Tous les ans, à l’occasion du Ramadan, les chaînes de télévision turques entrent en compétition afin de diffuser les programmes vespéraux qui attireront la plus grande part d’audience auprès des musulmans rompant le jeûne.
Cette année, la chaîne publique TRT (Türkiye Radyo Televizyon Kurumu) a créé la polémique en diffusant une émission où les candidats devaient s’affronter dans une compétition de récitation de versets du Coran. Afin de mettre en place cette émission, TRT est parti fin mars à la recherche de hafiz, c’est-à-dire de personnes qui étudient l’apprentissage et la récitation du Coran. Seuls les hommes pouvaient participer, à condition qu’ils aient plus de 15 ans.
L’émission, inspirée de programmes comme The Voice, devait être diffusée tous les soirs du Ramadan jusqu’à la 27ème nuit (le 21 juin), et mettre en compétition cinq hafiz, jugés par un jury composé de trois ou quatre spécialistes. Le public et le jury devaient donner une note finale aux candidats, qui recevaient alors une ou plusieurs pièces d’or en fonction de leur classement. Les vainqueurs de chaque semaine devaient s’affronter lors d’une compétition finale.
En plus de sa faible audience (79ème programme le plus regardé sur 100, le 28 mai), l’émission a créé une vive polémique notamment parmi les musulmans conservateurs, au point de mettre fin au programme au bout d’à peine dix jours. Ces groupes conservateurs ont protesté contre cette émission pour plusieurs raisons.
Premièrement, les critères de notation des juges : ces derniers se concentraient essentiellement sur la mélodie et la voix du candidat, plutôt que sur la justesse de la récitation du propos religieux lui-même. De plus, les conservateurs reprochaient aux membres du jury d’imposer une lecture ultra-nationaliste des récitals, mettant en évidence l’appartenance de certains d’entre eux à la Diyanet, (le Directorat des Affaires religieuses turques), organe étatique puissant au service du pouvoir. Comme l’a rappelé Abdullah İmamoğlu, un théologien célèbre en Turquie, « le ton de l’émission, sa présentation et l’attitude des juges, tout est centré autour du nationalisme. Pourtant, l’islam considère le nationalisme comme haram [interdit] ».
Deuxièmement, il était reproché à l’émission sa non-conformité avec l’islam. Le premier élément de crispation à cet égard était celui des pièces d’or que remportaient les candidats au terme de leur prestation : des clercs musulmans ont déclaré à ce sujet que « lire et écouter le Coran se fait pour l’amour d’Allah ; aucun gain matériel ne peut en être tiré, ce n’est pas acceptable ». De plus, les musulmans conservateurs reprochaient à l’émission de « jouer » avec le Coran ; pour eux, le Prophète Mohammed était certes vigilant vis-à-vis de la façon de réciter le Coran, mais en aucun cas cette attention ne devait se traduire par un show télévisé. Utiliser le Coran et les nasheeds (les chansons islamiques) comme un moyen de divertissement était perçu comme particulièrement irrespectueux, certains parlant même de « Quran-tainment » (divertissement par le Coran).
Le caractère ambigu de l’émission a également gêné les téléspectateurs. Certains se sont demandés s’ils pouvaient s’allonger ou s’asseoir durant l’émission, ou s’ils devaient se tenir debout par piété et respect. D’autres ne savaient pas si les femmes devaient porter le voile pendant que les candidats chantaient, tandis que certains hésitaient à procéder à des ablutions avant de regarder l’émission, comme s’ils allaient prier. Les décorations de l’émission ont gêné aussi certains téléspectateurs, qui ont estimé qu’elles ressemblaient parfois à des croix chrétiennes ou à des étoiles de David.
Le débat a également porté sur le style des récitations coraniques : les juges ont insisté pour que les candidats privilégient le style stambouliote, plutôt qu’un style arabe, dont le plus connu est le style cairote ; or, depuis le début de la crise syrienne, la Turquie héberge des millions de réfugiés arabes, dont un certain nombre est devenu professeur d’arabe ou d’études coraniques de façon informelle. Cet afflux d’arabophones coïncide avec la volonté croissante, chez les jeunes hafiz, d’apprendre l’arabe dans le cadre de leur étude coranique, la langue du Coran étant l’Arabe. La position nationaliste de la Diyanet et son choix d’un style stambouliote de récitation coranique plutôt que d’un style cairote apparaît ainsi à contre-courant d’une tendance réelle en Turquie. Durant l’émission, ce décalage s’est ressenti lorsqu’un candidat a positionné sa main contre son oreille pour mieux se concentrer, dans la tradition du style cairote ; un juge l’a alors averti que « ce [n’était] pas approprié, car ce n’est pas dans notre tradition ».
Finalement, alors que l’émission était financée sur des fonds publics, diffusée sur la télévision publique et préparée par des figures proéminentes de la Diyanet, le directeur du Directorat des Affaires religieuses a préféré y mettre fin, dans ce qui apparaît être une mesure de précaution face au risque de froisser la frange conservatrice des musulmans turcs, base électorale majeure de l’AKP, le parti au pouvoir.
Cet épisode est également celui d’un échec stratégique de l’AKP, qui espérait certainement attiser la colère des sécularistes et provoquer en réaction un rassemblement protecteur des musulmans conservateurs autour de l’émission. L’exact contraire s’est produit, les premiers n’ayant pas particulièrement commenté cette émission, là où les seconds ont été particulièrement virulents à son égard. Les musulmans les plus instruits et les plus pieux ne se sont pas sentis concernés par cette émission, déplorant davantage la situation dans laquelle l’islam populiste a conduit la Turquie ; situation que cette émission et son échec incarnent avec éclat.
Image : Page du Coran, By Free Pictures 4K