La voie Baay-Fall : branche de l’Islam marginale ou retour aux sources du mouridisme ?
Au Sénégal, le mouridisme a trouvé de nombreux adeptes depuis le début du XXe siècle. La branche qui lui est associée, Baay Fall, suscite des sentiments paradoxaux. Elle est parfois perçue comme une incarnation du message prophétique d’une vie sainte dédiée à Allah conduisant au rejet de certaines règles de l’islam. À ce titre, on surnomme les Baay Fall « faux musulmans ». Cependant, la voie Baay Fall attire de nombreux disciples. Elle porte une vision de la vie écologique et promeut un modèle politique et social alternatif à la société moderne.
Au cours du ramadan achevé au début du mois de mai 2022, les Baay Fall ont dénoté de la majorité des autres musulmans puisqu’ils ne suivent pas le précepte du jeûne. Ils se distinguent également par un style vestimentaire emblématique. Très répandue dans le pays, la voie spirituelle soufie Baay Fall comporte de nombreuses originalités. D’une rue à l’autre de Dakar, on les rencontre avec un Ndombo batt (« collier » en wolof) autour du cou, des dreadlocks symbolisant sagesse et spiritualité, des vêtements patchwork multicolores caractérisant leur soumission à un chef religieux… Ils offrent le café Touba aux passants, demandent la zakat (« l’aumône » en arabe) à celles et ceux qui croisent leur chemin. Les fondements idéologiques et les pratiques des Baay Fall apportent de multiples remises en question. Dans cet article, nous explorerons les caractéristiques de la branche. Aussi, nous interrogerons les raisons poussant les Sénégalais à rejoindre ce mouvement et les critiques qu’il subit.
Les Baay Fall en quelques mots
Les Baay Fall appartiennent à une branche soufie pacifiste. Ce courant religieux, né du mouridisme, une confrérie musulmane soufie, accorde une importance particulière au travail pour les autres et à la simplicité, permettant un accès direct à Allah. Le travail permet de répondre aux besoins matériels communautaires et de revenir à la source de l’existence : la terre. Les Baay Fall s’engagent à accepter l’assujettissement à un chef religieux par le biais du njëbëlu[1] au Cheikh, qui leur montre le chemin.
Comme toutes leurs actions sont guidées par Dieu, ils sont libérés des devoirs ponctuels de l’islam et ne pratiquent pas la salât (les cinq prières journalières) ou le jeûne du ramadan. Bien qu’ils dédient leur vie au service d’Allah, cette particularité leur vaut l’opprobre du reste de la population. Ils sont compris comme des marginaux, souhaitant avant tout rompre avec les pratiques contraignantes de l’islam. Malgré tout, le Baayefallisme rencontre une grande popularité, notamment auprès de la jeunesse.
Aux racines du mouridisme
Pour comprendre les Baay Fall, il faut se pencher sur l’origine de la confrérie des Mourides. Elle a été initiée à la fin du XIXe siècle par Cheikh Ahmadou Bamba, dit Mame Cheikh ou Serigne Touba. Le mouridisme reçoit un grand nombre d’adeptes en Afrique de l’Ouest. De nature confrérique, cette branche soufie regroupe les fidèles sous forme de communauté organisée autour d’un Cheikh. Le Sénégal s’engage dans cette voie dès le XXe siècle. À cette époque, ce courant s’inscrit comme la branche principale du pays. Cette dernière est particulièrement active au sein de la ville de Dakar, sa périphérie urbaine et ses environs. Le visage de Cheikh Ahmadou Bamba orne désormais les taxis, les bus Tata, les murs de la ville, symbole du poids religieux, économique, social et politique du mouridisme dans le pays.
Une branche née d’une rencontre
La branche Baay Fall a été révélée par Cheikh Ibrahima Fall, 40e talibé (« disciple » en wolof) de Cheickh Amadou Bamba. Cheikh Ibrahima Fall et Cheikh Amadou Bamba se rencontrèrent à Mbacké Kadior, au Nord de Touba[2]. Cheikh Amadou Bamba, admiratif de la dévotion de Cheikh Ibra Fall, perçut son travail pieu comme un exemple de pratique religieuse. Ainsi, Ibra Fall appliqua cette nouvelle voie à lui-même. Il sacrifia sa vie au service de son Cheikh et abandonna les cinq prières quotidiennes. Le bayefallisme devint alors une branche de la confrérie mouride par son initiateur, Ibrahima Fall surnommé Lamp Fall (« lumière » en wolof). Depuis, sa communauté Baay Fall se revendique de son chemin. À son image, elle aspire aux mêmes pratiques cultuelles.
Une réinvention de l’islam entre culture wolof et affirmation de soi
Le grand engouement et le succès que le mouvement connaît s’expliquent par plusieurs facteurs. Portant la « vérité » du mouridisme[3] à son paroxysme, le bayefallisme permet une affirmation de soi : les disciples Baay fall se libèrent du joug familial, de l’islam basé sur une application stricte des hadiths et des préceptes religieux. D’après X. Audrain, il s’agit d’une remise en cause des rapports de domination. Le Baay-Fall ne reconnaît que l’autorité de son Cheikh. Tous ces gestes du quotidien au service des autres ont pour but ultime de se rapprocher d’Allah. Le pouvoir politique passe en second plan. Proches de la terre, cultivateurs, artistes, chanteurs, les Baay Fall se rapprochent d’une pratique spirituelle en lien direct avec la nature et le vivant. Cette quête d’une réalité divine s’inscrit dans un nouveau champ temporel, libéré de celui du monde social et politique.
Les Baay Fall ont acquis une légitimité au Sénégal. Leur sens du sacrifice et le dévouement pour leurs chefs religieux leur valent le respect du reste de la population. Cette dernière les considère comme de véritables exemples, choisissant de sacrifier leur vie au service de la communauté. Cependant, même dans la société sénégalaise, le paradoxe perdure. D’un côté, certains les considèrent comme des disciples exemplaires, sacrifiant leur fortune pour travailler la terre au service de Dieu. D’autres considèrent que les adeptes de cette voie veulent se libérer du carcan religieux , et suivre leur désir propre.
Manque de légitimité
Néanmoins, la communauté peine à obtenir légitimité et reconnaissance. Face à leur exemption des rites de l’islam, les Baay Fall subissent le discrédit de la communauté musulmane sénégalaise. Taxés de fous, on les surnomme parfois les « Baye faux ». Charlotte Pézeril, docteure en anthropologie sociale et ethnologie, parle de « stigmatisation communautaire » pour désigner ce mouvement. De plus, l’adhésion à la branche Baay Fall peut entraîner des conflits de loyauté lorsqu’il s’agit de jeunes qui décident, à l’encontre de leur lignage, de suivre la voie Baay Fall et se séparent ainsi de la tradition familiale.
Conclusion
En affirmant des valeurs de souveraineté politique et alimentaire[4], en adhérant à une idéologie de l’auto-détermination, les Baay Fall s’affirment en contraste avec les valeurs de la société moderne. X. Audrain parle d’émancipation individuelle et d’affirmation de soi, significative d’un véritable changement. Cette voie offre une direction de société différente, justifiant son attrait auprès de la jeunesse. Finalement, les valeurs de communauté, d’accueil, d’hospitalité permettent à la voie Baay Fall d’adopter un islam qui renoue avec les valeurs de la culture wolof, propre à une proportion importante de la société sénégalaise.
NOTES
[1] Le njëbëlu est la déclaration d’allégeance du disciple envers son Cheikh. Il promet de se donner corps et âme à son chef religieux.
[2] Pour les Mourides, c’est une ville sacrée. Sa construction débute dans la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, la ville est un lieu de pèlerinage très fréquenté, notamment lors du Grand Magal en l’honneur du fondateur de la grande mosquée de Touba, Cheikh Bamba.
[3] Par « vérité », il s’agit des piliers principaux du mouridisme, portant sur les principes fondamentaux tels que l’attachement au Coran, au prophète, dans le but de se rapprocher d’une pratique pieuse dans tous les gestes du quotidien.
[4]“La Souveraineté Alimentaire est le droit des populations, des communautés, et des pays à définir leur propre politique alimentaire, agricole, territoriale ainsi que de travail et de pêche, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité. La Souveraineté Alimentaire inclut un véritable droit à l’alimentation et à la production alimentaire, ce qui signifie que toutes les populations ont droit à une alimentation saine, culturellement et nutritionnellement appropriée, ainsi qu’à des ressources de production alimentaire et à la capacité d’assurer leur survie et celle de leur société.” Extrait de Collectif Strategie Alimentaire. Déclaration du forum des ONG/OSC pour la souveraineté alimentaire, 2003.