Kurdistan, inquiétude autour d’un scénario à l’afghane
Après la reprise de l’Afghanistan par les talibans, le retrait potentiel des derniers effectifs militaires américains d’Irak et de Syrie préoccupe les communautés kurdes de la région. Certains médias de l’enclave autonome du Kurdistan irakien redoutent ainsi un scénario catastrophe à l’afghane. Dans ces deux pays, l’armée américaine est implantée de longue date, respectivement depuis dix-huit et sept ans. Les Kurdes ont été amenés à dépendre de leur mentor américain au cours d’années d’étroite coopération. Par conséquent, l’opinion kurde perçoit la présence américaine comme garante de son autonomie et de sa sécurité dans la région.
À Washington, les partisans d’un retrait total de la région se succèdent au sein des administrations présidentielles depuis le gouvernement de Donald Trump. Ils considèrent les effectifs engagés comme des cibles exposées à des acteurs malveillants engagés dans une guerre d’attrition contre les intérêts américains. Pour les États-Unis, il s’agit d’une réorientation de la vision globale nationale. Celle-ci a désormais pour point focal la menace économique et la menace cybercriminelle chinoises. Elle se désintéresse d’un Moyen-Orient dont les ressources fossiles ne sont plus aussi capitales que naguère pour l’économie américaine. Pour les Kurdes cependant, le soutien militaire de Washington joue un rôle crucial. Il contrecarre les menaces directes pour la sécurité et la postérité des entités autonomes.
En Syrie : une situation déjà dégradée
Retrait américain et vague déferlante turque
Les deux entités autonomes du Kurdistan irakien et du Kurdistan syrien doivent toutes deux indirectement leur existence à l’aide américaine. Concernant la Syrie, en effet, dès 2011, le repli de l’armée loyaliste vers Alep crée un vide politique dans le nord-est du pays. Les miliciens du PYD [1] , principal parti kurde syrien, prennent progressivement le contrôle d’une large portion de territoire. Celle-ci s’étend entre Afrin et Derika Hemko à la frontière irakienne. Cette prise de possession de facto est facilitée dès 2014 par l’acheminement d’aide et le soutien aérien américains. L’administration de Barack Obama voyait en effet dans les miliciens des YPG (bras armé du PYD, Unités de protection du peuple) la seule force capable de combattre efficacement l’État islamique (EI) sur le terrain. En 2019, les Kurdes ont vécu le retrait de cette aide comme une catastrophe.
L’objectif avoué de l’administration de Donald Trump est alors de laisser le champ libre à une intervention directe de la Turquie, son allié de l’OTAN. Celle-ci est baptisée opération « Source de paix ». Elle permet à la Turquie et à ses groupes rebelles supplétifs d’occuper une vaste portion de territoire. Le terrain conquis sert de zone tampon entre la Turquie et les YPG. Le gouvernement d’Erdoğan s’oppose à l’idée d’une zone de contact trop importante avec les Kurdes à sa frontière sud. Ses craintes portent sur l’abri que pourrait fournir ce territoire autonome au Parti des travailleurs libres du Kurdistan (PKK). L’État turc est en effet en guerre avec le PKK dans ses confins orientaux depuis près de quarante ans.
Violences et exécutions sommaires
Les Turcs et leurs alliés occupent aujourd’hui en Syrie une zone de 32 kilomètres de profondeur. Celle-ci a été étendue en 2017 pour créer un « corridor de paix » sous administration turque. Les autorités turques prévoient d’y relocaliser deux millions de réfugiés syriens. Ceux-ci, établis jusqu’à présent dans des camps de réfugiés en sol turc, sont principalement arabes et turkmènes. Ce projet s’achemine donc vers une recomposition profonde de l’équilibre communautaire de la pointe nord-est de la Syrie. Au reste, anticipant l’avancée des milices proturques, dix mille civils s’exilent. Les mercenaires de l’Armée nationale syrienne (ANS), tant redoutés, sont principalement issus de la mouvance djihadiste. Ces derniers se sont livrés à des violences répétées sur des civils déplacés et des travailleurs humanitaires. Les violences revêtent un caractère ethnique en ciblant prioritairement les populations kurdes des territoires contrôlés par les milices rebelles.
Parmi les exactions signalées, Amnesty International rapporte des cas d’exécutions sommaires de politiciens. En 2019 intervient le meurtre collectif de Hevrin Khalaf, politicienne kurde, et de neuf civils, battus à mort par une milice proturque. Cet évènement choque l’opinion kurde et internationale. Il rappelle également les abus dont sont victimes les membres actifs de la société civile, mais aussi les populations au Kurdistan syrien. Les violences en général attestent, selon les termes d’un haut diplomate américain en poste en Syrie, d’une volonté délibérée de « nettoyage ethnique (ethnic cleansing) ».
Une alliance inégale avec Moscou et Damas
Les Forces démocratiques syriennes (FDS) à dominante kurde souhaitent alors contenir l’avancée turque. Elles se réalignent donc sur le régime syrien et la Russie. En 2017, ces derniers se déploient sur la ligne de contact entre les positions turques et le territoire encore tenu par les FDS. Ce nouvel accord de protection a eu pour effet de fragiliser les populations de réfugiés issus du reste de la Syrie ayant fui la répression aveugle du régime. Un déséquilibre des forces défavorable aux Kurdes syriens déjà à l’œuvre, se renforce.
Depuis mars 2020, les Russes ont conclu un cessez-le-feu avec Ankara. Aucune des deux puissances ne souhaite voir une entité indépendante de facto qui admettrait une présence militaire américaine permanente dans la région. L’entente russo-turque était déjà de mise en 2018 lorsque les Russes ont retiré leurs soldats et observateurs de la région d’Afrin et de Tal Rifaat juste avant son occupation par la Turquie. Cette coopération se fait sur la base d’échange de territoires à l’échelle de la Syrie alors que la Russie ne cible plus les groupes paramilitaires affiliés à la Turquie dans les zones kurdes.
Risque de renouveau djihadiste
L’assaut turc a mis un terme à l’ensemble des efforts des FDS pour enrayer la résurgence de l’EI. Couplées aux difficultés des acteurs humanitaires à opérer dans des théâtres de guerre, ces conditions compliquent la stabilisation du Nord-est syrien. Une situation de chaos potentiellement exploitable pour des éléments djihadistes en processus de réorganisation. Certains mécontents parmi les populations arabes sous administration kurde pourraient également fournir de nouvelles recrues à l’EI dans ses efforts pour refaire surface.
Vers un désengagement américain ?
À ce jour, 900 personnels militaires américains restaient déployés en Syrie pour appuyer la lutte de leurs alliés FDS contre l’EI. Les militaires américains avaient également pour mission de sécuriser des exploitations pétrolières du sud-est du pays, principales sources de revenus pour les FDS. Si aucune annonce officielle émanant de la Maison-Blanche ne semble annoncer un redéploiement des troupes, certaines sources proches de la présidence abondent dans le sens d’un désengagement.
Les sanctions économiques contre la Turquie comme moyen de pression se sont avérées inefficaces pour stopper les violences contre les civils. Les États-Unis ont récemment opté pour un ciblage des entités paramilitaires coupables d’exactions soutenues par la Turquie. En juillet dernier, le Département d’État a désigné comme terroristes la milice Ahrar al-Sharqiyah et son leader Ahmed Ihsan Rayyad al-Hayes. Le groupe, comme nombre d’autres entités au sein de l’ANS, a commis des abus contre les populations. Il visait particulièrement les membres des minorités kurdes et yézidies. Cette désignation coupe les entités et personnes désignées de leurs accès au système bancaire en dollars. Elle complique également leur ascension politique sur la scène syrienne.
En Irak : une reprise en main par Bagdad
De même, le Kurdistan irakien a gagné une autonomie de facto après la première guerre du Golfe. En 1991, la coalition emmenée par les États-Unis a même instauré une zone d’exclusion aérienne au-dessus des zones kurdes du nord. En 2006, trois ans après l’invasion américaine, les deux principaux partis kurdes unifient les territoires qu’ils contrôlent. Ils n’ont alors de cesse que d’étendre ces territoires à la suite de la chute du parti Baath. Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est né.
Conflit autour des « zones disputées »
La bataille de Kirkouk en octobre 2017 marque l’inflexibilité de Bagdad et des milices chiites intégrées à son armée régulière face aux tentatives de gain territorial kurde. Le reflux de l’EI en 2017 crée une « zone grise » contestée entre Bagdad et Erbil. Cette zone s’étend sur les quatre principaux gouvernorats du nord du pays, incluant la ville de Kirkouk. Cette ville de 1,2 million d’habitants, majoritairement kurde était occupée par les Peshmergas depuis 2014. Ceux-ci administraient la ville et son territoire pour le compte d’Erbil après leur abandon par les forces gouvernementales devant l’EI.
Entre politique d’arabisation forcée sous le régime baathiste, repeuplement kurde après 2003 et enfin, afflux de réfugiés depuis les régions tenues par l’État islamique après 2014, les zones disputées constituent autant d’enjeux démographiques pour le GRK et le gouvernement irakien. Kirkouk est un symbole du désir d’unification des territoires kurdophones d’Irak. À l’inverse, la ville est également un enjeu à la fois politique et économique pour Bagdad. En effet, l’Irak souhaite limiter la puissance de la région autonome et l’irrédentisme dans le reste des zones disputées. Autres enjeux de taille pour Bagdad, les réserves en pétrole de la région s’élèveraient à neuf milliards de barils.
La bataille de Kirkouk
Le référendum unilatéral sur l’indépendance de la région mené un mois avant la reprise de la ville par les forces gouvernementales constituait une ligne rouge pour l’État irakien. La Cour suprême irakienne suspend l’initiative. Pour Bagdad l’avancée kurde dans les gouvernorats du nord est une question d’intégrité nationale. L’armée intervient après un ultimatum. Les Peshmergas du parti d’opposition Union Patriotique du Kurdistan (UPK) se retirent alors de la ville. Ils marquent par là même, leur désaccord avec le parti du président du GRK Massoud Barzani et sa politique souverainiste. La prise de la vile a encore plus approfondi les dissensions entre les deux adversaires politiques kurdes. Si le Kurdistan est divisé politiquement entre le PDK de Barzani et l’UPK du clan Talabani, l’opinion kurde irakienne, elle, est majoritairement en faveur de l’indépendance. Aussi, Massoud Barzani a démissionné dans un aveu d’échec.
De plus, entre dans l’équation, l’Iran, puissant parrain du régime irakien. Téhéran voit en effet d’un mauvais œil une montée en puissance du nationalisme kurde au GRK. Le voisin chiite compte la deuxième plus importante population kurde du Moyen-Orient. En conséquence, il fait du séparatisme à ses frontières une question de sécurité intérieure. Certains analystes considèrent l’Iran comme le grand orchestrateur de l’offensive contre Kirkouk. Les décideurs iraniens s’opposent à la politique de Barzani, considérée comme trop souverainiste. Ils favorisent le parti d’opposition UPK centré autour de Souleymanieh dans le sud du Kurdistan.
Une « trahison supplémentaire »
Aujourd’hui, 2 500 troupes américaines sont toujours stationnées en Irak. Ils y entraînent les forces armées et conseillent le ministère de l‘Intérieur irakien dans leur combat contre la menace djihadiste. Le président américain Joe Biden a annoncé dans une rencontre bilatérale avec le Premier ministre irakien Moustafa al-Kazimi le retrait des « troupes de combat » d’ici la fin de l’année. Dans les faits, les combattants américains, reclassés, s’emploieront uniquement à des fonctions de « conseillers militaires ». Ils ne participaient plus depuis 2018 à aucun déploiement offensif sur le terrain. La décision d’achever la mission de combat serait donc un acte exclusivement politique. Le président américain chercherait à soutenir son allié al-Kazimi face au discours des milices pro-iraniennes et de leurs partisans. Ces derniers réclament un départ complet des troupes américaines.
Les Kurdes envisagent le retrait définitif comme une trahison supplémentaire à leur égard. En 1991 déjà, le retrait des troupes américaines de la région avait précédé la répression dans le sang par le régime de Saddam Hussein d’un soulèvement kurde.
En outre, la menace djihadiste est toujours présente à la frontière entre le GRK et l’Irak. Un rapport rédigé par des experts de surveillance des sanctions de l’ONU daté du 23 juillet dernier faisait état des risques de résurgence de l’EI dans les gouvernorats de Diyala, Kirkouk et Salah al-Din. Comme le rapporte le média américain VOA, la peur demeure de voir l’armée irakienne abandonner ses positions face aux combattants djihadistes. En 2014, l’absence d’une coalition internationale avait mené à une telle impréparation. La débâcle avait favorisé l’avancée rapide de l’EI.
L’instrumentalisation du fait minoritaire
À terme cependant, la principale menace pour les populations kurdes des deux pays n’est pas le djihadisme. L’érosion des territoires sous leur contrôle au profit des gouvernements centraux et de leurs alliés fait courir un risque plus important encore à leur statut d’autonomie.
Les parties prenantes au conflit instrumentalisent la fragmentation ethnique des théâtres de guerre. Le processus d’instrumentalisation est à l’œuvre en contexte de guerre civile comme en Syrie ou dans des territoires fragilisés comme en Irak. Chaque soutien stratégique à un acteur local du conflit par une puissance extérieure contribue à faire des différentes communautés une arme, un outil d’influence. Cette stratégie est qualifiée dans le monde scientifique de « weaponinzation of minorities ». Elle transparaît dans les différents comportements des acteurs d’influence en Syrie comme en Irak : l’Iran avec les chiites syriens, irakiens, afghans ou pakistanais; le régime syrien avec les alaouites; la Turquie avec les Arabes et les Turkmènes sunnites ou encore, la Russie avec les chrétiens orthodoxes en Syrie. Cette utilisation militaire apparaît également dans le soutien américain aux Kurdes employés comme acteurs de niveau opérationnel.
Enfin, ce processus crée un déséquilibre des rapports sociopolitiques que le groupe en question entretient avec le reste de la communauté nationale. Il contribue à son isolement. L’ingérence étrangère et l’utilisation de supplétifs au sein de groupes ethnoreligieux ne prolongent pas seulement le conflit. En effet, ces phénomènes arment et donc, transforment les populations en combattants. Elle contribue pareillement au délitement de la société dans son ensemble. Celle-ci perd en cohérence à mesure que la confiance entre les composantes nationales s’étiole.
Conclusion
Dans le Nord-Est syrien, Russes et Turcs sont parvenus à une entente. Elle s’est faite au détriment des désirs d’autonomie politique et administrative des populations locales. La débâcle kurde en Irak pourrait préfigurer de ce que le retrait américain du jeu géopolitique irakien signifie pour les Kurdes. Un affaiblissement de leur autonomie et un front désuni face à Bagdad et Téhéran sont déjà à l’œuvre. Ils pourraient s’amplifier à l’avenir.
Les Kurdes, en tant qu’acteurs ayant perdu leur mentor occidental, se retrouvent à la marge de l’équation géopolitique syrienne. L’alliance américano-kurde a aussi pu contribuer à opposer les Kurdes et leurs concitoyens arabes et turkmènes. Les populations kurdes qualifient ainsi les Turkmènes de « nouveaux alaouites » ; percevant en eux la nouvelle caste dirigeante dans le nord-est occupé par la Turquie. Une prise de conscience par la communauté internationale de cette instrumentalisation du fait minoritaire dans les théâtres de guerre pourrait contribuer à son abandon par les parties prenantes internationales.
[1] Parti de l’Union démocratique
Image : U.S. Army/Staff Sgt. Andrew Goedl, 2019