Tinghir – Jérusalem, à la découverte des Juifs amazigh
Voyage immersif et émouvant au sein d’une communauté juive aujourd’hui disparue dans le village de Tinghir au Maroc, ce documentaire nous rappelle l’histoire mouvementée de la diaspora amazigh vivant en Israël. Cet article est issu du dossier cinéma produit par l’Observatoire Pharos.
Ce film documentaire réalisé en 2013 par Kamal Hachkar, cinéaste franco-marocain, illustre de manière émouvante le pluralisme religieux qui existait dans une petite ville amazighe du Haut Atlas. Le réalisateur, entre quête identitaire et recherche historique, désire ardemment répondre à une question lancinante : pourquoi les Juifs de Tinghir sont-ils tous partis soudainement ? Cette histoire d’un village juif et amazigh rencontre l’histoire nationale et celle de la plus grande communauté juive du monde, réduite à peine à quelques milliers de personnes en l’espace de trois décennies.
Une brève histoire des Juifs marocains
Des fouilles archéologiques dans la ville romaine de Volubilis (au sud de Fès) ont attesté la présence de Juifs au Maroc depuis le IIIe siècle av. J.-C. Le Maghreb était alors aussi peuplé d’Amazigh. Mohammed Kenbib, historien et spécialiste des minorités religieuses au Maroc, a ainsi décrit un phénomène de « berbérisation des Juifs et de judaïsation des Berbères » à partir de la rencontre entre les deux peuples. Mille ans après la région est arabisée et islamisée.
Dhimmi, un statut discriminatoire ?
De fait, la communauté juive s’est adaptée à ces mutations socio-culturelles. Les Juifs étaient, selon la loi islamique en vigueur, de dhimmis (protégés), qui devaient payer un impôt distinctif, la jizya, mais pouvaient pratiquer librement leur culte et possédaient une autonomie administrative, juridique et culturelle.
Le statut de dhimmi issu de la tradition islamique permet à n’importe quelle minorité religieuse non convertie de pouvoir vivre sans crainte. Cependant, il est à noter qu’à part les Juifs, aucune autre minorité n’est présente au Maroc. Les dhimmis et les Juifs se confondent donc en une seule désignation. Les deux principales religions au Maroc étaient l’islam et le judaïsme, le christianisme ayant pratiquement disparu au XIIe siècle. À la fin du XVe siècle, se sont ajoutés aux Tobachim (juifs autochtones), les Juifs expulsés d’Espagne et du Portugal, accueillis par le sultan wattasite, Mohammed al-Shaykh al-Wattass. La communauté juive disposait d’un statut légal inférieur aux musulmans à l’époque. Ainsi les Juifs n’avaient légalement pas les mêmes droits que les musulmans : le témoignage d’un dhimmi n’était pas recevable, le mariage entre un Juif et une musulmane était puni par la mort et donc interdit tandis que l’inverse était agréé. Enfin, les Juifs ne pouvaient pas porter une arme dans une société médiévale où cela était pourtant largement répandu.
Une histoire longue du pluralisme
Dans le temps long, les rapports judéo-musulmans au Maroc s’inscrivent dans un même terreau politique, économique et culturel : une
allégeance à un même souverain, des convergences culturelles et même un certain syncrétisme religieux, qui se retrouve dans le folklore, les chants, la religiosité populaire. En témoignent le culte des saints (dont 200 sont communs aux juifs et aux musulmans) et les
prières entamées en période de sécheresse. La période qui suit l’Inquisition est une illustration du rapprochement des deux communautés, car Juifs et musulmans ont manifesté ensemble une nostalgie partagée de l’Andalousie, qui s’est traduite par des influences andalouses dans l’architecture urbaine, l’industrie, l’art culinaire et la musique.
Cependant, les bouleversements du XXe siècle ont constitué une rupture à cause de la présence française dans le pays, suivie du conflit israélo-arabe et enfin, de l’adhésion de la communauté juive marocaine au sionisme. Il en résulte une émigration conséquente des Juifs
pour Israël, la France, le Canada et d’autres pays du monde. La cohabitation entre Juifs et musulmans a donc été tumultueuse, fluctuante en fonction du contexte politique, économique et de la volonté du souverain. Elle oscillait entre bienveillance et persécutions, qui se sont avérées parfois très violentes.
La micro-histoire des Amazigh juifs de Tinghir
Ce film documentaire part à la découverte des Amazigh juifs, dont l’existence est peu connue. Le réalisateur lui-même l’apprend lors d’un séjour à Tinghir, où, surpris de voir autant de maisons vides, il découvre qu’elles appartenaient aux Juifs de cette ville,
immigrés depuis longtemps en Israël. Ainsi, une communauté juive existait dans cette contrée, dont il ne subsiste
plus aucune trace. « En France, j’ai grandi dans l’idée que tous les Berbères étaient musulmans », déclare Kamal Hachkar. « Mais à Tinghir, ma ville natale dans l’Atlas marocain, les récits de mes grands-parents m’ont fait découvrir que d’autres Berbères étaient juifs » indique le synopsis. Ce documentaire est, d’une certaine manière, un travail d’enquête pour approfondir cette découverte.
Qu’est-il advenu de ces Juifs marocains partis du pays ? Quel souvenir gardent les habitants de Tinghir de cette communauté ? Kamal Hachkar entreprend de répondre à ces questions, d’abord en interrogeant les habitants de Tinghir, puis en rejoignant Israël, où il tente de retrouver les Israéliens originaires de cette région.
Au VIe siècle, d’après l’historien Julien Cohen-Lacassagne, l’Empire byzantin impose son autorité à Carthage. Dans le cadre des compétitions entre les monothéismes, des mesures liberticides contre les pratiques juives sont instaurées. Afin d’échapper aux persécutions byzantines, des Juifs de Carthage et du littoral se réfugient auprès des tribus berbères où le prosélytisme se poursuit. C’est donc pour cette raison qu’à l’intérieur des terres marocaines, il y a des villes avec une double, voire triple identité.
Le statut de double minorité
Dans le documentaire, les habitants de Tinghir évoquent une coexistence pacifique avec les Juifs avant leur émigration massive dans les années 1960. Des relations de bon voisinage les unissaient, ils étaient amis ou exerçaient les mêmes métiers de commerce ou
d’artisanat. Dans la Kissaria (marché urbain), les témoins du film se souviennent que commerçants juifs et musulmans discutaient, jouaient aux cartes, faisaient affaire ensemble. Tous partageaient une identité commune, qu’ils soient juifs ou musulmans : ils
étaient aussi amazigh. S’ils parlaient arabe, ils parlaient également amazigh. Signe d’une certaine harmonie religieuse, la synagogue et la mosquée étaient côte à côte, séparées d’une vingtaine de mètres. Très tôt le matin, musulmans et Juifs se levaient pour prier. Certains se souviennent encore dans le village des guerres entre tribus voisines, entre la fin du XIXe et le début du XXe, au cours desquelles Juifs et musulmans de Tinghir formaient un front uni, combattant les mêmes ennemis, en l’occurrence les tribus voisines elles aussi amazigh. Tinghir représente à première vue un exemple du pluralisme culturel et religieux dans le paysage marocain à plus de 500 kilomètres au sud de Rabat, la capitale. Situé dans le Haut Atlas, ce village est à l’image du Maghreb, un lieu précis de multiculturalité, d’interpénétrations diverses et de coexistence millénaire.
Un départ déchirant
Kamal Hachkar poursuit son enquête en Israël, où il part à la rencontre d’Israéliens originaires de Tinghir. Ils se trouvent à Safed ou dans des kibboutz aux environs de Jérusalem. Il a appris l’hébreu pour pouvoir communiquer avec eux, et a donc été agréablement surpris qu’ils parlent encore l’arabe ou le berbère. Leurs discours font écho à ceux des Marocains : une coexistence paisible régnait à Tinghir. Néanmoins, un point important est à évoquer, qui illustre bien l’impact des évènements du conflit israélo-arabe
au XXe siècle : les relations se seraient refroidies entre Juifs et musulmans à la période de la proclamation de l’État d’Israël et de la défaite arabe de 1948. Cela a constitué une ligne de fracture, et ce, même dans la petite ville du Haut-Atlas. « Les musulmans
ne disaient plus bonjour, ils se montraient distants », se souvient Hanna Shmouyan. Néanmoins, ils prennent soin de préciser qu’ils n’ont pas été persécutés ou attaqués : « On ne nous a fait aucun mal », assure-t-elle. C’est d’ailleurs à partir de la proclamation de l’État d’Israël en 1948, jusqu’à l’indépendance du Maroc en 1956, qu’un premier départ massif s’organise vers l’État hébreu. Il est difficile d’avoir un chiffre exact, mais selon le recoupement des sources, moins de 100 000 Juifs partirent durant cette période. L’Agence juive, organisation parapublique de l’État israélien originellement chargée de l’administration des Juifs en Palestine, a organisé le réseau de migration du Maghreb vers Israël. Appuyée par le Mossad, service de renseignement israélien, la deuxième vague de départs s’étale à partir de 1956 jusqu’à la mort du pontife marocain Mohammed V en 1961.
Les services secrets envoient de manière clandestine des agents, sans l’aval du roi ouvertement antisioniste, dans toutes les communautés juives restantes au Maroc. Ainsi, dans le documentaire, la présence « des médiateurs sionistes » est évoquée : ces hommes ont poussé des familles à partir par crainte d’un contexte sécuritaire tendu. Dans un troisième temps, l’émigration s’effectue de concert avec les autorités marocaines alors dirigées par Hassan II, à l’aide de passeports collectifs (1961-1964). Après la guerre israélo-arabe de 1973, dans un climat de plus en plus hostile, 40 000 Juifs du Maroc viennent s’installer en France. Vers les années 1960, les familles juives de Tinghir quittent leur foyer de manière précipitée. L’instituteur du village est accompagné des agents du Mossad pour prendre des photos des habitants avant leur départ, afin de leur créer des passeports temporaires. L’une des villageoises évoque ainsi l’émouvant départ de sa ville natale : « Quand nous sommes partis pour Israël, nous avions seulement deux valises pour sept personnes. Nous avons tout laissé et nous sommes partis », oubliant même leurs passeports nouvellement créés.
Les douleurs de l’exil
Sionisme et panarabisme
Les Juifs se sont retrouvés dans une position très inconfortable au XXe siècle, pris en étau entre un nationalisme juif incarné par le sionisme et un nationalisme arabe exclusifs. Ces deux nationalismes se sont construits sur un sentiment de double appartenance, à la fois culturelle et religieuse, ainsi qu’une adhésion à un territoire défini. L’expression concomitante de ces deux nationalismes a rendu difficile la coexistence des Juifs et des musulmans en Afrique du Nord.
Persécutions en Israël
L’acclimatation en Israël s’est réalisée dans la douleur. Alors qu’ils ont quitté brutalement leurs foyers, les Juifs amazigh subissent ensuite des discriminations des Juifs ashkénazes. Les disparités entre la communauté marocaine (mizrahim), et plus largement des Juifs sépharades et celle originaire d’Europe de l’Est, étaient assez marquées. Les trajectoires des deux communautés étaient fondamentalement différentes, notamment
à cause des persécutions et pogroms subis principalement par les Juifs ashkénazes en Europe au XIXe siècle : « Dans le temps, on pouvait avoir honte de dire qu’on était berbère […] les Juifs ashkénazes nous appelaient les chleuhs (groupe ethnique berbère et injure désignant un allemand durant la Seconde guerre mondiale), c’est méprisant », déclare un Juif marocain installé en Israël. Au sein même du judaïsme, loin du contexte tendu de l’Europe et du Maghreb, on observe alors aussi des dissensions et des discriminations. Nostalgie, douleur, solitude de la première génération de Juifs de Tinghir en Israël se ressentent de manière saisissante dans le documentaire de Kamal Hachkar. Ce film sorti en 2013 conclut avec cette phrase : « Il n’y aura plus de vie judéo-berbère telle qu’elle a existé avant », mais l’attachement certain des Juifs et l’ouverture des Marocains de Tinghir font dire au réalisateur qu’il « serait possible de créer des liens et la faire revivre d’une certaine manière ». Le rapprochement diplomatique entre le Maroc et Israël pourrait constituer une amorce pour réunir ces deux communautés qui partagent une longue histoire de vivre-ensemble.