Les indígenas espèrent une décision historique de la Cour suprême
Depuis fin août 2021, des milliers de membres des peuples indígenas manifestent à Brasilia, devant la Cour suprême. L’objectif de la manifestation, que les organisateurs veulent pacifique, est de mettre la pression sur les onze juges dans une affaire qui concerne la reconnaissance de la propriété du peuple Xokleng sur une réserve. Une précédente manifestation avait dégénéré, plusieurs policiers et autochtones avaient été blessés. Le 9 septembre, dans une décision qualifiée d’historique par les indígenas, un premier juge a donné raison au peuple Xokleng. Le 15 septembre, un second juge a rendu un avis opposé. Le procès est suspendu pour une durée indéterminée.
De nombreux peuples autochtones mobilisés
Le mouvement appelé Coordination des peuples indigènes du Brésil (APIB) rassemble une grande diversité de peuples autochtones. Au Brésil, les peuples indígenas représentent moins de 0,5 % de la population totale, soit environ 900 000 personnes. Un total de 305 peuples autochtones est présent sur le territoire, dont 100 vivent volontairement isolés. La manifestation qui se poursuit depuis fin août a rassemblé 6 000 personnes de 170 peuples, ce qui en fait la plus grande manifestation d’indígenas jamais organisée au Brésil. Les manifestants attendent la décision.
Le cas Xokleng contre Santa Catarina
Le cas concerne un territoire situé dans la réserve naturelle Sassafrás, dans l’État de Santa Catarina (sud du Brésil). Ce territoire, Ibirama-La Klãnõ, est revendiqué par le peuple Xokleng, qui a été déplacé et spolié de son territoire tout au long du XXe siècle. En 1988, les Xokleng ont pu récupérer seulement 15 000 hectares de leur territoire d’origine. Dans les années 1990, la FUNAI (Fondation dédiée à la protection des indígenas et de leurs terres) a de nouveau tracé les contours de leur réserve indígena, en ajoutant le territoire Ibirama-La Klãnõ. Or, l’Institut de l’environnement de Santa Catarina a décidé de récupérer ces terres, car elles sont aujourd’hui situées dans une réserve naturelle gérée par l’État. La FUNAI a donc déposé un recours auprès de la Cour suprême fédérale. En cause dans ce différend : l’interprétation de la Constitution fédérale de 1988.
Une question de fond : la propriété des terres
En effet, pour certaines administrations et très certainement pour les partisans du président Jair Bolsonaro et du secteur agro-industriel, seules les terres qui étaient effectivement occupées par les différents peuples au moment de leur reconnaissance par la Constitution de 1988 leur appartiennent. Or, les indígenas font valoir qu’ils se battent depuis 500 ans pour leurs terres et qu’ils ont été déplacés de force par la junte militaire au pouvoir pendant la dictature (1964-1985), parfois à des milliers de kilomètres. Ils n’étaient donc pas encore rentrés sur leurs terres en 1988. C’est cette question, dite du marco temporal (« seuil »), que doit trancher la Cour et qui fera jurisprudence.
Les chefs indígenas ont également transmis à la Cour une pétition portant les noms de cent mille signataires. L’objectif était de faire valoir que la notion de marco temporal est contraire à la Constitution. D’après le rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits des peuples indigènes, Francisco Cali Tzay, le marco temporal « légitime la violence » contre les peuples indígenas en Amazonie et ailleurs au Brésil.
Par ailleurs, la Conférence des évêques catholiques du Brésil a été entendue par la Cour suprême. Elle s’est positionnée en faveur du peuple Xokleng. Les évêques, en collaboration avec le CIMI (Conseil indigéniste missionnaire), considèrent que les peuples indígenas sont les premiers occupants du Brésil et que les droits fonciers du pays doivent être clairement définis et respectés.
Qui habite chez qui ?
Plus fondamentalement, deux visions s’opposent. Pour certains, les indígenas peuvent vivre dans les réserves existantes qui couvrent 13 % du territoire brésilien. Jair Bolsonaro et ses partisans considèrent d’ailleurs que ces réserves sont trop grandes. Ils refusent toute demande d’extension. Pour les partisans des peuples indígenas, il faut voir la question dans l’autre sens : le Brésil entier appartenait à ses premiers occupants. Ce sont les Brésiliens non indígenas qui sont sur leurs terres.
D’après l’ONG Survival International, au début du XXe siècle, le gouvernement fédéral a encouragé les immigrés européens à s’installer sur les terres des indígenas, quitte à chasser les occupants par la force. Ce phénomène a été particulièrement fort dans les zones côtières où ne subsistent aujourd’hui que de petites réserves. Les Guarani, par exemple, ne disposent plus aujourd’hui que de deux hectares dans l’État de São Paulo et l’élargissement de leur réserve a déjà été rejeté.
On trouve les plus grandes réserves dans la région amazonienne, mais plusieurs menaces pèsent sur elles. En juin 2021, une commission parlementaire a approuvé le projet de loi 490 visant à autoriser l’exploitation agricole et minière des territoires indígenas, y compris ceux sur lesquels vivent des peuples sans contact avec le reste du Brésil. Le projet peut donc poursuivre son itinéraire parlementaire. Un autre projet de loi entend régulariser l’exploitation illégale des terres par les chercheurs d’or (garimpeiros), les éleveurs et les forestiers. Il y a également la question des narcotrafiquants qui empiètent eux aussi les terres indigènes. D’après les peuples indígenas, ces lois sont un « projet de mort ».
Un contexte d’affrontement entre les juges et le Président
Ce procès et ces revendications s’inscrivent dans un contexte de tensions exacerbées entre Jair Bolsonaro et la Cour suprême, en particulier les magistrats Alexandre de Moraes et Luís Roberto Barroso. Jair Bolsonaro a tenté d’en demander la destitution, car il estime que leur action serait « arbitraire » et constituerait une « intimidation ». En effet, la Cour suprême a ouvert cinq enquêtes visant le Président brésilien. Le Tribunal électoral a également ouvert une enquête. Les juges se penchent notamment sur son non-respect de la Constitution, sur la diffusion d’infox et sur de possibles actes de corruption pendant la crise sanitaire.
Début septembre, Jair Bolsonaro a rassemblé ses partisans et harangué la foule, affirmant que les prochaines élections seraient une farce, qu’il « n’ira jamais en prison » et quittera ses fonctions que « si Dieu le veut ». Il laisse entendre à ses partisans que les juges de la Cour suprême confisquent leur vote aux citoyens dans un déni de démocratie. Lors d’une manifestation à Brasilia, la foule a forcé les barrières qui empêchaient l’accès à la Cour suprême.
De façon plus générale, la question des terres indígenas est une pomme de discorde entre les différents pouvoirs. Certains parlementaires en faveur de l’agro-industrie estiment que ces décisions leur reviennent, en tant qu’élus. Ils souhaitaient faire suspendre la décision du cas Xokleng/Santa Catarina et faire voter la loi 490 pendant cette suspension. Les juges de la Cour suprême estiment qu’ils sont dans leur rôle de défense de la Constitution.
Des répercussions directes sur les peuples autochtones
Jair Bolsonaro a d’ailleurs su exploiter certaines décisions de la Cour. Cette dernière avait en effet estimé que seule la FUNAI est compétente pour délimiter les terres. En plaçant ses partisans à des postes clés de la FUNAI, Jair Bolsonaro est parvenu à la faire changer d’avis. Dans le cas Xokleng/Santa Catarina, la FUNAI avait présenté le recours en justice et soutenu la position des indígenas. À présent, elle soutient le marco temporal.
L’élection de Jair Bolsonaro, fin 2018, est survenue au terme d’une campagne extrêmement violente. Aujourd’hui, le Président continue de nourrir les tensions et dissensions dans le pays. Son programme à l’encontre des peuples indígenas était bien connu dès le départ. Certains observateurs considèrent maintenant que le risque d’extinction de plusieurs peuples est réel. Avant même l’arrivée de Jair Bolsonaro, les meurtres de militants indígenas étaient en hausse (+22 % entre 2009, date de début des statistiques, et 2019). Or, sur la même période, les meurtres étaient en baisse de 20 % dans la population générale. Entre 2018 et 2019, le CIMI a enregistré une hausse des agressions de tous types de 138 % à l’encontre des indígenas.
La non-gestion de la crise sanitaire constitue également un danger particulier pour les peuples isolés. En effet, leur système immunitaire ne leur permettrait pas de se défendre et ils vivent souvent très loin des structures de soins. D’après l’APIB, la covid-19 a touché 163 peuples et causé la mort de 1201 indígenas (au 14 septembre 2021).
Décision du juge Edson Fachin : victoire historique pour les peuples indígenas
Le premier juge et rapporteur du cas, Edson Fachin, a rendu sa décision le 9 septembre 2021. Edson Fachin est connu pour avoir contribué à l’enquête sur le scandale Petrobras/Lava Jato (2014-18). En mars 2021, il a également invalidé la condamnation de l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva.
Edson Fachin a donné raison aux Xokleng. Plus encore, il a infligé un camouflet aux partisans de l’exploitation agricole et industrielle des terres indígenas. Sa lecture de la Constitution est la suivante :
- les peuples indígenas sont les peuples d’origine du Brésil ;
- c’est au titre de l’antériorité de leur présence sur le territoire (ils étaient présents avant l’arrivée des Portugais) que la Constitution de 1988 reconnaît aux indígenas des droits fonciers effectifs dès avant sa promulgation ;
- la démarcation des terres réservées aux peuples indígenas ne crée pas la propriété, elle reconnaît une propriété préexistante ;
- historiquement, l’État brésilien a toujours cherché à assimiler les peuples indígenas, y compris contre leur gré, la Constitution de 1988 corrige cette violence ;
- les droits garantis par la Constitution aux indígenas sont des droits fondamentaux, collectifs et personnels, qui protègent également leur mode de vie ; ils sont inaliénables ;
- ces peuples ont la propriété et l’usufruit exclusifs de leurs terres ;
- toute exploitation d’un territoire appartenant à un peuple indígena est interdite ;
- enfin, la protection de l’environnement est compatible avec la propriété et l’usufruit exclusifs de leurs terres par les peuples indígenas.
Le juge est ainsi arrivé à plusieurs conclusions cruciales pour les peuples indígenas :
- il n’existe pas de « seuil » (marco temporal) au 5 octobre 1988 pour l’applicabilité du droit de propriété des indígenas sur leurs terres ;
- tout titre de propriété concédé sur une terre appartenant à un peuple indígena est nul et non avenu ;
- toute autorisation d’exploitation ou toute cession de l’usufruit d’un territoire (sols, rivières, lacs) appartenant à un peuple indígena est nulle et non avenue.
Deuxième juge : vision opposée du cas
Le juge Kássio Nuno Marques devait quant à lui rendre sa décision le 15 septembre. Il a émis un avis opposé à celui d’Edson Fachin et s’est dit favorable au marco temporal.
Selon lui, l’application d’un tel seuil respecte l’esprit des rédacteurs de la Constitution. En effet, un délai de cinq ans à compter du 5 octobre 1988 avait été prévu pour régler les conflits territoriaux en cours à l’époque et tracer les frontières des réserves. De plus, Nuno Marques a considéré que la jurisprudence d’un cas de 2008 s’appliquait. Le cas de 2008 concernait le territoire de Reposa Serra do Sol. À l’époque, les juges avaient retenu le principe du marco temporal. Pour Nuno Marques, ce principe est le meilleur moyen pour concilier les intérêts « du pays » et ceux des peuples indigènes. Les peuples qui revendiquent une terre doivent donc prouver qu’ils l’occupaient au 5 octobre 1988. Ou bien, qu’un différent était en cours à cette date. Le juge estime en effet que l’absence de limite temporelle ouvrirait la voie à des redéfinitions continuelles, ce qui créerait une insécurité juridique.
Le juge a donc rejeté le recours de la FUNAI pour le peuple Xokleng. Il estime que l’élargissement du territoire n’est pas compatible avec le statut de réserve naturelle du territoire que les Xokleng revendiquent. Par ailleurs, Nuno Marques a estimé que les droits de la défense n’avaient pas été respectés, dans la mesure où les agriculteurs non indígenas qui vivent sur les terres disputées n’ont pas été entendus dans le procès.
L’APIB outrée de la décision du juge Marques
Sans surprise, l’APIB s’est émue de cette décision, qu’elle qualifie de « bancale ». Elle estime que les arguments invoqués sont « les plus rétrogrades » de l’agro-industrie. Elle relève que le juge reconnaît la réalité historique de la spoliation du territoire des Xokleng. Cela montrerait l’incohérence du raisonnement. Pour l’APIB, faire valoir le marco temporal dans ce cas revient à légitimer les violences et expulsions. C’est aussi une forme d’amnistie, ce qu’admet le juge. Pour ce dernier, en effet, il faut renoncer à des demandes de réparations pour des spoliations qui « remontent à des temps anciens » et qui ont été réglées au fil du temps et de l’histoire. Enfin, l’APIB ne comprend pas l’argument environnemental qu’invoque le juge. En effet, fait valoir le collectif, de nombreuses études ont démontré la bonne préservation de l’environnement sur les terres indígenas.
Le jugement suspendu
Le prochain juge qui devait rendre sa décision est Alexandre de Morães. Face aux deux avis divergents, il a suspendu le jugement pour étudier en profondeur les argumentaires. En théorie, la reprise du jugement doit intervenir au plus tard d’ici deux mois. Les huit autres juges de la Cour suprême devront encore rendre leur avis après Alexandre Morães.
Image : Siège de la Cour suprême du Brésil – auteur : Leandro Ciuffo (2011) – CC-BY-2.0