L’Église orthodoxe russe et son rôle intégrateur et socialisateur parmi les différentes générations d’émigrés russes en Turquie.
Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine a entraîné une croissance du nombre d’immigrés russophones en Turquie, cet article revient sur le rôle de l’Église orthodoxe dans leur intégration.
Dans le quartier de Kadikoy, sur la rive asiatique d’Istanbul, un café sert de repère à la communauté russe de la ville. Le Grao Cafeteria, tenu par Igor, originaire de Saint-Pétersbourg, accueillerait une clientèle à 70 % russe. Formalités administratives, cours de langue turque, conseils pour obtenir un permis de résidence, le lieu est bien plus qu’un simple point de rencontre. Hormis la diffusion du café sur plusieurs canaux Telegram, le propriétaire ne sait toujours pas comment l’endroit est devenu aussi populaire et s’est développé de cette manière. En tant qu’émigré russe, il se sent intégré dans le quartier parmi les autres commerçants locaux et exprime même sa reconnaissance envers l’aide qu’il a pu recevoir de leur part [1].
Si le Grao Cafeteria a connu une expansion aussi importante, marquée par un investissement de la part d’Igor, mais également des clients et des intervenants, dans l’intégration culturelle, sociale et administrative en Turquie ; c’est parce que l’émigration d’Igor n’est pas un cas isolé. En effet, depuis le début de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, la Turquie accueille une nouvelle vague d’émigrés venus de Russie. Ce n’est pas la première fois que les Russes trouvent refuge dans l’ancienne Constantinople. Les années 1920 ont vu les Russes blancs débarquer dans la ville, puis les années 1990 ont été marquées par le développement du commerce russe à Istanbul.
Depuis le XIXe siècle et le passage des pèlerins russes qui faisaient la route pour Jérusalem en s’arrêtant par Istanbul, les églises orthodoxes russes du quartier de Galata à Karaköy abritent et hébergent les voyageurs. Lors des différentes vagues d’émigration russe en Turquie, elles n’ont pas arrêté de servir cette communauté, en lui apportant diverses aides. Elles sont construites de manière discrète, presque cachées, à l’étage des immeubles. Il semble important de revenir sur le développement de l’orthodoxie russe en Turquie et sur le rôle de l’Église orthodoxe russe dans l’intégration de ces émigrés de différentes générations.
Quel a été le fer de lance de la construction de ces endroits qui, outre l’aspect religieux, sont devenus de vrais lieux de vie ? Que représentent-ils pour les différentes générations d’émigrés russes à Istanbul ?
Depuis maintenant quelques années, ces églises ont repris de l’activité. L’une d’entre elles, Aya Panteleymon Rus Ortodoks Kilisesi, a été restaurée en 2010. Elles ont été rouvertes au culte dans les années suivantes et sont aujourd’hui fréquentées par de nombreux russophones émigrés vers Istanbul. La corrélation entre la nouvelle vague d’émigrés russes en Turquie et la recrudescence de l’orthodoxie russe semble évidente. Cependant, ces églises semblent accomplir un rôle qui va au-delà du religieux. Elles continuent, au fil des siècles, de servir la communauté russophone (Russes, Ukrainiens, Moldaves, Géorgiens) en aidant à son intégration sociale à Istanbul. Elles deviennent ainsi de vrais espaces socialisateurs en permettant à ces exilés de garder un lien avec leur pays d’origine.
La Turquie : terre d’émigration russe
Les Turcs sont à présent habitués à croiser dans leur quotidien des personnes de nationalité russe. Cela devient même leur première supposition lorsqu’ils demandent à un étranger d’où il vient. Des pèlerins se rendant à Jérusalem et des Russes blancs en exil jusqu’aux opposants à la guerre avec l’Ukraine, la Turquie, et plus particulièrement Istanbul ou Antalya, a en effet toujours été une destination privilégiée pour ceux qui souhaitent s’échapper de la Russie. La position géographique de la Turquie la rend particulièrement accessible, tout en constituant une porte d’entrée vers l’Europe. Malgré la crise économique et l’inflation record que subit la Turquie aujourd’hui, le pays continue ainsi d’attirer les ressortissants russes.
Les années 1920 : l’arrivée des Russes blancs à Istanbul
À la fin de l’année 1920, les services du Haut-Commissariat français de Constantinople comptent 150 000 Russes ayant transité par la ville. En 1921-1922, les associations russes, la Société des Nations ainsi que les forces d’occupation s’accordent sur une estimation des réfugiés russes comprise entre 24 000 et 40 000 personnes. Le nombre de Russes à Constantinople décroit ensuite rapidement pour atteindre le nombre de 1 400 individus en 1930. En effet, les réfugiés russes n’avaient pas prévu de s’installer durablement en Turquie à l’époque. Cette première vague migratoire résulte des révolutions russes de 1917 et de la guerre civile. L’Armée rouge, dont Trotski est le leader, affronte l’Armée blanche, créée par les soutiens de l’ancien régime. Celle-ci s’est retrouvée défaitiste, et ceux que l’on a dénommé les Russes blancs ont dû fuir leur pays.
Istanbul a rapidement pris le rôle de ville de transit avec l’Europe. En effet, les frontières à l’ouest de la Russie étaient aux mains des bolcheviques. La Turquie était donc le moyen d’accéder à l’Europe. En plus d’être géographiquement proche, Istanbul était sous contrôle des alliés de l’Armée blanche, soit la France et la Grande-Bretagne.
À cette période, Istanbul était en pleine transition entre l’Empire ottoman et la République de Turquie. La ville connaissait de nombreuses mutations et de nombreux réfugiés étaient également issus de la Guerre des Balkans. Il fallait s’adapter face à cette nouvelle demande de logement, mais aussi de nourriture et de soin. Certains Russes n’étaient à Istanbul que pour un transit vers l’Europe, mais d’autres se sont installés plus longtemps, notamment sur les îles aux Princes et dans les quartiers centraux de la ville (Pera). Face aux conditions de vie déplorables dans lesquelles se trouvaient les milliers de réfugiés, de nombreuses organisations caritatives se sont déployées et investies à Istanbul, comme la Croix Rouge Française.
L’Église catholique a également participé à ces actions caritatives envers les réfugiés. Istanbul, pouvant être qualifiée de deuxième Rome, a ainsi constitué un lieu de rencontre entre le Vatican et les Russes. Parmi la communauté russe à Istanbul, de nombreux évêques orthodoxes russes étaient en effet déjà présents, et il semblerait que l’aide caritative qui leur a été apportée par l’Église catholique ait eu des raisons diplomatiques cachées [2]. Constantinople constitue un intérêt majeur pour le Vatican qui, outre l’importance que revêt Sainte-Sophie, espère rapprocher du catholicisme des évêques orthodoxes. Sainte-Sophie représente un enjeu majeur pour le Vatican et devient source de décisions politiques et diplomatiques. Le Vatican déclare d’ailleurs Sainte-Sophie comme servant le « culte oriental catholique » en 1919, craignant des revendications russes sur l’église depuis l’offensive sur Istanbul pendant la guerre. D’autres actions sont par la suite mises en place (ouverture d’un lycée catholique à destination des enfants des Russes blancs…) et Istanbul a constitué un vrai laboratoire de l’entreprise pontificale auprès des Russes orthodoxes. Cela s’inscrivait dans un projet de long terme, l’idée du Vatican étant de former les jeunes générations à un « catholicisme oriental » qui serait poursuivi lors du retour en Russie.
À leur surprise, la plupart de ces émigrés russes d’Istanbul ne sont pas retournés en Russie et sont partis pour d’autres grandes capitales, telles que New York, Londres ou Paris. On observe ainsi le rôle clef d’Istanbul dès cette période, d’un point de vue géographique, mais également diplomatique et religieux.
Les années 1990 et le développement d’un commerce original à Istanbul
Les années 1990 et la chute de l’Union soviétique sont spectateurs d’une nouvelle vague de Russes s’installant à Istanbul. À la différence des années 1920, les Russes qui décident alors de venir s’installer en Turquie ne sont pas des réfugiés qui fuient une situation compliquée dans leur pays. Il s’agit à présent d’un tourisme qui va permettre le développement d’un certain commerce à Istanbul.
Très peu de Russes sont alors des résidents établis à Istanbul mais diverses formes de tourisme les attirent. Un tourisme particulier se met notamment en place : le tourisme « à la valise ». Il s’agit en réalité d’une véritable forme de commerce. Les personnes le pratiquant se rendent à Istanbul avec une valise seulement et un peu d’argent, achètent des biens sur place (épices, nourriture…) pour la quantité d’argent apportée et retournent dans leur pays pour les revendre plus cher. C’est une pratique qui devient très populaire chez les Russes de 1988 à 1997. Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls à la pratiquer : les peuples balkaniques usent aussi de cette pratique.
Ainsi, les années 1990 ne connaissent pas une vague d’émigration russe à Istanbul, mais plutôt le développement de relations économiques et la mise en place d’un commerce. Il est difficile de déterminer avec précision le nombre de personnes qui ont eu recours à cette pratique, ou encore sur le bénéfice qu’Istanbul a tiré dans ce commerce, mais la langue russe a connu un véritable essor dans la ville comme langue d’affaires. Au tourisme « à la valise » se sont jointes d’autres pratiques commerciales informelles dont la légalité laisse parfois à désirer. Plusieurs types de trafics se sont mis en place (notamment de substances illicites) et le phénomène des « Natachas » a vu le jour. Cette appellation a été donnée aux prostituées non turques ayant un physique ressemblant aux clichés des femmes russes (blondes, grandes, yeux bleus). Les « Natachas » deviennent très populaires à Istanbul mais sont loin d’être toutes Russes.
Les femmes russes ont occupé une place particulière dans ces échanges commerciaux. Elles ont notamment participé à la féminisation de la profession de vendeur en Turquie, qui était essentiellement occupée par des hommes. Il était en effet presque impossible de voir une femme turque vendeuse à cette période.
C’est ainsi que les relations commerciales entre la Turquie et la Russie se sont peu à peu officialisées et que les Turcs sont devenus habitués à côtoyer des Russes à Istanbul. On remarque cependant que, tout comme dans les années 1920, les Russes venant en Turquie ne sont jamais dans une perspective de rester sur du long terme. Istanbul constitue pour eux une simple ville de transit, où ils peuvent facilement résider pour quelques jours dans l’attente d’une meilleure opportunité, ou bien faire de l’argent rapidement.
2022, la guerre avec l’Ukraine et l’explosion du nombre de Russes en Turquie
Face à la durée et à l’incertitude de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’année 2022 a vu une nouvelle vague de Russes arriver à Istanbul. Cette fois-ci, ce sont des opposants à la guerre, des personnes en désaccord avec le gouvernement russe. Ils se réfugient en Turquie car ils savent qu’ils risquent une peine de prison en restant en Russie. Certains viennent de sortir de prison et ont pris le premier avion pour une ville turque, ou ont effectué d’abord une escale en Azerbaïdjan. C’est le cas de Dimitri [3], qui s’est réfugié à Istanbul directement après sa sortie de prison. Pour la simple inscription « No War » sur un mur, il a été condamné à une peine de quelques mois. Grâce à un bon avocat, il est sorti tôt de prison, mais ses amis connaissant le même sort n’ont pas eu la même chance. Concernant les plus jeunes, ils ont voulu échapper à la « mobilisation partielle » qu’avait décrétée Vladimir Poutine.
Il est compliqué d’estimer leur nombre exact. Certains sont en Turquie seulement pour un transit de quelques mois, d’autres entament des procédures de demande de permis de résidence, et d’autres encore préfèrent rester dans l’illégalité. Selon les chiffres officiels du gouvernement turc, le nombre de demandes de permis de séjour s’est élevé à 140 715 sur l’année 2022. 25 % des ressortissants étrangers étaient originaires de la Fédération de Russie, soit la première nationalité étrangère. En septembre 2023, d’après les données du ministère de l’Intérieur, les Russes sont la nationalité étrangère bénéficiant le plus de permis de court séjour (130 482)[4].
Si la Turquie est à nouveau aussi populaire pour ceux qui souhaitent fuir la Russie, c’est parce qu’elle fait partie des seuls pays, avec la Serbie, la Géorgie et l’Arménie, à rester ouverts aux voyageurs russes sans visa. Par ailleurs, il était plutôt simple pour les Russes d’obtenir un permis de résidence en Turquie, voire la nationalité. En effet, acheter un bien immobilier à hauteur de 400 000 dollars était un moyen pour eux de demander la nationalité turque. En 2022, il était possible d’observer une augmentation de 186,6 % des investissements russes, avec la création de sociétés et l’achat de 13 430 logements sur l’année [5]. Cependant, une grande partie de ces émigrés est jeune et n’a pas les moyens pour de tels investissements. Par ailleurs, il semblerait que depuis l’instauration du nouveau gouvernement après les élections du printemps 2023, les choses soient en train de changer. La politique migratoire devient très stricte. Il devient alors de plus en plus compliqué, voire impossible, d’obtenir un permis de résidence, même pour un court terme. Rester dans l’illégalité à Istanbul devient alors la seule option restante pour ces jeunes qui fuient la guerre.
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Les pèlerins russes à l’origine de la présence de l’Église orthodoxe russe à Istanbul
Les relations étroites entre Istanbul et l’Église orthodoxe russe ne datent pas d’hier. Depuis la fin du XIXe siècle, Istanbul n’a cessé d’accueillir un grand nombre de pèlerins russes qui se rendaient à Jérusalem. Le transit à Constantinople a permis le développement d’un ancrage de l’orthodoxie russe à Istanbul.
Les bateaux accostaient directement au terminal de Karaköy, au bord du Bosphore, ce qui a fait du quartier un haut lieu de la présence russe dans Istanbul. Karaköy a été très prisé par les réfugiés russes du fait que l’endroit soit peu peuplé de musulmans, et cela a permis la construction dans le quartier de trois bâtiments, dont la fonction première était l’hébergement des pèlerins. Aux étages de ces immeubles, trois églises orthodoxes ont vu le jour. À l’abri des regards, presque dissimulées, la fréquentation de ces églises a varié au fil des années en fonction de la population russe à Istanbul. Bien que l’activité de ces églises ait évolué en fonction du nombre d’orthodoxes russophones dans la ville, elles n’ont cessé d’être un lieu d’accueil pour les réfugiés russophones (Ukrainiens, Moldaves…).
Aya Andrea Rus Ortodoks Kilisesi
Le père Theodorit acheta le bâtiment en 1871, en envisageant d’héberger les pèlerins qui étaient sur la route de Jérusalem. Le lieu n’a cessé d’accueillir les personnes dans le besoin, les paroissiens pauvres. Dans les années 1920, le lieu abritait même une pharmacie et 18 médecins au service des démunis.
Aya Panteleymon Rus Ortodoks Kilisesi
Elle aurait été construite dans les années 1870. Elle se trouve au sixième étage d’un immeuble qui abrite également des chambres où les visiteurs pouvaient être hébergés. Vrai lieu de vie, cette église est la plus active des trois après avoir été restaurée en 2010. Au début des années 2000, un artiste de Moscou est venu peindre de nouvelles fresques représentant les Saints. Avec le départ des Russes blancs dans les années 1930, l’église avait perdu de son activité jusqu’à ne plus avoir d’ecclésiastique. La nouvelle vague arrivée après la dissolution de l’URSS a souhaité utiliser cette église comme une porte d’entrée pour venir travailler à Istanbul. Cependant, ces maisons d’hôtes n’étaient pas considérées comme appropriées pour une utilisation autre que le pèlerinage et, manquant cruellement de chambres pour le nombre de Russes arrivant, elles ont été loin d’avoir pu héberger tout le monde.
Aya Ilya Rus Ortodoks Kilisesi
De la même manière, Aya Ilya, servait à héberger les pèlerins. N’ayant pas servi pendant plusieurs années, elle a récemment rouvert ses portes mais reste celle avec le moins d’activité.
Les paroissiens qui fréquentent aujourd’hui ces églises sont très diversifiés. Tous russophones, ils viennent de Russie, d’Ukraine, de Géorgie ou encore de Moldavie. Plusieurs générations se côtoient dans ces murs : des orthodoxes très jeunes à très âgés, et issus de vagues d’émigration différentes (de 1990 à 2022 avec la guerre en Ukraine). Ils se retrouvent à présent unis à travers la religion dans un pays qui n’est pas le leur.
La fréquentation de ces églises varie en fonction de la population russe à Istanbul. On observe, ces dernières années, une recrudescence du nombre de paroissiens et une volonté de donner une plus grande dynamique à ces lieux de vie. Elles ont en effet été soumises à des travaux de rénovation et sont à présent toutes les trois ouvertes au public. En 2013, pour la première fois depuis quarante ans, une messe a été célébrée dans Aya Ilya. L’église avait failli être démolie pour faire place à un projet touristique.
Une vingtaine de Russes orthodoxes s’étaient alors réunis pour célébrer une liturgie divine sous la direction d’un pope du patriarcat de l’Église œcuménique de Constantinople. Il semblerait que les participants à cette messe soient tous des descendants de l’émigration des Russes blancs. Si l’église était autant menacée, c’est parce qu’elle est longtemps restée désaffectée et qu’elle ne figure pas sur la liste des sites protégés de la ville. La tenue de cette liturgie a ainsi permis de sanctifier à nouveau les lieux, ce qui rend les choses plus compliquées pour les autorités de détruire l’édifice.
Au-delà de la religion, le caractère socialisateur de l’Église orthodoxe russe d’Istanbul
Depuis leur construction, ces églises n’ont cessé d’être de vrais lieux de vie et de rencontre pour les exilés russophones. Ils sont venus y chercher un hébergement, une aide sanitaire, une aide matérielle, en plus de la foi. Les popes (prêtres orthodoxes) y ont organisé des activités, des événements et y ont instauré des relations presque familiales. Ainsi, ces édifices sont bien plus que de simples endroits religieux aux yeux des orthodoxes russes d’Istanbul. Ils permettent également de perpétuer les traditions russes et de conserver l’héritage de leurs ancêtres, les Russes blancs.
La construction d’une identité à travers la mémoire collective
Malgré la différence intergénérationnelle des paroissiens qui côtoient ces églises aujourd’hui, ils continuent de créer une identité commune autour du souvenir des événements passés. Ces trois églises représentent ainsi un lieu pour ceux qui se retrouvent séparés de leur patrie mais qui cherchent à s’ancrer dans une communauté qu’ils considèrent comme leur famille. Le prêtre constitue un vrai père pour tous ces russophones exilés.
Pour Irina [6], jeune Moldave venue à Istanbul pour ses études, c’est simple : « J’allais déjà à l’église avec mes enfants en Moldavie. Quand je suis arrivée à Istanbul pour les études en 2014, le pope est devenu comme mon père. Ici, c’est chez moi, c’est ma famille. Je viens chaque semaine ».
En venant à l’église et en perpétuant les fêtes et rites religieux, les paroissiens cherchent à continuer les traditions mises en place par la première génération d’émigrés. Ces lieux sont porteurs de la mémoire du passé, depuis l’arrivée des Russes blancs à Istanbul. La manifestation spatiale du groupe religieux est un signe de son affirmation et de sa longévité. En effet, même quand les églises se sont retrouvées fermées en raison d’un manque d’ecclésiastiques, elles ont continué à exister. Ainsi, au travers de connaissances communes – religieuses et historiques – les émigrés russes qui côtoient ces églises créent une vraie communauté, une famille. Le rendez-vous hebdomadaire du dimanche matin est d’une importance extrême pour ceux qui veulent garder un lien avec leur patrie et leur histoire.
Il est possible de trouver dans les couloirs des bâtiments abritant ces églises, des livres religieux et des livres d’histoire, signe d’un réel lieu de souvenirs, et d’une volonté de transmettre le savoir. C’est la raison pour laquelle l’éducation religieuse est transmise dès le plus jeune âge. Beaucoup de femmes qui fréquentent ces églises sont mariées à des Turcs, qui transmettent une éducation musulmane à leurs enfants. Il est important pour elles que leurs enfants connaissent également l’histoire de leur famille maternelle et aient accès à une éducation religieuse diversifiée. Transmettre ces connaissances et l’histoire de l’émigration russe en Turquie permet de garantir la longévité de la mémoire du passé à travers les futures générations. Le caractère intergénérationnel de la communauté prend ici tout son sens : le rôle des plus anciens est primordial dans la transmission de la mémoire aux plus jeunes.
Un espace d’appartenance aux effets socialisateurs
Le dimanche à midi, la messe se termine et les paroissiens se rendent dans une petite salle adjacente à l’église pour partager un repas. Beaucoup d’entre eux ont ramené à manger, souvent des plats cuisinés russes, moldaves ou bien ukrainiens. Dans un esprit de partage et dans l’envie de se sentir rattachés, le temps d’un repas, à leur pays d’origine, ils déjeunent ensemble comme s’il s’agissait du repas de famille hebdomadaire. Les nouveaux venus, échappant à la guerre ou tout juste sortis de prison en Russie, se font plus discrets mais sont les bienvenus.
Des activités sont organisées par le pope et les plus habitués en dehors des messes et des fêtes religieuses. Des cours de chant ou d’éduction religieuse sont notamment dispensés. En plus des activités religieuses, les paroissiens ont ainsi accès à plusieurs activités socioculturelles qui permettent davantage d’intégration au sein de la communauté. Ceux qui sont arrivés récemment peuvent bénéficier de l’expérience stambouliote des plus anciens et sont aidés dans leur intégration en Turquie. Le tout dans un esprit d’entraide et de bienveillance. Par exemple, si l’un des membres recherche un médecin ou une école à Istanbul, il sollicite d’abord l’église pour des conseils.
Se rapprocher de Dieu en temps de guerre
Tout au long du XXe siècle, les populations d’Europe de l’Est ont connu de nombreux bouleversements. Le domaine de la foi en fait partie. En 1918, le gouvernement soviétique bolchévique sépare l’Église de l’État. Des divergences au sein même du clergé sont apparues vis-à-vis du soutien au pouvoir politique. La Seconde Guerre mondiale, les pertes subies et les épreuves de la guerre ont suscité un intérêt croissant pour l’Église. C’est la raison pour laquelle Leyla Dos affirme que la guerre force les gens à penser à Dieu [7].
Face à l’importance croissante de l’Église en Union soviétique, une partie des biens lui ayant appartenu lui ont été restitués entre 1945 et 1957. Khrouchtchev a par la suite été sévère avec l’Église et a fait fermer un certain nombre de monastères et d’églises. Puis, les politiques de restructuration de Gorbatchev ont facilité les activités religieuses et le millième anniversaire de l’adoption du christianisme en Russie a été célébré. Dans cette perspective historique, les orthodoxes de Russie ont donc eu une relation intermittente avec la religion.
Cependant, la dissolution de l’URSS a créé un environnement similaire à celui de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, une recrudescence de la religion a pu être observée, notamment chez les femmes. Alors que celles-ci ont trouvé refuge dans l’Église, une vague de suicides a pu être remarquée chez les hommes, qui ont mal supporté l’effondrement d’un système auquel ils croyaient.
Il est possible d’observer à nouveau le même phénomène depuis le début de la guerre avec l’Ukraine. Face aux conséquences et aux pertes causées par la guerre, la religion constitue une manière de s’en remettre à Dieu et de ne pas oublier ce qu’il y avait avant. Une partie des personnes fréquentant les églises de Karaköy n’ont d’ailleurs pas toutes grandi dans la religion. Certains s’y rendent pour contribuer à la transmission de l’histoire de leur pays. D’autres pour côtoyer des personnes ayant le même passé.
Conclusion
Ainsi, la situation actuelle de l’Église orthodoxe russe est plutôt modeste par rapport à son importance historique. La petite communauté russe orthodoxe continue de célébrer les messes et traditions orthodoxes russes, ainsi qu’entretenir les lieux, mais exerce peu d’influence. La fréquentation des lieux de culte varie en fonction de la démographie russophone d’Istanbul. Pour cette communauté, devenue plus nombreuse récemment avec le conflit en Ukraine, ces églises ont cependant une vraie portée symbolique au-delà du religieux. Espaces socialisateurs importants, la communauté orthodoxe russophone de la ville constitue une vraie famille ayant à cœur de perpétuer les traditions et de transmettre l’histoire de leur pays.
Sources
Notes
[1] GEYBULLAYEVA Arzu, “Anti-war Russians find a new home in Turkey”, GlobalVoices, 14 novembre 2022.
[2] PETTINAROLI Laura, « Au croisement des trois Rome ? L’action pontificale auprès des Russes à Istanbul (1917-1923) : entre action caritative et rencontre interconfessionnelle. » In Anastassiadis, A. (Ed.), Voisinages fragiles : Les relations interconfessionnelles dans le Sud-Est européen et la Méditerranée orientale 1854-1923 : contraintes locales et enjeux internationaux. École française d’Athènes., 2013.
[3] Le prénom a été modifié. Entretiens réalisés par l’Observatrice Junior
[4] Ministère de l’Intérieur turc, bureau de l’immigration : https://www.goc.gov.tr/ikamet-izinleri.
[5] DURERO-KÖSEOGLU Gisèle, « Cent ans après, des émigrés russes de nouveau à Istanbul », Lepetitjournal.com, janvier 2023.
[6] Le prénom a été modifié. Entretiens réalisés par l’ Observatrice Junior
[7] DOS Leyla, Azerbaijan Russian Orthodox Church, thèse de maîtrise, Institut des sciences sociales de l’université d’Ankara, Ankara, 2010.
Bibliographie
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Image : Russiacouncil.ru