Patria : des mots et des images face à l’omerta
Cet article revient, à travers la série Patria, sur la question de la réconciliation plusieurs années après les dernières attaques commises par ETA au Pays Basque. La trajectoire de deux familles brisées et déchirées par ce conflit meurtrier éclaire sur la façon dont il est possible de dépasser haine et rancœur dans de pareils contextes pour envisager pardon et reconstruction. Cette production est issue du dossier cinéma produit par l’Observatoire Pharos.
À l’automne 2020, la série Patria est diffusée sur HBO puis Canal + en France, près d’une décennie après l’annonce d’un cessez-le-feu définitif par l’organisation terroriste ETA, et deux ans après la dissolution définitive du groupe. Cette série, réalisée par Aitor Gabilondo, est une adaptation du roman du même nom de Fernando Aramburu paru en 2016. Elle met en scène la trajectoire des familles de Miren et de Bittori qui se déchirent après l’assassinat d’El Txato, époux de Bittori par un commando d’ETA. À ce commando appartient Joxe Mari, fils de Miren. Par des aller-retours (flashbacks) constants entre les mois précédant l’assassinat et l’époque actuelle, Patria illustre au niveau individuel le processus de polarisation qui a divisé la société basque et la quête de pardon par une partie des citoyens entre les années 1980 et aujourd’hui.
Pour situer le contexte, rappelons que l’organisation ETA (Euskal Ta Askatasuna – Pays Basque et Liberté) naît à la fin des années 1950 au Pays Basque espagnol, en réaction au régime franquiste d’inspiration nationaliste et fasciste, qui lutte alors violemment contre les identités régionales et leur expression. Mouvement urbain et marxiste, ETA émerge dans la clandestinité pour accéder à l’indépendance du Pays Basque et y instaurer un régime socialiste. ETA mène des actions clandestines contre le régime, la plus célèbre étant l’assassinat de l’Amiral Carrero Blanco, numéro deux du régime en 1993. La transition démocratique, opérée après la mort de Franco en 1975, instaure une monarchie constitutionnelle qui reconnaît les régionalismes. La branche militaire et radicale d’ETA rejette cette transition et poursuit son action terroriste pour l’indépendance jusqu’en 2011, date à laquelle elle cesse ses activités avant d’être définitivement dissoute en 2018. La série Patria illustre des destins individuels dans ce conflit. Elle montre comment progressivement quartiers, familles et personnes se divisent en deux camps a priori irréconciliables autour de représentations et d’accusations souvent déconnectées des réalités.
Deux familles aux destins liés dans un huis clos sombre et sous pression.
Dans Patria, la vie de deux familles dans une petite ville industrielle basque des années 1980 est en jeu. Le tournage a été réalisé dans les communes d’Elgoibar et Saraluce, près d’Eibar et de Mondragón (Arrasate), cœur industriel de la région : il est admis implicitement que la scène se passe à Hernani à côté de Saint Sébastien (province de Gipuzkoa). Tout se déroule dans un un commando d’ETA auquel appartient Joxe Mari. À la suite de cela, Bittori et ses enfants quittent la ville et Joxe Mari est emprisonné. L’histoire commence alors trente-cinq ans plus tard, lorsque Bittori revient dans le village pour comprendre les circonstances exactes du crime, au grand dam de la famille de Miren. décor urbain escarpé qui donne une impression de huis clos, le tout sur des nuances de gris (façades, intérieur des maisons, pluie battante) qui suscitent enfermement et tristesse. Bittori est mariée avec El Txato, chef d’une entreprise locale de transport.
Ils ont deux enfants : Xabier, médecin, et Nerea. Miren et son époux Joxian, ouvrier à la chaîne, ont trois enfants : Joxe Mari, activiste puis membre d’ETA, Gorka et Amaia, dont le rôle central sera détaillé plus bas. Les deux familles sont d’abord amies : Bittori et Miren se retrouvent au salon de thé, et les enfants se fréquentent dans les soirées
ou manifestations de cette petite ville où tout le monde se connaît. Les familles
se retrouvent également à l’église (catholique), ciment fort de l’identité basque qui aura son importance. On comprend que la famille de Bittori est favorisée, grâce aux revenus
de l’entreprise d’El Txato. Les enfants quittent la bourgade pour faire des études — Xabier devient médecin ce qui n’est pas le cas des enfants de Miren qui vivent dans un environnement plus précaire. Lors des scènes tournées « de nos jours », Bittori vit dans un appartement dans la station balnéaire huppée de Saint Sébastien. Miren vit toujours chez elle dans un climat social et familial conflictuel. L’intrigue se construit autour de l’événement originel : El Txato est abattu en se rendant sur son lieu de travail par un commando d’ETA auquel appartient Joxe Mari. À la suite de cela, Bittori et ses enfants quittent la ville et Joxe Mari est emprisonné. L’histoire commence alors
trente-cinq ans plus tard, lorsque Bittori revient dans le village pour comprendre les circonstances exactes du crime, au grand dam de la famille de Miren.
Le déchirement, entre cicatrices, injustices, omerta et manichéisme
La majeure partie de la série consiste à comprendre d’abord comment les deux femmes et leur famille en sont venues à se détester, puis si Joxe Mari a lui-même abattu El Txato. Plusieurs éléments sont à prendre en compte au niveau historique et sociologique pour y arriver. Le ralliement de Joxe Mari est représentatif du mode de recrutement d’ETA dans les quartiers ouvriers de la région. Il s’agit d’un jeune basque, bloqué dans un huis clos géographique et social , morose, avec peu de perspectives d’évolution malgré une quête d’émancipation. Entouré de militants en lien avec ETA animés d’un sentiment d’oppression de la culture basque par l’État espagnol, il part dans la clandestinité, d’abord en France — des scènes sont tournées sur la plage de Saint-Jean-de-Luz — puis dans sa ville d’origine. Le Pays Basque Nord ou Iparralde servait en effet de base arrière pour les homologues d’ETA en France, membres de l’organisation Iparretarrak. Dans le même temps, el Txato, vu comme « bourgeois », voit l’étau se refermer sur lui : il est sommé de payer l’« impôt révolutionnaire » (système d’extorsion mis en place par ETA vers des personnalités pour financer son effort de guerre), ce qu’il parvient difficilement à faire. Il est ensuite accusé à tort d’avoir dénoncé Joxe Mari à la police, et des messages de haine à son encontre sont tagués sur son garage et sur les murs de la bourgade. Il est finalement abattu et Joxe Mari arrêté pour une longue peine de prison (il est toujours emprisonné « de nos jours »). L’ensemble de la série invoque des événements et références réels qui résonnent avec les trajectoires des personnages. La famille de Miren subit de fortes pressions sous prétexte de recherche active de Joxe Mari : on pense notamment à une descente d’un commando de la Guardia Civil (gendarmerie) qui saccage l’appartement de la famille sous les ordres d’un offcier dont la moustache — « el bigote » — rappelle sans nul doute l’apparence de Franco. Une fois capturé, Joxe Mari est torturé dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Le GAL, un commando de barbouzes responsables de nombreux assassinats d’etarras lors de fusillades illégales, est mentionné sans être représenté. Ces faits avérés aujourd’hui, mais non-jugés à l’époque, ont contribué à la reprise d’une figure de martyr déjà héritée de la période franquiste. Cette réalité justifie la polarisation de Miren qui voit donc Bittori et sa famille comme des collaborateurs de l’État, annihilant toute compréhension mutuelle ou empathie. L’incarcération de Joxe Mari au sud de l’Espagne est ainsi vue comme une preuve d’oppression de plus par Miren, qui se rend en bus au parloir pour le voir une fois par mois. La famille de Bittori n’est pas exemptée de violences non plus. Elle subit un harcèlement ininterrompu d’ETA, l’ostracisme dans cette petite ville et le décès d’El Txato. Bittori et ses enfants sont forcés de se replier à
Saint-Sébastien et en Aragon et de laisser une part de leur histoire sur place. Malgré l’apparence manichéenne (les collaborateurs de l’État espagnol contre ETA), les violences sont croisées et ne se résument pas à une logique de camps. La fille de Bittori, Nerea, est victime des abus de la répression de l’État espagnol. Alors qu’elle part sans grande conviction politique rendre hommage à Txomin Iturbe à Mondragón, elle est arrêtée par un barrage de la Guardia Civil, dont un des agents profite d’une fouille pour l’agresser sexuellement. Amaia, fille de Miren, voit son mari et son enfant échapper de peu à un attentat d’ETA à la voiture piégée. Tous ces événements se déroulent dans un climat de silence et d’omerta. Les rues sont désertes, grises et le seul bruit sourd émane de la pluie. Ceux qui peuvent quitter le huis clos ne s’en privent pas : Amaia se
marie jeune et quitte la zone, son frère part à Bilbao s’instruire, tout comme Xabier et Nerea. Le mari de Miren, Joxian, se mure quant à lui dans le silence au prix de la lâcheté. Toutes les scènes tournées en dehors de la ville sont colorées et ensoleillées, montrant un fort contraste.
Après l’omerta, le chemin vers la réconciliation
La série Patria confirme le fait que les femmes sont les premières victimes des conflits. La trajectoire de Miren et Bittori est révélatrice : elles sont toutes deux
innocentes, mais elles portent le poids du veuvage, de l’emprisonnement et des drames de la vie (Amaia, la fille de Miren, est devenue handicapée et dépendante après un AVC). Leur relation rythme la série tant dans la polarisation que dans la recherche du pardon, et au gré des solidarités ou antagonismes qu’elles créent. Un personnage pourtant est central et facilitateur pour le rapprochement des familles : Amaia, la fille de Miren. Alors que les familles se polarisent, celle-ci quitte le foyer et se marie. Victime d’un AVC, elle est obligée de revenir chez sa mère, Miren, brûlée de l’intérieur, avec qui elle entretient une relation chaotique. Ayant grandi avec les enfants de Bittori et évolué hors de ce microcosme, elle a toujours gardé de l’affection pour cette famille et des sentiments pour Xabier, en charge de son suivi médical. Amaia est réceptive à la demande de Bittori de savoir si Joxe Mari a appuyé sur la détente du pistolet qui a servi à tuer El Txato ou pas. Cette reprise de contact se fait dans et autour de l’église, et cela n’a rien d’anodin. L’église reste un repère narratif au fil du récit. Même si de nombreuses scènes montrent des personnages en rupture — Miren vitupère contre Ignace de Loyola pour son inefficacité, elle force Amaia à communier, le prêtre facilite l’embrigadement de jeunes etarras — les personnages restent fidèles aux offices et en contact les uns avec les autres. La catholicité demeure un marqueur fort dans les villes basques, notamment pour les générations de Bittori et de Miren. C’est ainsi logiquement que le dénouement se construit sur le banc face à l’église et au fronton du village, grâce à l’effort de quatre femmes : Amaia et son auxiliaire de vie, Miren et Bittori. La série Patria montre explicitement comment le conflit au Pays Basque a eu des incidences directes sur la vie des familles et les perceptions mutuelles, sur la base de représentations culturelles et sociales et d’allégeances supposées envers l’État espagnol ou l’organisation ETA. Aujourd’hui, le conflit est terminé et
les enjeux autour de l’indépendance basque sont traités sur le plan politique. Pourtant, le chapitre ETA reste sensible car il a eu un impact sur plusieurs générations. Preuve en est, Susana Abaitua (Nerea) a indiqué que la diffusion ouvrirait « une boîte de Pandore ». Cette série a été saluée par une partie des critiques et des journaux pour son rôle cathartique. Pour autant, certains leaders indépendantistes ont trouvé la série partiale et peu représentative des exactions commises par l’État espagnol. La série serait pour eux l’objectivation d’une « version officielle ». Il est certain que la mémoire du conflit au Pays Basque reste centrale. Plus de 800 assassinats ont été attribués à ETA entre 1968 et 2011, et la plupart des responsables ont été jugés. En revanche, une partie des indépendantistes s’estime toujours lésée, sentiment que l’on retrouve dans certains arguments invoqués par Miren dans la série. Il est reproché aux autorités espagnoles de dénier les accusations de torture et
les événements de la « guerre sale » menée par le GAL. Cette frange considère également que l’incarcération des etarras dans des prisons à plusieurs
centaines de kilomètres du Pays Basque est une preuve d’oppression politique. Toujours est-il que ces revendications s’inscrivent dans un débat plus large dans l’Espagne démocratique. Lors de la transition démocratique à la fin des années 1970, les autorités franquistes ont accepté leur dissolution contre l’amnistie. De nombreuses personnalités ont donc échappé à la justice pour des exactions contre des militants basques, républicains, ou autres. Cette question de la responsabilité de l’État et de ses
agents reste au cœur des enjeux de mémoire et nourrit un sentiment d’asymétrie, pour ne pas dire d’impunité. Les efforts engagés par les gouvernements de Zapatero et de Pedro Sanchez après la promulgation des lois de mémoire historique (2007) et de mémoire démocratique (2022), ou encore l’exhumation de la dépouille de Franco en 2019, sont des marqueurs d’une évolution sur ces questions dans le pays. Le plaidoyer pour la mémoire reste un enjeu central pour la société civile au Pays Basque et en Espagne en général.
Image : Photo de Enric Cruz López sur Pexels: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/mer-paysage-nature-ciel-6272158/