Recrudescence de l’EI à Sinjar : une menace pour les yézidis ?
Des cellules isolées du groupe État islamique (EI) opèrent toujours activement dans les zones grises disputées entre le gouvernement régional du Kurdistan et Bagdad. Les Peshmergas et les forces de sécurité irakiennes enregistrent même une hausse des attaques ciblant leurs effectifs. Une résurgence qui fait craindre pour le sort des minorités ethnoconfessionnelles dans le nord irakien déjà éprouvé par trois ans de violence. La situation est particulièrement critique pour les yézidis du Sinjar.
Cette minorité religieuse a souffert durement des crimes perpétrés par l’EI. Les fondamentalistes musulmans considèrent le yézidisme, issu d’un syncrétisme de croyances préislamiques, de gnose et d’islam, comme un culte sataniste.
Les yézidis sont à ce titre l‘objet de récurrentes persécutions depuis l’époque ottomane. À l’été 2014, les djihadistes avancent depuis le désert syrien vers l’Irak voisin. Ils s’emparent du Sinjar, district du gouvernorat de Ninive où se concentre la majorité des yézidis irakiens. Les Unités de protection du peuple (YPG) proches du PKK de Turquie reprennent le district en octobre 2017. Le référendum de septembre 2017 sur l’indépendance du Kurdistan provoque des représailles de l’Irak. Bagdad est en effet soucieux de soustraire la région aux velléités irrédentistes kurdes. Les milices du Hachd ash-Shaabi, intermédiaires de Bagdad, submergent alors le district.
Traite et crimes de masse subis par les yézidis
Pendant les trois ans qu’a duré l’occupation de Daesh dans le Nord irakien, l’EI met en place un massacre systématique des hommes yézidis. En parallèle, l’organisation orchestre une traite esclavagiste à grande échelle des femmes et des enfants de cette minorité. Dès août 2014, après le massacre de 2 000 civils yézidis à Sinjar, l’EI emmène en captivité 6 000 femmes et enfants. Dans les mois suivants, de véritables marchés aux esclaves sont constitués. Alors que les garçons sont principalement enlevés dans le but d’en faire des enfants-soldats, les filles et les femmes, elles, sont surtout destinées à devenir des esclaves sexuelles.
Cette traite se déploie alors sur les territoires irakiens et syriens contrôlés par l’EI où des centres de détention serviront à parquer les populations réduites en esclavage. Fred Abraham, conseiller spécial pour Human Rights Watch, rapporte différents sévices subis par les captifs. Parmi ceux-ci, de nombreux mineurs se voient imposer des unions avec des combattants djihadistes. Les individus masculins sont particulièrement sujets à des conversions forcées à l’islam. En outre, la récurrence des cas de viols signalés fait croire à un véritable mode opératoire.
Parallèlement, les déplacements des populations yézidies de leurs terres ancestrales donnent lieu à des situations tragiques. En 2014, 275 000 personnes fuient la ville de Sinjar et la plaine de Ninive. Privés d’eau, certains enfants meurent d’hyperthermie.
Le nombre estimé de yézidis avant l’occupation du gouvernorat de Ninive par Daesh était de 550 000 personnes. La communauté ne compte depuis que 300 000 individus dont un tiers vit dans des camps de réfugiés de fortune. Populations principalement rurales avant le génocide, les yézidis se sont réfugiés dans les villes d’Irak et du Kurdistan irakien, particulièrement à Duhok. Une part significative des yézidis a trouvé refuge en Amérique du Nord et en Europe.
Reconnaissance du génocide des yézidis
Le 10 mai dernier, le conseiller spécial responsable de l’enquête sur les crimes commis par l’EI en Irak (UNITAD) a rapporté dans un point presse les conclusions des investigations menées depuis mai 2018. La mission de collecte d’information et d’analyse par l’UNITAD s’inscrit dans la perspective d’une imputabilité ultérieure des principaux membres de l’EI.
Deux des dossiers prioritaires traités par l’UNITAD réunissent désormais les preuves nécessaires pour une inculpation du groupe djihadiste. Ces dossiers portent sur les attaques contre les civils yézidis du Sinjar ainsi que sur le massacre d’élèves officiers non armés dans les locaux de l’académie de l’armée de l’air de Tikrit en juin 2014. Les enquêteurs ont pu documenter ces crimes à l’aide de témoignages de survivants, des données numériques provenant des disques durs de l’EI, ou encore, de preuves médico-légales récoltées dans les fosses communes mises à jour.
En revanche, le volet judiciaire de cette reconnaissance n’est toujours pas mis en place. Des actions commencent toutefois à être intentées en justice auprès de tribunaux occidentaux. Aucun tribunal irakien ou international n’a cependant été créé jusqu’à présent. En avril dernier, un groupement d’associations et de cabinets d’avocats intente une action en justice contre un membre de l’EI devant un tribunal virginien pour son rôle présumé dans le génocide des yézidis. Un tribunal allemand a, quant à lui, condamné une femme pour crimes contre l’humanité pour son rôle avéré dans l’asservissement d’une femme yézidie. On estime que 2 800 femmes yézidies sont toujours portées disparues.
Deux-cents fosses communes ont été découvertes dans les territoires anciennement contrôlés par l’EI. L’État irakien de son côté tente d’élaborer une politique mémorielle. Une cérémonie s’est ainsi tenue à Bagdad en hommage aux victimes exhumées des fosses communes de Sinjar en février de cette année à la suite d’une découverte de l’UNITAD.
Une reconstruction trop lente et incomplète
Les zones d’habitats du Sinjar, mais aussi d’autres zones d’occupation de Daesh ont subi des dommages très importants les rendant en grande partie inhabitables. Le gouvernorat de Ninive devient en effet une zone d’intenses combats dès décembre 2014 et la contre-offensive des Peshmergas pour tenter d’en chasser le groupe djihadiste jusqu’à la reprise de Sinjar par les Kurdes en novembre 2015. À Sinjar même, le retour des habitants tarde à se réaliser. La ville s’était vidée de la totalité de ses habitants devant l’avancée djihadiste. Les nombreux engins explosifs improvisés (EEI), encore disséminés à travers la ville, en font un terrain peu propice à la réinstallation. Le manque de services publics de distribution, d’écoles ou d’hôpitaux se fait cruellement sentir.
La situation sécuritaire est également des plus instables. Le district et la ville connaissent une démultiplication des acteurs de sécurité. De plus, plusieurs structures en charge de l’administration locale se superposent. Une situation trouble qui encourage les tensions entre factions en compétition. De la même manière, elle limite sérieusement les potentiels investissements dans la région. D’autre part, cet éclatement des structures de pouvoir en de multiples districts autogérés génère un manque d’inclusivité entre les communautés. À cette division artificielle s’ajoute une absence de justice post-conflit. Par conséquent, le gouvernement de Bagdad et la Province du Kurdistan autonome concluent un accord en octobre 2020. Il a pour objectif d’apporter une solution négociée au manque de gouvernance. Certaines voix lui reprochent cependant de représenter des intérêts politiques éloignés des préoccupations des communautés locales.
Résurgence des frappes de l’État islamique
Entre le 22 et le 28 avril derniers, les autorités ont signalé 38 attaques du groupe djihadiste. Celles-ci totalisent 74 morts et blessés. Après le démantèlement de son emprise territoriale, la tactique offensive de l’EI semble évoluer d’un déploiement de grande échelle vers des frappes ciblées de type guérilla. Les brigades antiterroristes irakiennes et les Peshmergas ont mené une opération conjointe le 7 juin dernier contre un réduit djihadiste. Les autorités de Bagdad et d’Erbil ont par ailleurs élaboré un protocole de coopération pour renforcer la lutte contre les derniers éléments djihadistes dans la zone.
Bien qu’affaibli, l’État islamique représente encore une menace pour les civils et les minorités ethnoreligieuses. Ce regain intervient à l’heure où les Nations-Unies reconnaissent officiellement l’existence d’un génocide contre les yézidis irakiens.
Un avenir incertain pour les minorités
Dans ce climat délétère, le Sinjar, déjà une des zones les plus pauvres du gouvernorat de Ninive, peine à se relever des destructions. Le Sinjar reste détruit à 60 % comme l’a rappelé le gouverneur de Ninive Najim al-jabouri. Le secteur de l’emploi est lui aussi sinistré, avec 60 % de la population de cette ville au chômage. Les survivants reprochent aux autorités irakiennes leur lenteur à mettre en œuvre une politique de résilience. Ainsi, la loi sur les femmes survivantes yézidies (Yazidi Survivors Bill) a été passée en mars dernier après deux ans d’impasse politique. Une mésentente des parlementaires de Bagdad serait à l’origine de ce contretemps. La loi prévoit des réparations aux victimes. Elle qualifie clairement et pour la première fois les exactions commises de génocide et de crimes contre l’humanité.
Le groupe djihadiste a également dirigé ses exactions contre d’autres minorités dans les provinces de Ninive et de Salahheddine. Les chrétiens assyriens et les chiites ont été particulièrement ciblés. La destruction de l’économie locale occasionnée par les conflits touche plus durement les communautés les plus concentrées géographiquement. Ainsi, les habitants de Qaraqosh, ville chrétienne détruite par l’EI en 2014, font par milliers le choix de l’émigration. La difficile exploitation des cultures laissées en friche pendant les conflits participe à la détérioration de leurs conditions de vie.
Cet exode menace à terme la continuité d’un habitat chrétien vieux de deux millénaires. La population assyrienne d’Irak aurait fondu de 1,3 million d’individus entre 2003 et 2019. Cette situation critique augure un avenir compliqué pour la survie de minorités en Irak.
Image : Mont Sinjar, Philippe Melton, 2009, CC-BY 2.0