Manifestations étudiantes en Turquie : tensions idéologiques entre le pouvoir et la jeunesse
En Turquie, la colère de la jeunesse a fait vibrer les rues du mois de janvier au mois de février. D’Istanbul, le mécontentement a gagné les rues d’Ankara, d’Izmir et d’Adana.
« Nous ne baisserons pas les yeux », crient les manifestants, la plupart étudiants. Ils dénoncent aujourd’hui la mainmise de l’exécutif sur l’enseignement supérieur.
Pour faire face à ce mouvement, plutôt pacifique, mais inédit depuis les manifestations de Gezi en 2013, la riposte des forces antiémeutes s’est montrée particulièrement violente. À la mi-février, on compte plus de 600 arrestations à travers le pays. Selon le ministère de l’Intérieur turc, 498 des personnes interpellées ont été relâchées. Les autres se trouvent sous contrôle judiciaire, en détention préventive ou en garde à vue.
Le bastion des protestations : l’université de Boğaziçi
Classée parmi les meilleures universités turques et internationales, l’université de Boğaziçi se distingue par ses valeurs libérales et démocratiques. Tous les cours y sont donnés en anglais et l’on y débat de sujets sensibles tels que les questions kurdes et arméniennes.
Pour beaucoup, l’université de Boğaziçi représente le bastion des étudiants de gauche opposés aux valeurs islamoconservatrices prônées par l’exécutif. Cette jeunesse constitue par ailleurs la future élite intellectuelle du pays. En 2019, des protestations contre l’opération « source de paix », l’intervention militaire turque en Syrie, s’étaient par exemple fait entendre en son sein et avaient également donné lieu à des arrestations.
Pourtant, le 1er janvier 2021, Melih Bulu, homme d’affaires proche du parti présidentiel de l’AKP, a été nommé par le président turc Erdoğan à la tête de la prestigieuse université. Depuis, étudiants, alumni et professeurs réclament la démission de ce nouveau recteur, dénonçant une pratique non démocratique et contestant sa légitimité.
Les conseils d’administration ont longtemps élu les recteurs des universités turques. Cependant, les nominations sont désormais du ressort exclusif du président Erdoğan qui a nommé 27 recteurs au cours de l’année 2020 et 12 pour les deux premiers mois de 2021.
Du contrôle des universités à la supériorité d’une culture conservatrice
Le contrôle de l’enseignement supérieur par l’exécutif ne commence pas avec l’université de Boğaziçi. Au regard de la politique d’Erdoğan vis-à-vis des universités, la nomination de Melih Bulu semblait prévisible. Depuis cinq ans, plus d’une douzaine d’universités ont été fermées en Turquie. Après l’échec du putsch de 2016, des milliers de professeurs ont été licenciés pour avoir signé une pétition appelant à la paix avec les Kurdes. Plus récemment, l’université francophone de Galatasaray, à Istanbul, a été secouée par une nouvelle mesure. Celle-ci impose aux professeurs l’obtention d’un diplôme de maîtrise de la langue turque. Le renouvellement de leurs permis de travail s’en trouve remis en question.
À l’inverse, les efforts de l’AKP pour renforcer les études religieuses dans les écoles publiques et l’ouverture d’écoles Imam Hatip, qui offrent un enseignement religieux aux collégiens et lycéens, s’inscrivent dans le projet d’Erdoğan de former une « génération pieuse ». Celle-ci épouserait à la fois les valeurs islamiques et le nationalisme turc. Le nombre d’élèves scolarisés dans les écoles imam hatip a été multiplié par cinq entre 2012 et 2018.
Or, il semble que cette orientation de la politique éducative soit constitutive d’une vision plus globale. La réforme du roman national et la promotion d’un retour à l’islam conservateur sont au cœur de la politique turque. Ainsi, le président turc choisit pour défendre sa politique des arguments puisés dans un registre polarisé et binaire de l’ordre de la « morale » et des « coutumes » et rarement dans celui du droit. De la même manière, le nouveau récit officiel de l’histoire turque déprécie l’époque kémaliste et relie l’histoire de la Turquie contemporaine aux heures glorieuses de l’Empire ottoman conquérant. Erdoğan se tourne ainsi vers son électorat conservateur et religieux. Par ce nouveau roman national, il se présente comme leur protecteur face à une élite laïque, urbaine et pro-occidentale.
Une jeunesse turque en quête de changement
Malgré cette politique, le constat dressé par un sondage publié en 2019 par l’Institut Konda est sans appel. Les pratiques religieuses sont en recul en Turquie. La jeunesse turque semble de plus en plus laïque sous le régime d’Erdoğan. Le nombre de jeunes Turcs qui se considèrent comme religieux aurait baissé de 7 % pour atteindre 15 % dans l’ensemble. Cette sécularisation de la jeunesse va de pair avec une vision plus moderne de la vie et une meilleure éducation.
Pour cette jeunesse qui a grandi dans la Turquie d’Erdoğan, la nomination de Melih Bulu a été l’élément déclencheur. Au manque de libertés s’ajoute le manque de perspectives économiques, car le chômage la touche durement. D’après une étude réalisée en septembre 2020 par le centre d’études de l’opinion publique Avrasya, sur un échantillon de 8 000 personnes, 76 % des jeunes interrogés disent souhaiter quitter le pays. Pour beaucoup, les élections présidentielles de juin 2023 se dessinent donc comme une possibilité de changement vers plus de démocratie. En effet, cinq millions de nouveaux votants se rendront aux urnes à cette occasion. Selon les sondages, seulement un tiers d’entre eux s’apprêtent à voter pour l’AKP.
La société turque est déjà fortement polarisée. Pourtant, une rupture particulière se distingue aujourd’hui. Les manifestations étudiantes qui secouent la Turquie rendent compte du malaise d’une partie de la population. Elles témoignent aussi du décalage entre les aspirations idéologiques et culturelles du pouvoir exécutif turc et celles de sa jeunesse.
Image : Université du Bosphore, Turkmessage, Wikimedia Commons, CC-BY-SA 3.0