent polythéistes découlent des pratiques spécifiques à chaque peuple, comme la croyance aux trois âmes reçues à la naissance chez les Hmongs, la présence permanente des esprits chez les Jingpo (Kachin), ou encore la crainte de la naissance de jumeaux chez les Ahka. Il existe aussi des formes de dualités, entre croyances animistes couplées à la théorie et aux rituels du taoïsme, dans la religion Miao. Il est enfin possible de citer la mythologie de la religion Ahom, que le peuple Tai-Ahom pratique, ainsi que la religion Tai de ce groupe éponyme.
Aujourd’hui, les religions « classiques » se sont fait une place dans ces communautés et des églises chrétiennes ainsi que des temples bouddhistes se sont développés. Toutefois, il existe une variété d’églises et de courants bouddhistes, qui ont été influencés par les époques des différentes conversions dans les zones montagneuses. Par ailleurs, les pratiques animistes persistent parfois et un syncrétisme existe entre les deux pratiques spirituelles.
Ainsi, dans cette double conception géographique et ethnographique, les religions et les philosophies sont donc les croyances des populations qui s’inscrivent dans l’organisation d’une société étatisée. Toutefois, les religions classiques ont commencé petit à petit à s’immiscer depuis quelques siècles dans les hautes montagnes et parfois même à remplacer les pratiques animistes des Zomiens.
En dehors de ce cadre intemporel et le souvenir archaïque que peut donner la Zomia, la « civilisation » et l’influence de l’État sont de plus en plus présentes dans les montagnes et auprès des populations.
Historiquement, les relations entre les populations des montagnes et celles des plaines n’ont jamais été totalement coupées, car le commerce avait tissé des liens mutuellement bénéfiques. En effet, les collines de la Zomia « recèlent de biens monnayables, tels que les essences rares ou aromatiques, les produits thérapeutiques, le miel, le tabac, le poivre, l’opium… » (Th. Jobard) que les montagnards vendaient.
Aujourd’hui, les États d’Asie du Sud-Est, en pleine croissance économique et démographique, cherchent à contrôler ces territoires d’altitude. Comme l’explique J. Michaud, les complexités du terrain qui permettaient autrefois l’isolement des tribus, sont désormais modifiées par les « technologies de démolition de la distance » (J. Michaud). Ces outils font référence aux nombreuses routes construites, aux ponts qui surmontent les rivières, à la destruction des forêts, mais également à la cartographie du territoire et au développement des lignes de communication dans cet espace. D’autres instruments modernes comme les hélicoptères, les avions et la photographie satellitaire ont facilement surmonté les contraintes géographiques. Ainsi, petit à petit l’État a investi ces hautes terres et s’est ouvert aux populations des différentes ethnies.
Ce rapprochement a conduit une part importante des populations des montagnes à quitter les terres des ancêtres pour s’installer dans les « plaines », ou bien dans les territoires urbains. Cette connexion entre « civilisation » et montagnes a permis d’apporter les bienfaits des États, avec l’école, les soins médicaux, etc. De leur côté, les Zomiens, au fur et à mesure, se sont taillé une place au sein des sociétés modernes. Ainsi, une impressionnante transformation s’est opérée comme le souligne J. Michaud : « Les fermiers karen et lahu sont devenus des travailleurs non qualifiés périurbains à Bangkok. Les hommes et les femmes tay, thai et nung représentent leurs circonscriptions à l’Assemblée du peuple à Hanoi. Les Sherpa gèrent des entreprises touristiques dans des villes du nord de l’Inde. Les Naxi, Bai et Yi éduqués travaillent comme fonctionnaires à Kunming ou Chengdu. Les universitaires yao, dong et buyi enseignent à Guiyang. Les programmeurs informatiques de Zhuang font la promotion de leurs compétences à Nanning et à Hong Kong. Les hommes miao sont occupés dans l’industrie du taxi à Shanghai. Et même des pop stars issues des minorités ethniques arrivent parfois en tête des ventes dans diverses parties de la Zomia ».
Toutefois, la grande majorité des Zomiens habite toujours dans les montagnes et n’est impactée que de manière relative par les idées et les technologies des villes. Aujourd’hui, les habitants de ces régions ne payent pas d’impôts, échappent au salariat, aux circuits nationaux traditionnels et continuent à vivre éparpillés en communautés.
Cependant, les habitudes changent, à l’image des habits traditionnels qui ont laissé place à des produits manufacturés, fabriqués à l’autre bout du continent, signe tangible de la présence nouvelle de la « civilisation des plaines ». Par ailleurs, avec le tourisme en pleine expansion dans cette région d’Asie, l’authenticité des villages autochtones des montagnes plaît aux masses de touristes, émerveillés par cette vue pittoresque et qui les mitraillent de photos souvenirs. Certains défenseurs de la cause autochtone crient au développement de cette mode des ‘zoo contemporains’, déclarant que « la Zomia a enfin découvert la civilisation ; elle a surtout fait le dur apprentissage de l’assujettissement à l’État » (N. Delalande).
Cette conception de la Zomia de ne « pas être gouvernée » a été considérée valide par J.C. Scott jusqu’à la première moitié du XXème siècle. Aujourd’hui, les peuples des montagnes se sont assujettis à l’autorité étatique, mais certaines ethnies refusent cela et sont entrées en résistance face à cette pression. À l’image des Wa en Birmanie, qui combattent le gouvernement central depuis plusieurs années, les ethnies Jingpo (Kachin) et Karen sont elles aussi en lutte depuis les années 1950. La volonté de ces groupes ethniques armés est de se séparer de l’État du Myanmar (ex-Birmanie), pour obtenir leur propre indépendance et à terme leur propre État.
Conclusion
Les caractéristiques géographiques de la Zomia ont donc été un facteur primordial de l’autonomie des populations des montagnes face à l’État. Les éléments naturels ont joué leur rôle à différents endroits au cours de l’histoire, comme le soulignent les historiens, avec la difficulté des colonisateurs à propos du peuple kabyle au Maghreb au XIXème siècle, ou encore de l’invasion chinoise au Tibet en 1951. Toutefois, ces critères topographiques ne sont pas synonymes de velléités indépendantes et de refus de l’État. Cela se démontre en premier lieu par toutes les terres d’altitude qui font partie intégrante d’un État. De plus, cela se justifie par un critère géographique, qui est propre à certaines régions du monde, mais n’est pas universel. En effet, l’anthropologue Pierre Clastres étudie cela par son étude des populations dites primitives, d’Amérique du Sud, parue en 1974. Ainsi il énonce que « l’absence d’une organisation sociale stratifiée complexe ne signifiait pas qu’elles n’avaient pas ‘encore’ découvert la stratification sociale. Au contraire, ces sociétés avaient développé au fil du temps une capacité à la tenir à distance et à refuser ses promesses. Pour lui, les sociétés dites primitives ont été construites pour éviter l’émergence de l’État parmi elles ». Il n’existe donc pas de déterminisme géographique sur ces points.
Du côté sociopolitique, des auteurs à l’image de Graeber pointent l’existence de ces populations sans État comme preuve qu’un « autre monde est possible », éloigné du capitalisme et propice à la liberté individuelle. Ainsi, cette vision utopiste d’une forme d’anarchie entremêlée à un système de type communiste paraît idéale pour certains. Cependant, la vision de ces derniers, comme celle de J.C. Scott, cantonne la place de l’État à un rôle d’oppresseur à l’égard des populations montagnardes, ce qui est très réducteur par rapport aux avancées sociales et sanitaires que l’État peut apporter. En effet, l’État a permis l’émancipation des populations, avec un meilleur accès au confort, à la culture, ainsi qu’à l’autonomie économique et intellectuelle. Le journaliste Serge Kaganski soutient cette critique en dénonçant la vision de J.C. Scott comme « une charge contre l’État et la « civilisation », qui ne seraient qu’une vaste entreprise de contrôle des peuples, en même temps qu’un plaidoyer pour les civilisations dites « primitives », seules véritables incarnations de la liberté et de l’égalité ».
Toutefois, le cœur battant de ce territoire riche de trésors reste les populations montagnardes et leur mode de vie. De nos jours, la Zomia demeure la plus grande région du monde où les populations n’ont pas encore été complètement incorporées aux États-nations. Les Zomiens sont parvenues à conserver un mode de vie authentique, parfois rudimentaire, mais qui s’inscrit dans leur culture et leurs traditions. Pierre Clastres résume cette vision en disant que « c’est précisément là où la souveraineté et les impôts s’arrêtent que commencent l’ethnicité et les tribus, et que barbare était un synonyme employé par les États pour décrire tout peuple non assujetti et se gouvernant lui-même ». Ainsi, les peuples des montagnes sont un exemple de liberté en même temps qu’une photographie vivante du passé. Toutefois, les jours de ce territoire sont désormais décomptés face au tourbillon géopolitique et aux besoins d’énergies naturels, comme celui de l’eau, dont ces montagnes regorgent.
Sources
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Authentikvietnam.com, « La plus grande icône vietnamienne ».
Contretemps, « Zomia ».
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General statistics office, “Completed results of the 2019 Viet Nam population and housing census”, April 2019.
Huu Ngoc, « Le Kruôz Cé, chant funèbre des H’mông de Sa Pa », in : Le courrier du Vietnam, 20 mai 2018.
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Jobard Th., « Au pays de l’anarchisme oriental », in : Sciences Humaines, Mensuel N°247, avril 2013.
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Lebrun J., « Gouverner ou ne pas être gouverné ? », in : France Inter, Le Vif de l’Histoire, 9 octobre 2020.
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Michaud J., “Editorial – Zomia and beyond”, in Cambridge University Press, 15 June 2010.
Munier J., « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné / Revue Socio », in : France Culture, L’essai du jour, 04 mars 2013.
Pasquier V., « La fin des conflits interethniques en Birmanie, un préalable au développement », in : France info, 01 septembre 2016.
Rekacewicz Ph., « Asie du Sud-Est : religions, populations, conflits », in : Le Monde diplomatique, cartes.
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Scott J.C., « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné », Seuil, Paris, 2013.
Image : Dao Ethnic Women Picking, By Zennysmile, Wikimedia, Own work, CC BY-SA 4.0