Oum Kalthoum : spiritualité, charisme, et identité arabe
Surnommée « l’Astre de l’Orient », « La Dame », « La Quatrième pyramide d’Égypte » ou « La voix des Arabes », la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum a marqué l’histoire musicale, artistique, culturelle et politique de l’Égypte et des pays arabes. Dans une région empreinte de diversité culturelle et religieuse, Oum Kalthoum est parvenue à incarner un élément culturel unificateur, dans le contexte de l’apogée de l’idéologie nationaliste arabe.
En 2021, l’Institut du Monde Arabe à Paris inaugure une exposition mettant en avant les grandes figures féminines du patrimoine musical arabe : « Les Divas du monde arabe, d’Oum Kalthoum à Dalida ». Oum Kalthoum (v.19–4 – 1975) y est érigée au rang de première diva du monde arabe. Symbole d’un féminisme arabe, pilier du registre tarab, figure culturelle du courant panarabiste en pleine expansion sous la présidence égyptienne de Gamal Abdel Nasser, la diva a marqué de ses cinquante ans de carrière (v.1920 – 1975) l’histoire du monde arabe sur plusieurs plans.
L’empreinte durable qu’elle a laissée dans les milieux culturels et artistiques des pays arabes s’explique, en partie, par sa capacité à s’imposer comme une figure de l’arabité, un référent commun dans un patrimoine et un héritage culturel arabe qui transcende les frontières. Cet article se propose d’étudier deux éléments importants dans la construction de cette figure culturellement unificatrice : l’incarnation par Oum Kalthoum d’une spiritualité profonde, et la popularité de son aura très charismatique, dont un des exemples les plus révélateurs culmine lors de son passage en 1967 à l’Olympia.
La matérialisation d’une profonde spiritualité
L’aura religieuse d’Oum Kalthoum
La musique d’Oum Kalthoum est caractérisée par l’importance de la religion musulmane, et plus généralement d’une spiritualité, qui est étroitement liée à la définition de l’arabité selon le panarabisme[1]. Tout d’abord, sa personne elle-même apparaît comme étant profondément liée à la religion. Fille d’un imam, elle porte le prénom de la troisième fille du prophète de l’islam et serait née un 27 du mois de Ramadan[2], ce qui lui accorde une forte aura symbolique. Dans sa jeunesse, elle fréquente le kouttab (école coranique). Faisant le tour des villages alentour à l’occasion de célébrations religieuses, son père enseigne à son fils et son neveu les chants religieux, qu’Oum Kalthoum apprend en cachette.
Découvrant les talents vocaux et musicaux de sa fille, son père décide de l’intégrer à sa troupe. Elle commence donc sa carrière musicale dans son enfance par un registre religieux et se forme par la récitation du Coran, ce qui affecte durablement sa technicité vocale et musicale où l’on retrouve les tonalités de la psalmodie. Tout en sortant des codes conservateurs, Oum Kalthoum reste perçue comme une femme pieuse, très attachée à la tradition et à la pudeur, à une époque où les femmes artistes sont plutôt associées à des vies dissolues.
Le registre tarab, ou l’extase spirituelle
Cette aura doit être mise en parallèle avec son registre musical, le tarab. La notion de tarab vient de la racine Ṭ R B (« être ému, agité ») et désigne une forme de transe qu’atteint l’auditeur. C’est un équivalent profane d’une extase religieuse, l’expression sacrée d’une exaltation musicale[3]. Exemple typique du registre tarab, la musique d’Oum Kalthoum est empreinte d’une tonalité profondément spirituelle, notamment grâce à son expérience de la récitation du Coran. Par ailleurs, la rythmique et les nombreuses répétitions instaurent une atmosphère solennelle, presque mystique, qui rappelle une spiritualité qui dépasse les frontières des religions. Ses concerts sont décrits par les observateurs comme des cérémonies quasi-religieuses, des moments de communions, avec une forme de dévotion totale du public[4]. D’ailleurs, les mouvements vocaux de la chanteuse sont ponctués par des exclamations du public : « Allah !», une façon de saluer la prouesse et d’assimiler cette musique à un acte d’adoration divine.
Tout au long de sa carrière, Oum Kalthoum refuse de faire l’objet d’une sexualisation. En effet, elle commence sa carrière habillée comme un homme, et à partir de 1926 elle adopte un style considéré plus féminin mais toujours pudique, en rupture avec les icônes féminines de son temps : robes longues, lunettes de soleil, cheveux relevés en chignon… Même dans les comédies musicales dans lesquelles elle joue un rôle au cinéma, elle impose dès la négociation de son contrat que son personnage ne soit pas dénudé ni mis en scène dans des situations transgressant la pudeur religieuse. Par le registre tarab, elle opère un transfert de la sexualisation, qui ne s’exprime pas dans sa féminité mais par sa musique. C’est également dans ce sens qu’on peut comprendre la notion de tarab, une transe spirituelle qui a une dimension fortement sexuelle, celle de l’extase. D’ailleurs, l’émotion exprimée dans ses chansons va jusqu’à la faire soupirer d’un « Ahhhhh », expression d’une intensité émotionnelle telle que, selon certains, il pourrait être assimilé à une jouissance[5].
Chanter l’amour et le divin
On trouve également la spiritualité d’Oum Kalthoum dans les thèmes de son répertoire. Au début de sa carrière, il est presque exclusivement religieux. Sur sa première carte de visite, on peut lire « Madame Oum Kalthoum, récitante de l’histoire du prophète ». Par la suite, il se diversifie, en particulier autour des thèmes liés à l’amour : joie, souffrance, désespoir… Oum Kalthoum chante les œuvres de poètes très connus de l’époque (Ahmad Shawqi, Ahmad Rami, Bayram al-Tunisi…), écrites spécialement pour elle, et mises en musique par de grands compositeurs (Mohamad al-Qasabji, Zakarya Ahmad, Riyad al-Sunbati…).
Même si de nombreuses chansons sont ouvertement écrites par Ahmad Rami comme des déclarations d’amour à la chanteuse, auxquelles elle ne donnera jamais suite, Oum Kalthoum chante un amour qui est dé-personnifié, comme si elle chantait l’amour dans son essence divine, et donc l’amour de Dieu. Dans beaucoup de ses textes on a donc deux échelles de compréhension : l’amour amoureux et l’amour spirituel de Dieu et de la foi. L’exemple de son titre Enta Omri,« Tu es ma vie », illustre bien cette double lecture :
« Tout ce que j’ai vu avant que mes yeux ne te voient n’était qu’une vie gâchée. Comment pourrait-on prendre en considération cette part de ma vie ? Avec ta lumière, l’aube de ma vie a commencé. Combien de ma vie, avant toi, a été perdu ? Mon cœur, avant toi, n’avait jamais connu de joie. Mon cœur n’avait jamais connu de la vie que le goût de la douleur et la souffrance. J’ai commencé seulement maintenant à aimer ma vie, et commencé à craindre qu’elle ne m’échappe[6] ».
L’incarnation d’une figure charismatique
Oum Kalthoum et nouvelle image de la femme arabe
La carrière d’Oum Kalthoum a rapidement dépassé les frontières de l’Égypte et s’est imposée dans tout le monde arabe. Lors de ses tournées, l’accueil qui lui est réservé dépasse celui d’un chef d’État. L’aura charismatique que lui attache le public vient d’abord de la figure qu’elle incarne en tant que femme dans une société patriarcale et un milieu artistique masculin. Le symbole visuel est fort : lors de ses concerts, elle est debout parmi des hommes assis. Elle collabore étroitement avec les plus grands poètes et compositeurs contemporains, dont certains lui portent un amour éperdu (comme Rami ou Qasabji).
Elle incarne une figure féministe profondément ancrée dans la culture de l’arabité, en rupture avec le rôle traditionnel de la femme, tout en refusant l’adoption des codes occidentaux ou la sexualisation de son image. Elle rompt ainsi avec les représentations orientalistes d’une grande partie des femmes célèbres de l’époque[7]. Surnommée El Sett, « la Dame », elle inspire un respect qui vient du contrôle scrupuleux de son image. Elle négocie elle-même toutes les clauses de ses contrats et son rôle dépasse celui d’une interprète, elle donne son avis sur la moindre note ou le moindre mot. « Très discrète sur sa vie privée à l’heure des premiers tabloïds, elle montre à ses contemporains que l’on peut être une femme publique qui vit de son art sans être une courtisane [8] ».
Figure politique et proximité avec le peuple
La figure d’Oum Kalthoum est aussi très importante dans la vie politique égyptienne. Proche du roi Farouk, elle est également écoutée dans les milieux nationalistes républicains. En 1952, lors de la Révolution des Officiers Libres, on craint que ses chansons ne soient interdites à cause de sa proximité avec l’ancien régime. Cependant, son extrême popularité et sa sympathie affichée pour la Révolution poussent Nasser à la présenter comme une figure de proue de son nouveau régime. Rapidement, elle forme un tandem avec le président égyptien jusqu’à être considérée comme la « première dame ». Elle devient un élément très important du softpower égyptien dans le monde arabe et une ambassadrice de la politique panarabiste de Nasser.
Parallèlement à sa proximité avec le pouvoir, la chanteuse présente l’image d’une femme proche du peuple par son origine paysanne, son attachement à la tradition et le fait qu’elle chante dans une langue compréhensible par toutes les classes[9]. La proximité est favorisée par le développement de médias de masse comme la radio[10]. Une des particularités d’Oum Kalthoum, selon l’auteur égyptien célèbre Naguib Mahfouz, est sa capacité à atteindre toutes les classes sociales dans le monde arabe, des classes dirigeantes aux classes populaires[11].
Enfin, sa popularité provient de son engagement pour les grandes causes arabes de l’époque, en particulier la cause palestinienne et l’anti-impérialisme, très unificateurs dans le contexte des indépendantismes et de l’apogée du panarabisme. Dans les années 1930, elle donne un concert à Haïfa en Palestine et reverse intégralement les dons à la caisse contre l’occupation britannique et l’immigration sioniste. Après la nationalisation du canal de Suez en 1956 par Nasser, elle célèbre l’événement dans une chanson patriotique[12] qui restera l’hymne national égyptien jusqu’en 1973.
Des représentations qui électrisent les foules : Oum Kathoum à l’Olympia
La chanson Al-Atlal : les ruines de la défaite
En 1966, Oum Kalthoum interprète une chanson qui devient par la suite extrêmement symbolique dans le monde arabe : Al-Atlal, « Les Ruines ». Ce poème chanté évoque les ruines d’un amour passé et le désespoir qui s’ensuit. En 1967, cette chanson mythique prend un tournant symbolique. Les armées arabes sont défaites pendant la guerre des Six Jours et l’armée égyptienne est anéantie. Comme l’explique le journaliste Robert Solé : « Elle chante les ruines d’un amour, mais on va vite l’associer aux ruines de la guerre après la défaite cuisante des Arabes. Elle incarne un symbole de frustration par l’amour qui n’aboutit pas. Elle incarne un espoir, une célébration de l’identité arabe : on écoute et on comprend les textes d’Oum Kalthoum parce qu’on est Arabes[13] ».
L’interprétation des paroles au regard du contexte de l’année 1967 semble alors évidente : « Rends-moi ma liberté, libère mes mains. [..]. Tes chaînes ont ensanglanté mes poignets. […] Nous avons construit tellement d’espoir autour de nous, nous avons marché au clair de lune et ensemble nous avons ri comme deux enfants, nous avons couru et dépassé notre ombre. Mais nous avons pris conscience après l’euphorie et nous nous sommes réveillés. Si seulement nous ne nous étions pas réveillés. L’éveil a ruiné les rêves du sommeil[14] ».
Le concert à l’Olympia : la voix des Arabes
Après la grande défaite, Oum Kalthoum s’engage pour la reconstruction de l’armée égyptienne. Elle fait don de ses bijoux pour renflouer les caisses de l’État et entame une grande tournée dont les bénéfices sont entièrement reversés à l’effort de guerre. En plus des capitales arabes, elle choisit d’interpréter son titre Al-Atlal à l’Olympia. C’est son seul passage dans une capitale occidentale, en contexte de guerre froide, et la première fois que cette scène mythique reçoit une artiste arabe. Les 12 et 13 novembre 1967, ses concerts affichent complet, les spectateurs viennent de toute l’Europe, de la diaspora arabe de France et la communauté juive exilée d’Égypte.
Bruno Coquatrix, directeur de l’Olympia, témoigne d’une liesse sans précédent. « La folie de ma vie, c’était celle-là. J’avais eu du mal à trouver une équipe de télévision pour l’accueillir. Personne ne connaissait son nom. Pendant ce temps-là, des milliers de personnes, faisaient la queue, prêtes à payer n’importe quel prix. Elle soulevait la salle, elle les domptait, elle les mettait en haleine, ils étaient à quatre pattes, implorant Dieu. Jamais je n’ai vu cela. Le concert s’est terminé à 3 heures du matin. Ça ne s’était jamais produit avant et ça n’arrivera plus jamais après[15] ». Selon le journaliste R.Solé, le passage d’Oum Kalthoum à Paris a constitué un tournant important pour les communautés issues de la diaspora, un moment unificateur qui a transcendé les classes sociales et les différences communautaires autour de l’appartenance à l’arabité.
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En 1975, Oum Kalthoum décède des suites d’une maladie. On lui accorde des funérailles nationales lors desquelles 4 millions de personnes envahissent les rues du Caire. Finalement, il reste de la légende construite autour d’Oum Kalthoum un patrimoine musical colossal, un héritage culturel sans cesse réapproprié, et surtout l’image d’une femme qui a apporté un élément unificateur à travers le monde arabe et incarné, à travers sa musique, une certaine arabité. L’auteur égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, dit que « Les Arabes ne s’entendent sur rien, à part sur Oum Kalthoum » soulignant sa capacité à transcender les divisions. En réalité, ce qu’il faut retenir de ces propos c’est, justement, que la postérité lui attribue ce rôle d’élément unificateur et de patrimoine commun dans la construction d’une identité arabe.
DANA JOMAA
OBSERVATRICE JUNIOR « LIBAN »
[1]La spiritualité et le prophétisme arborent par exemple une importance fondamentale dans les écrits de Michel Aflaq, un des principaux théoriciens du nationalisme arabe.
[2]La nuit du destin, le 27 de Ramadan, est dans l’islam la nuit où le Coran a été révélé au prophète Mohamed.
[3]Le musicien Ibrahim Maalouf fait un parallèle entre le tarab et le registre du blues, assimilant la blue note au quart de ton qu’on trouve dans la musique arabe mais qui ne figure pas dans les gammes occidentales. Voir son interview par la philharmonie de Paris en 2015.
[4]Voir article TAZDAÏT Fawzia, « Oum Kalthoum, une voix qui porte », Topique, L’esprit du temps, 2019/1 n° 145.
[5]ZIADE Lamia, Ô nuit ô mes yeux, éditions POL, 2015
[6]Enta Omri, « Tu es ma vie », 1964.
[7]La notion d’orientalisme fait référence aux travaux d’Edward Said, qui inclut une représentation artistique des femmes arabes dénudées, dans des poses lascives et associées à un symbole de luxure.
[8]HOUSSAIS Coline, Musiques du Monde Arabe, une anthologie en 100 artistes, Le mot et le reste, 2020.
[9]Voir sur ce point l’interview de R. Solé dans le documentaire Oum Kalthoum la voix du Caire (2017)
[10]Elle est la première à inaugurer Radio Misr en 1934 à la demande du roi Farouk, et la radion La Voix des Arabes en 1954 à la demande de Nasser.
[11]Voir l’interview de Naguib Mahfouz dans le documentaire par Simon Bitton (1991)
[12]Wallah Zaman Ya Silahi, « Ô mon arme, cela fait longtemps », 1956
[13]Interview de R. Solé dans le documentaire Oum Kalthoum la voix du Caire (2017)
[14]Al-Atlal, « Les Ruines », 1966.
[15]Interview de Bruno Coquatrix par Simone Bitton, 1991, citée par ZIADE Lamia, op. Cit.