« Dialogue des religions et des cultures » : renouveau d’action collective ou politique d’influence égyptienne ?
Les 13 et 14 mars 2021, Le Caire a accueilli la 31ème conférence du Conseil supérieur des affaires islamiques. Elle avait pour thème « Dialogue des religions et des cultures ». Créée en 1980, cette organisation s’apparente à une intégration régionale fondée sur le déterminant religieux. La conférence, organisée dans un contexte singulier, impulse un renouveau d’action collective, sous égide égyptienne.
Deux jours de débats sous le signe de la tolérance et du respect
Le 13 et 14 mars 2021, 75 invités représentant 35 pays se sont retrouvés au Caire pour échanger. Organisée sur appel du Président Abdel Fattah al Sissi, la conférence a été inaugurée par Mohamed Mokhtar Gomaa, ministre des Waqfs. Le cheikh d’Al Azhar, Ahmed al Tayeb, et le Grand Mufti de la République égyptienne, Shawqi Allam, étaient représentés. Le président du Parlement arabe, le secrétaire de la ligue arabe et les ministres des Waqfs soudanais, jordanien, émirati et somalien ont été conviés, aux côtés de délégations venant du Pakistan, du Malawi et du Kazakhstan.
Les waqfs publics, aussi appelés habous, sont les dons faits par les croyants à la communauté musulmane. Ils servent souvent à l’entretien des mosquées. Historiquement gérées par un juge indépendant de l’État, ces dotations ont été nationalisées à partir des années 1950 et 1960. Cette dynamique et sa persistance actuelle traduisent la mainmise des États musulmans sur la religion.
Un agenda de travail varié
Les discussions ont porté sur trente et un documents de recherche et dix documents de travail. Six axes majeurs, évoqués à la conférence de presse de la rencontre, ont notamment été retenus pour orienter les débats. Le concept de dialogue et ses objectifs, la rationalité du dialogue et son rapport aux enjeux du renouveau, le dialogue et la communauté humaine, le dialogue et le respect de la vie privée d’autrui, l’impact du dialogue constructif sur la lutte contre le terrorisme et la consolidation de la paix humaine, les facteurs de succès du dialogue. L’objectif final était de formuler une action collective à l’échelle régionale et internationale pour lutter contre les discours de haine.
Le samedi 13 mars, les intervenants ont prononcé plusieurs discours en amont des discussions. Le dimanche 14, les délégations ont visité les pyramides de Gizeh, dans une démarche de célébration de la diversité culturelle égyptienne.
Discours de tolérance sur le pluralisme religieux et culturel
Les discours du 13 mars ont largement rappelé les axes majeurs de la conférence : respect et paix.
Dans son discours, le cheikh d’Al Azhar a ainsi réaffirmé le message de paix de l’islam. Il a souligné qu’en arabe, le mot « islam » (إسلام) était le nom verbal du verbe « aslama » (أَسْلَمَ), qui signifie « faire la paix ». Il a, en outre, rappelé que le conflit n’avait pas sa place dans le Coran. Le texte saint des musulmans mentionne 140 fois le mot paix et ses dérivés. En opposition, le mot guerre n’y apparaît que six fois, rappelle-t-il. Après un rappel de l’histoire de Moïse et d’Abraham, le cheikh a conclu sur les deux obstacles majeurs au dialogue : l’idéologie et l’obscurantisme. Dans ce contexte, il a insisté sur le fait que « l’islam est innocent de tout appel à une doctrine ayant recours à l’arme ou à la coercition » [1]. Al Azhar rejette ainsi la théorie du choc des civilisations et appelle à une paix réelle entre les êtres humains.
Dans un second discours, le ministre égyptien des Waqfs a rappelé qu’aucune discrimination sur la base de la religion, de la couleur, du sexe ou de la tribu n’est tolérée. La citoyenneté assure à chacun les mêmes droits et opportunités pour faire société, dépassant l’idée de simple coexistence de personnes de religions différentes.
La portée de la conférence « Dialogue des religions et des cultures » : impulsion d’une action collective
Porter la voix du pluralisme interconfessionnel et interculturel
La conférence a permis aux participants de s’accorder sur des recommandations de diverses natures.
L’idée principale est la promotion du dialogue entre les cultures et les religions. Il est une exigence de toutes les lois divines, selon la seconde recommandation. Le respect des opinions différentes (point 4), le remplacement du langage du conflit par celui du dialogue pour assurer la paix et la stabilité internationales (point 5) et la condamnation de l’emploi politique des religions (point 19) sont des souhaits communs. Ces recommandations rejettent ainsi l’extrémisme, le terrorisme, la haine et l’intolérance (point 10).
Elles insistent également sur le rôle des médias dans l’appui aux valeurs de tolérance (point 9). Le point 16 reconnaît le rôle des femmes dans la mise en œuvre de ce dialogue fructueux.
Une conférence portée sous le signe de l’action collective
En conclusion des discussions et pour implémenter ces principes, les participants ont fait plusieurs propositions. Les points 15 et 16 soulignent le rôle du législateur dans la promotion de ce dialogue et dans la lutte contre la discrimination religieuse, ethnique ou de genre. Les points 17, 18 et 19 évoquent le renforcement des échanges culturels entre les pays, l’adaptation des programmes d’enseignement scolaire par rapport à ces valeurs et la création de centres de recherche spécialisés sur ces questions. L’ultime point concerne ainsi la création d’un Centre international pour le dialogue interconfessionnel et interculturel au Conseil suprême des affaires islamiques. Son but est de promouvoir les éléments de convergence précités.
Par ailleurs, les membres de la Conférence ont insisté sur le fait qu’insulter les symboles religieux était une menace à la paix et à la sécurité mondiales (point 11). Selon eux, ces insultes n’amènent que haine et violence, et nourrissent le terrorisme (point 17). Ainsi, le point 30 appelle à la publication d’une charte internationale qui condamne et criminalise les insultes aux symboles religieux. Cette charte présenterait le discours de haine et de racisme comme des crimes menaçant la paix et la sécurité internationales.
La religion est ainsi plus que jamais érigée en élément pacificateur ou perturbateur des relations internationales.
Un contexte singulier
Un contexte sécuritaire international bouleversé
Alors que divers groupes terroristes jihadistes sévissent en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient, et que les confessions dessinent des lignes de fracture géopolitiques, appeler au dialogue des religions et des cultures est crucial. Dans son discours à la Conférence, Al-Tayeb, cheikh d’Al-Azhar, évoque la signature de la déclaration de la Fraternité humaine avec le Pape François en 2020 [2]. Les autorités religieuses s’ancrent ainsi dans une véritable dynamique de défense de la tolérance, du respect et du dialogue.
En parallèle, le mois de mars marque la première visite du Pape François en Irak, un voyage hautement symbolique. La situation de la communauté chrétienne d’Irak, persécutée par Daech et en situation minoritaire au sein d’un État largement chiite, rappelle l’importance du dialogue interconfessionnel.
Concernant la conférence, cette volonté d’action collective pour dénoncer les insultes aux religions se comprend dans un contexte plus large. Le communiqué arabophone présentant la rencontre mentionne en effet un échange entre Emmanuel Macron et Al-Sissi, sans plus de détails. Cependant, insister autant sur la question du blasphème n’est pas sans rappeler les tensions passées autour de cette notion. En novembre 2020, des débats houleux avaient émergé dans tout le monde musulman à la suite de la défense par Emmanuel Macron de la liberté d’expression et du droit de caricaturer le Prophète. La laïcité et la liberté d’expression à la française continuent ainsi à faire débat dans le monde musulman.
L’Égypte à la recherche du rôle leader du dialogue interconfessionnel
L’Égypte, à travers la voix du cheikh d’Al Azhar et du Président Al Sissi, avait tenté de s’imposer en défenseuse des religions, condamnant le blasphème. Lors d’une visite à Paris fin 2020, Al Sissi avait notamment rappelé la supériorité des valeurs divines sur l’humain. Une idée réfutée par le Président français, qui lui avait répondu en affirmant la préséance de l’humain.
Cette conférence peut ainsi se comprendre comme un outil d’influence égyptienne. La Turquie et l’Arabie Saoudite s’affrontent pour incarner l’autorité sunnite. Dans ce contexte, l’Égypte rappelle qu’Al-Azhar est l’autorité traditionnelle et affirme son rôle symbolique prééminent.
Sur le plan national, la visite des pyramides de Gizeh le 14 mars fut une illustration de son « développement remarquable et [sa] grande prospérité », visant à prouver sa stabilité. Cette idée transparaît clairement dans le communiqué de presse francophone du gouvernement égyptien. Ce texte souligne que les délégations « ont exprimé leur admiration pour la civilisation ancestrale et sa puissance ».
En l’absence de véritable médiatisation anglophone ou francophone, cette démonstration de puissance égyptienne vise ainsi principalement les autres pays arabophones. Imbriquée dans un jeu de rivalités géopolitiques sous-tendu par des questions religieuses, l’Égypte annonce clairement son retour.
Non médiatisée dans la presse française, cette conférence rappelle l’importance de la grille de lecture religieuse dans la géopolitique mondiale. Plus qu’une nouvelle impulsion dans l’action collective des pays du Conseil des Affaires islamiques, elle marque une tentative d’affirmation égyptienne. L’islam est plus que jamais un outil d’influence que se disputent divers acteurs.
[1] Citation traduite dans un communiqué officiel du gouvernement égyptien
[2] Il y a un an, la signature du document sur la fraternité humaine – Vatican News