Afrin : la situation se dégrade pour les civils kurdes
Dans un communiqué daté du vendredi 28 mai 2021, plusieurs organisations de la société civile locale alertaient de la politique démographique turque dans l’enclave d’Afrin. Situé dans le nord-ouest de la Syrie, ce territoire montagneux du gouvernorat d’Alep compte quelque 360 communes. Il vit principalement de l’exploitation des oliveraies qui le recouvrent en grande partie. La population kurde serait, selon ces organisations, passée de 96 % avant 2011 à moins de 25 %.
Un rapport de l’ONG ACAPS daté du 3 mars mettait déjà en lumière le traitement réservé aux Kurdes à Afrin.
La démographie d’Afrin bouleversée par l’opération « Rameau d’olivier »
L’opération « Rameau d’olivier »
Du 20 janvier au 18 mars 2018, la Turquie mène l’opération « Rameau d’olivier ». Elle lui permet de prendre le contrôle de cette zone kurde en s’appuyant sur ses milices supplétives de l’Armée Nationale Syrienne (ANS). Ce groupement hétéroclite de milices paramilitaires à dominante islamiste, dont certaines sont répertoriées comme terroristes par des gouvernements occidentaux, se compose majoritairement d’Arabes et de Turkmènes syriens.
L’objectif pour la Turquie était alors de couper l’axe reliant les zones du nord de la Syrie contrôlées par les Kurdes et représenté par l’autoroute M4. Jusqu’à cette date, la région était restée en marge de la guerre civile syrienne. Elle a comparativement moins eu à souffrir des complications matérielles liées aux combats que dans le reste du pays. Afrin était majoritairement peuplée de Kurdes et constituait un des cantons du Rojava [1]. La région bénéficiait de l’accord de non-agression tacite entre le régime syrien et les forces combattantes kurdes, les unités de protection du peuple (YPG).
Des conséquences sur la démographie du district
Depuis, l’installation par le gouvernement turc de populations déplacées et l’intensification des combats dans le Nord-ouest syrien ont entrainé un afflux croissant de réfugiés internes. Ces derniers proviennent de zones plus durement touchées par le conflit civil. La plaine de la Ghouta ou la poche d’Idlib toutes deux tombées aux mains du régime syrien figurent parmi les zones de provenance de ces réfugiés. Les déplacés internes surpassent désormais largement en nombre les locaux et « rapatriés ». Face à cette pression démographique, les conditions de vie à l’intérieur de l’enclave se sont rapidement détériorées. La grande majorité des habitants d’Afrin nécessite actuellement une assistance humanitaire selon l’ACAPS.
Plusieurs catégories de population telles les femmes, les personnes âgées ou les enfants sont particulièrement vulnérables. À celles-ci viennent s’ajouter les Kurdes. Ils sont les premiers concernés par la détérioration des moyens de subsistance et de l’accès au logement. Pour la plupart présents avant la conquête d’Afrin par les forces proturques, ils sont en situation de vulnérabilité, car désormais minoritaires et exclus de la gouvernance locale. En effet, la moitié des Kurdes d’Afrin auraient déjà fui la ville et ses environs depuis le départ des YPG. En outre, les autorités turques utilisent des mouvements de population à des fins d’ingénierie démographique. Celles-ci ont organisé plusieurs milliers d’actions de relocalisation de familles de combattants de l’ANS d’origine arabe et turkmène dans les logements abandonnés par les familles kurdes.
La politique déprédatrice de l’ANS à Afrin
Ce passage du statut de majorité souveraine à celui de minorité dominée politiquement place les Kurdes en position de faiblesse. Ils font face aux exactions des toutes puissantes milices de l’ANS qui se partagent le contrôle de l’enclave. Ces dernières adoptent des comportements de prédation en prélevant des taxes de guerre sur les récoltes. Ces taxes tendent à viser particulièrement les agriculteurs kurdes restés sur place. Les milices se lancent également dans une politique d’accaparation des ressources économiques.
Ainsi, l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme estime que les factions de l’ANS ont saisi 75 % des plantations d’oliveraies d’Afrin. Ensuite, les milices se sont réparti arbitrairement la propriété et les redevances de ces exploitations agricoles. Ce partage se fait sous la forme de paiements anticipés des bénéfices réalisés sur les récoltes. L’insécurité chronique complique l’accès aux soins, à l’eau, aux moyens de subsistance ainsi qu’au logement. Les programmes scolaires se déroulent également entièrement en arabe. Cette nouvelle donne défavorise les étudiants kurdes habitués à un cursus dans leur langue maternelle depuis 2012.
Les populations kurdes premières ciblées
Le traitement des populations par l’ANS tend à différer selon l’origine ethnique. Plusieurs sources rapportées par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme et Amnesty international font état d’attaques sur des fermiers, de menaces d’extorsion, de taxations arbitraires sur les cultures, d’expropriations, de harcèlement et d’abus divers ciblant principalement les populations kurdes de l’enclave. Les Kurdes sont soumis à des saisies de propriété systématiques et répétées. Les forces au pouvoir pratiquent également des déplacements forcés sous la menace ou au moyen d’extorsions, de détentions ou d’enlèvements. Les personnes âgées n’ayant pas pu fuir l’avancée de l’ANS constituent la majorité des Kurdes restés sur place. Ceux-ci sont plus vulnérables à des extorsions et expulsions de leurs propriétés.
Globalement, peu d’informations filtrent à l’extérieur du district. Le ministère de l’Intérieur turc a la charge de l’établissement formel de camps de réfugiés et limite l’accès de ceux-ci aux intervenants humanitaires extérieurs. Or, les ONG peuvent constituer un relais précieux d’informations sur place en observant et en rapportant la réalité du terrain. Les autorités opèrent un traitement différentiel des secteurs à populations arabes et kurdes. En témoignent notamment la desserte de services, l’accès routier, ou l’approvisionnement en eau et en électricité. Plusieurs cas de tortures et de viols notamment dans des camps de réfugiés sur des femmes kurdes par l’ANS ont été rapportés à l’ACAPS. Au plan politique, le gouvernement turc organise la privation de souveraineté des populations kurdes en instituant un système de conseils locaux transitoires où la représentation est disproportionnellement en faveur des Arabes et des Turkmènes.
Les objectifs régionaux de la Turquie
La perte d’autonomie politique et l’afflux de nouvelles populations en défaveur des Kurdes sont pour le moment à l’arrêt. L’armée syrienne se déploie entre Manbij (contrôlé par les YPG) et Afrin en 2018. Ce déploiement vient contrarier l’agenda d’Ankara, la Turquie ayant clairement affiché sa volonté de s’emparer de Manbij. Un des objectifs sur le long terme de la Turquie reste l’établissement d’une zone tampon entre elle et la Syrie. La création d’une telle zone permettrait aux autorités turques de relocaliser jusqu’à un million de réfugiés.
Dans une moindre mesure, la situation des minorités au sein des zones contrôlées par les Kurdes est, elle aussi, entachée d’abus. L’ONG américaine Freedom House rapporte que l’Administration autonome du Nord-est de la Syrie, bien qu’assurant nominalement une représentation démocratique pour ses administrés non kurdes, est accusée de mauvais traitement vis-à-vis de sa minorité arabe. Ces traitements concernaient principalement ceux soupçonnés de sympathie pro-Daech (l’autoproclamé État islamique).
Cependant, à l’intérieur même du Rojava, la situation des populations se trouve à un tournant. En 2019, le Parti de l’union démocratique (PYD) en charge de l’administration semi-indépendante du Nord-est syrien concluait un accord avec les forces gouvernementales dans leur effort commun contre l’offensive turque. En conséquence, le régime de Damas et son allié russe exercent un contrôle croissant sur les territoires kurdes syriens. Cette donne changeante menace à nouveau de porter atteinte à la souveraineté politique et aux droits fondamentaux des Kurdes du Nord syrien.
[1] Appelé Administration autonome du Nord-est de la Syrie depuis 2018
Image : Véhicules de l’opération « Rameau d’olivier », Afrin, auteur : Huseyin Nasir / Anadolu Agency