La mosquée al-Omari de Gaza : un palimpseste architectural, symbole du pluralisme religieux de la Palestine
Érigée, démolie puis restaurée, et aujourd’hui en ruines la mosquée al-Omari de Gaza (Grande Mosquée de Gaza) a traversé les époques en tant que sanctuaire accueillant diverses confessions religieuses. Le 8 décembre 2023, elle subit une nouvelle destruction lors des bombardements de l’armée israélienne, laissant l’édifice en ruine. Seul son minaret, encore debout, symbolise la résistance de la population de Gaza face aux crimes de guerre perpétrés par l’État d’Israël. Bien que les récits sur Gaza se concentrent souvent, et à juste titre, sur la géopolitique, la richesse de l’histoire de la ville, exprimée à travers son patrimoine architectural, mérite également d’être connue.
Entre légende et religion : retour sur les récits fondateurs du sanctuaire
Égyptiens, Romains, Omeyyades, Croisés, Abbassides, Ayyoubides, Mongols, Mamelouks et Ottomans, se sont succédé dans la conquête de la cité portuaire de Gaza. Les sources mentionnant un lieu de culte à l’endroit de la mosquée al-Omari sont nombreuses. Les chercheurs délimitent pas moins de six périodes marquant l’histoire du sanctuaire.
La Grande Mosquée de Gaza repose sur les ruines d’un ancien temple philistin évoqué dans l’Ancien Testament. Le sanctuaire, dédié à Dagon, une divinité païenne associée à l’eau, est cité dans le Livre des Juges, les Livres de Samuel et les Livres des Chroniques. Le temple Dagon est notamment évoqué à travers le personnage de Samson, figure antagoniste des Philistins. Selon la légende, il est même dit qu’il serait enseveli sous ce temple.
D’autres sources provenant de l’Égypte antique, remontant à près de 3 700 ans, mentionnent ce lieu de culte comme étant un temple dédié à Amon-Rê, divinité la plus importante de la mythologie égyptienne. À cette époque, la ville de Gaza faisait partie intégrante du royaume des pharaons. Puis, au cours de l’antiquité classique, le temple devient le Marneion sous l’influence byzantine, honorant Marnas, dieu protecteur de Gaza. L’image de Marnas, vénérée et frappée sur les pièces de monnaie, servait à préserver la région de la sécheresse. Au début du Vᵉ siècle, le temple connaît sa première transition vers le monothéisme.
Un symbole de l’expansion de l’islam dans le Levant
Afin de bannir tous les vestiges du paganisme dans l’Empire romain, le temple est incendié au début du Vᵉ siècle sur l’ordre de l’empereur romain Flavius Arcadius (377-408), d’obédience chrétienne orthodoxe. Sur les ruines du temple païen, deux églises orthodoxes sont édifiées à la demande de son épouse, Aelia Eudoxia (375-404). Elles seront achevées après sa mort. Lors des constructions, les Romains utilisent des piliers provenant des synagogues pillées pour limiter toutes les croyances non orthodoxes dans l’empire. Les deux édifices ont eu des destins bien différents. L’une des églises est devenue la mosquée al-Omari, tandis que l’autre édifice reste une église de rite orthodoxe jusqu’à aujourd’hui. Cette dernière a été érigée autour de la sépulture de Saint-Porphyre (347-420), évêque de Gaza au Vᵉ siècle. Elle a, par ailleurs, été endommagée par les bombardements israéliens, le 19 octobre 2023, faisant 18 morts palestiniens.
En 634, ʿAmr ibn al-ʿAs (573-664), commandant de l’armée musulmane, repousse les Byzantins et conquiert le Levant, dont Gaza et Jérusalem. L’église est transformée en mosquée et rebaptisée par le nom al-Omari, en l’honneur de ʿOmar ibn al-Khattāb (582-644). Ce dernier est nouvellement désigné calife Rashidun, successeur du Prophète Muḥammed (570-632) et Abū Bakr as-Siddīq (573-634). Il s’agit donc de la première mosquée de Gaza, symbolisant l’une des étapes dans l’expansion de l’islam dans la région.
À travers les destructions, les reconstructions, les changements de noms et de culte, l’édifice occupe une place importante dans la vie spirituelle des populations locales. Plus largement, Gaza émerge comme un carrefour essentiel sur les routes caravanières. La ville fait alors le lien entre La Mecque, la mer Méditerranée, l’Afrique, l’Europe et l’Asie. La ville est donc un lieu stratégique, convoitée par les souverains chrétiens.
Un édifice convoité au temps des croisades
Durant la période des croisades en Orient, les lieux de culte revêtent une importance cruciale dans les affrontements. Ils symbolisent en effet toujours une hégémonie religieuse sur les populations locales. Ainsi, l’une des principales motivations des Croisés en Orient était de récupérer les lieux de cultes chrétiens en Terre sainte. Les Croisés parviennent à reprendre Jérusalem, qui était sous contrôle musulman, en 1099. L’année suivante, le chevalier franc et désormais premier roi de Jérusalem, Godefroy de Bouillon (1058-1100), conquiert la ville de Gaza. La mosquée al-Omari devient cette fois-ci une cathédrale de rite catholique du nom de Saint-Jean-Baptiste. Elle arbore alors trois nefs, lieux principaux où se tiennent les fidèles lors des messes, célébrations et offices.
Petit à petit, la place de la mosquée se pérennise
Le contrôle de l’édifice est disputé par Salāḥ al-Dīn al-Ayyūbī (1137-1193) et Richard Cœur de Lion (1157-1199). Il faudra attendre le XIIIᵉ siècle pour obtenir une situation stable. Le sultan mamelouk al-Achraf Khalīl (1260-1293) confère une ultime fois à l’édifice le statut de mosquée, la structure est agrandie, un soin particulier est donné à la préservation de l’architecture catholique des Croisés. Les nefs sont conservées et agrandies pour en faire une salle de prière orientée vers la Kaʿaba à La Mecque. Un minaret est construit, dans un style architectural propre aux Mamelouks : une fondation carrée surmontée d’une tour octogonale. Cette structure, inchangée jusqu’à nos jours, revêt une importance particulière pour les habitants de Gaza.
Par la suite, les Ottomans parachèvent la mosquée en agrandissant sa structure jusqu’à sa taille actuelle. Ils bâtissent une bibliothèque connue pour posséder l’une des plus riches collections de livres de Palestine, derrière celle de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem. À l’instar de la célèbre mosquée Sainte-Sophie d’Istanbul, la mosquée al-Omari a changé d’obédience. Les traces de ces changements sont également visibles dans son architecture.
Une architecture stratifiée
L’archéologue français Charles Clermont-Ganneau (1846-1923) réalise des travaux de terrain entre 1870 et 1874. Selon ces derniers, les Croisés ont bâti la cathédrale avec les vestiges de l’édifice. Il découvre pour la première fois une particularité dans les matériaux du bâtiment : la présence de bas-reliefs faisant référence au judaïsme. L’un d’eux représente une menorah à sept branches, ainsi que d’autres objets des rites juifs. On y retrouve une corne (shofar) entourée d’une couronne ou encore un chandelier à sept branches. Les noms du Prophète Jacob (Yaʿqūb) et de son fils sont gravés en hébreu et en grec. Il existe également des épitaphes chrétiennes datant de la période romaine. Les textes mentionnent qu’il est courant que des colonnes antiques soient transportées dans différents endroits par la Mer Méditerranée pour bâtir de nouveaux édifices.
Ainsi, les symboles juifs proviennent de la période byzantine. Ils ont perduré par la réutilisation constante des ruines de l’édifice pour refaire sa construction. Ce processus de réutilisation des éléments architecturaux était souvent motivé par des considérations économiques et pratiques. Cela permettait de maximiser l’utilisation de matériaux coûteux. Cela donne également une impression de continuité historique malgré les nouvelles constructions.
L’impact des guerres sur le paysage
Le 15 avril 1917, les bombardements britanniques de la Première Guerre mondiale, visant à affaiblir les troupes ottomanes et austro-hongroises, altèrent l’édifice. En 1926, les ruines sont rassemblées et la reconstruction est entreprise par le Supreme Muslim Council de Palestine mandataire, présidé par le Grand Mufti de Jérusalem, el-Hajj Amin al-Hussayni (1897-1974). Le minaret est rapidement reconstruit presque à l’identique, en augmentant légèrement sa hauteur d’un étage.
Le 8 décembre 2023, bombardée par Israël, la mosquée al-Omari retourne à l’état de ruine. Seul son minaret, tient, à ce jour, encore debout. La bibliothèque est gravement endommagée, un trésor dont la numérisation a, bien heureusement, été achevée en 2022. Cependant, les fichiers numériques ne peuvent remplacer les manuscrits qui bâtissent la richesse de l’histoire de Gaza. Une destruction qui scandalise les Palestiniens et la communauté internationale, déjà horrifiés par les conséquences des crimes de guerre sur les civils gazaouis. Dans les bombardements, plus de deux-cents autres sites patrimoniaux sont endommagés ou détruits, dont l’ancien port de Gaza. Mais aussi, nous l’avons vu, l’Église orthodoxe grecque Saint-Porphyre datant du Vᵉ siècle, l’une des plus anciennes églises du monde.
Conclusion
Dédié au culte polythéiste, deux fois église, puis mosquée, ce lieu de culte défie les épreuves du climat et les ravages de la guerre. À travers sa pérennité, la mosquée al-Omari s’affirme comme un rappel éloquent du pluralisme religieux qui a marqué l’histoire de la ville. Le temps consacré depuis des siècles à la reconstruction de cet édifice montre sa grande importance symbolique, culturelle et religieuse. Par-delà les ruines, la ville de Gaza incarne également la résistance. Elle abrite une population résiliente capable de se reconstruire après avoir tout perdu. En examinant la riche et complexe histoire de la mosquée, nul doute que l’édifice sera, comme par le passé, reconstruit.
Image : The great mosque of Gaza, Alafrangi