En juin 2015, les organisations UN Women, Swisspeace et Gender and Development Initiative – Myanmar ont publié un rapport intitulé « Why Gender Matters in Conflict and Peace. Perspectives from Mon and Kayin States, Myanmar » (« Pourquoi le genre compte dans les conflits et les processus de paix. Mise en perspective avec les Etats Môn et Karen au Myanmar »). Une version allégée et mise à jour est parue un mois plus tard, en juillet 2015. La présente analyse s’appuie sur cette version synthétique.
Des décennies de guerres civiles
Tout d’abord, il est essentiel de rappeler que le Myanmar est un des pays qui comporte le plus d’ethnies ; les groupes ethniques n’appartenant pas à la majorité Bama représentant 40 % de la population. Certaines ethnies disposent depuis très longtemps d’organisations armées, qui appuient par la force les demandes politiques d’indépendance ou d’autonomie. Lors du processus d’indépendance du Myanmar, les accords de Panglong signés le 12 février 1947 entre le gouvernement birman et des représentants des ethnies Shan, Kachin et Chin garantissent la création d’une union fédérale assurant l’autonomie des groupes ethniques. Cependant, les accords ne furent pas suivis d’une mise en application suffisante. Ces manquements ont entraîné des conflits civils durant de longues décennies, certains d’entre eux se poursuivant encore aujourd’hui.
Depuis 2011, sous la présidence de Thein Sein, différents accords de cessez-le-feu ont été signés avec certaines organisations ethniques armées, notamment en février 2012 et en mars 2015. Cependant, certains groupes armés n’ont pas rendu les armes ni ne se sont assis à la table des négociations. En outre, la fin des combats obtenue avec les autres organisations reste incertaine et est régulièrement transgressée. La paix en Birmanie n’est donc pas encore assurée.
Les raisons du choix Môn et Karen
Les auteurs du rapport ont défini leur terrain de recherches selon plusieurs critères. Le choix s’est porté sur les Etats frontaliers Môn et Karen du fait des conflits récents qui s’y sont déroulés. L’actuel cessez-le-feu a permis une collecte de données plus aisée que si l’étude avait eu lieu dans un Etat encore aux prises avec un conflit majeur. Par ailleurs, l’organisation UN Women était installée dans la région. Elle souhaitait mener une analyse sur le rapport entre les femmes et les questions de paix et de sécurité.
Môn et Karen : deux désirs d’indépendance
Les Môn sont considérés comme l’une des plus anciennes civilisations du Myanmar. Ils résistèrent à l’arrivée des autres ethnies, mais furent forcés de capituler en 1757. L’actuel conflit date des années 1940. Les Môn se sont sentis exclus des accords de Panglong et ont organisé une résistance armée en 1948. Une partie des insurgés cessa le combat lorsque le gouvernement leur promit l’autonomie. Une autre partie, cependant, ne crut pas cette promesse et créa un nouveau groupe en 1958 : le New Mon State Party (NMSP). Ce groupe se dota en 1971 d’une branche armée : la Mon National Liberation Army (MNLA). Le mouvement NMSP/MNLA constitue aujourd’hui encore la principale organisation ethnique armée de l’Etat Môn.
Les combats contre le gouvernement ont entraîné de graves conséquences pour les civils. Des centaines d’entre eux ont dû fuir leur village, certains ont subi des travaux forcés et des détentions arbitraires. Des violences sexuelles ont également été commises contre les femmes et les filles. Par ailleurs, trois camps de réfugiés ont été installés à la frontière thaïlandaise.
A la suite de la défaite de la dernière dynastie du Myanmar, la dynastie Konbaung, la région Karen est tombée sous le pouvoir colonial britannique. Au moment de l’indépendance du pays, les chefs Karen lancèrent en 1947 un mouvement indépendantiste : la Karen National Union (KNU). La KNU refusa de signer les accords de Panglong. N’obtenant pas satisfaction, l’organisation pris les armes en 1949 en créant sa propre armée : la Karen National Liberation Army (KNLA). Il existe un certain nombre d’organisations armées dans l’Etat Karen, mais la KNU est considérée comme la plus significative.
En fin de compte, le NMSP et la KNU font tous deux partie des quatorze organisations ethniques armées qui ont signé des accords de cessez-le-feu avec le gouvernement en 2012.
Conflits et perspectives de genre
Au Myanmar, comme dans beaucoup d’autres pays, la politique et la résolution des conflits sont considérés comme des domaines exclusivement réservés aux hommes. La plupart du temps, l’expérience des conflits vécue par les femmes et leur contribution à la paix ne sont ni reconnues ni documentées. Bien qu’un grand nombre de femmes s’engagent pour mettre en oeuvre une société pacifiée, elles ne sont que très peu inclues dans l’actuel processus de paix du pays.
D’où l’intérêt d’un rapport prenant en compte le genre dans l’analyse des conflits et dans les processus de paix. Ce rapport se concentre sur les conflits au sein des Etats Môn et Karen. Il montre que ces troubles ont des impacts différents sur les hommes et sur les femmes. La contribution des femmes au processus de paix est également mise en valeur. Par ailleurs, tenir compte des demandes des femmes en termes de réparation de guerre fait partie de leurs droits fondamentaux. Le but de la publication est de prouver que la recherche de l’égalité des genres dans les processus de paix participe au bon fonctionnement du pays et à sa stabilité.
Le rôle des femmes Môn et Karen en temps de paix et de guerre
Au Myanmar, les femmes sont majoritairement reléguées à la sphère privée. Au contraire, les hommes sont censés travailler pour leur famille et prendre les décisions importantes. Pourtant, dans les Etats Môn et Karen, les femmes représentent près de la moitié de la main-d’oeuvre agricole. La plupart du temps, cependant, elles n’ont à charge que des tâches considérées comme plus « légères ». Par ailleurs, les terres sont généralement enregistrées au nom des hommes.
Pour des raisons économiques, les inégalités de genre dans l’Etat Karen sont parfois amoindries. De plus en plus de femmes, mariées ou non, quittent leur foyer pour trouver du travail ailleurs et augmenter les ressources de leur famille. Les femmes étant moins présentes, les hommes aident parfois aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants.
Les femmes jouent un rôle important dans la préservation de la tradition et des rites religieux. Les chrétiennes sont très impliquées dans les communautés liées aux églises et les bouddhistes ont souvent à charge la surveillance des temples et du bon déroulé des offrandes. Cependant, les femmes ne sont que très rarement chefs de leur communauté. Cette prérogative est traditionnellement réservée aux hommes.
En temps de guerre, il arrive souvent que les femmes sortent de leur rôle traditionnel, pour devenir combattante ou pour aller porter des messages au camp adverse. La répartition genrée des rôles n’en est pas transformée pour autant : les combattantes ne sont pas envoyées au front. Elles sont reléguées aux cuisines, au soin, à l’enseignement des jeunes soldats etc.
Les violences basées sur le genre
Comme dans les autres zones conflictuelles du Myanmar, le gouvernement a eu recours dans les Etats Môn et Karen à la « stratégie des quatre coupures » (« the four-cut strategy »). Cette méthode consiste à briser les liens entre les organisations ethniques armées et les populations civiles en empêchant le passage de la nourriture, des fonds, des informations et des nouvelles recrues. Par conséquent, cela entraîne des violations des droits humains les plus élémentaires.
Durant les conflits entre les milices ethniques et l’armée gouvernementale, la Tatmadaw, les femmes sont les premières victimes des violences sexuelles perpétrées. Quant aux hommes, ils sont davantage exposés aux travaux forcés, aux tortures et au meurtre. Selon les personnes interrogées dans l’Etat Karen, les abus sont le fait des deux parties des conflits.
De nombreux rapports ont été rédigés sur les violences, en particuliers les violences sexuelles, faites aux femmes. Cependant, il n’existe pas encore d’analyse de grande ampleur à ce sujet au niveau national. Aucune violence sexuelle contre les hommes ou les garçons n’a été rapportée, pourtant il est probable que de tels abus aient été commis. On constate que les violences sexuelles et de genre ne sont pas considérées comme pouvant affecter les hommes. Dans ce contexte, il est donc plus difficile de trouver des témoignages ou des preuves d’agression sexuelle contre les hommes. Il faut tout de même souligner que ces violences ont lieu dans la plupart des cas contre les femmes.
Dans les Etats Môn et Karen, des associations de défense des droits ont rapporté que l’armée birmane utilisait le viol pour punir celles et ceux soupçonné.es d’entretenir des liens plus ou moins étroits avec les organisations ethniques armées. En outre, le viol est très souvent dissimulé par une culture du silence. Il est rare que les cas de viol soient jugés devant un tribunal, notamment à cause de menaces de représailles. Le viol n’est pas reconnu par le gouvernement ni par les rebelles comme étant un problème public majeur. Tout cela renforce l’impunité autour des crimes sexuels.
La contribution des femmes à la construction de la paix
Les femmes ne peuvent pas être uniquement considérées comme des victimes des conflits. Beaucoup d’entre elles sont activement engagées dans les processus de reconstruction et de paix. Grâce à leur connaissance du terrain et des besoins de leur communauté, elles jouent souvent un rôle de médiation indispensable.
Le rapport affirme qu’au vu des expériences Môn et Karen, les femmes en général ne percevaient pas la paix comme une absence d’hostilité et de violence, mais comme une situation de justice, d’égalité, de liberté et de développement pour toutes et tous. C’est l’absence d’une telle situation qui constitue une des causes profondes des conflits.
Traditionnellement, les femmes Môn et Karen jouent un rôle essentiellement domestique, en s’occupant des tâches ménagères et des personnes dépendantes. Cependant, les femmes deviennent les chefs de famille lorsque les hommes ont dû fuir, ont été tués ou blessés lors d’un conflit. Ce sont alors les femmes qui gagnent de l’argent et qui font vivre la famille et/ou la communauté.
Les femmes utilisent leurs compétences communicationnelles ainsi que des stratégies d’apaisement afin d’éviter les confrontations entre les soldats de la Tatmadaw et les rebelles des groupes ethniques. Elles réussissent souvent à convaincre les combattants à ne pas se battre dans les zones où habitent les civils. Elles parviennent ainsi à sauver des vies et à conserver intacts leurs biens.
Au cours des derniers accords de cessez-le-feu avec le gouvernement, trois groupes ethniques armés ont composé leur délégation de négociation avec des femmes. Ce sont le KNU, le NMSP, et le KNPP (Karenni National Progressive Party). Le nombre de femmes est encore faible, mais leur présence est essentielle pour accroître l’égalité des genres. Par ailleurs, certaines femmes Môn et Karen jouent un rôle de conseillère auprès des chefs rebelles. Leur expertise et leur niveau d’éducation sont appréciés et considérés comme un gage de neutralité. En outre, certaines femmes, à titre individuel ou en qualité de représentante d’une association, ont eu des sièges d’observatrices à la table des négociations de paix.
Le dynamisme des ONG
Il existe dans les Etats Môn et Karen des ONG locales, engagées sur la question des femmes, en lien avec les enjeux de paix et de sécurité. Elles appellent à une cessation des hostilités et à une prise en compte des conditions de vie des femmes.
Récemment, « l’Alliance pour l’inclusion du genre dans les processus de paix au Myanmar » a été créée afin de mieux coordonner les actions des ONG travaillant sur les femmes, la paix et la sécurité. Des associations de femmes Môn et Karen font partie de cette alliance. C ‘est le cas de « l’Organisation des femmes Môn » (« Mon Women’s Organization ») qui est liée au groupe NMSP. Ce lien leur a permis de demander une plus grande participation des femmes aux prises de décisions formelles.
Recommandations pour une meilleure intégration du genre dans l’analyse des conflits
Le rapport de juillet 2015 présente douze préconisations.
- Développer et partager des données et des analyses sur les femmes, la paix et la sécurité ;
- Introduire des dispositions sur l’égalité de genre et les droits des femmes dans la préparation des accords de cessez-le-feu du Myanmar ;
- Développer et mettre en place des indicateurs sensibles au genre ;
- Fournir, en temps de paix comme en temps de guerre, un soutien psycho-social, des services de santé, une aide légale, des abris de secours et des emplois pour les rescapés de toutes formes de violence ;
- Mettre en place des politiques économiques post-conflits favorables à l’émancipation économique des femmes, et en particulier de celles qui sont les plus vulnérables ;
- Assurer aux femmes un droit équivalent à détenir des terres ;
- Promouvoir davantage de sécurité et un meilleur accès à la justice pour les femmes ;
- Assurer une plus grande représentation des femmes et de leurs intérêts, en particuliers ceux des femmes issues des minorités ethniques, dans toutes les instances politiques, de négociation et de dialogue ;
- Élaborer des programmes politiques, dans le cadre d’une collaboration entre le gouvernement et des ONG, visant à la mise en place de la paix, et en particulier de la sécurité et du développement des femmes ;
- Établir une évaluation des programmes destinés à la question du droit des femmes ;
- Promouvoir une éducation sur l’égalité de genre ainsi que sur la paix ;
- Soutenir les organisations qui promeuvent l’émancipation des femmes en parallèle de réflexions et d’actions sur la paix et la sécurité
Conclusion
Les tâches socialement définies des femmes s’occupant davantage des autres que d’elles-mêmes, en particulier des personnes dépendantes, leur confèrent un rôle tout à fait spécifique lors des conflits et des processus de paix. Elles sont donc souvent considérées comme étant plus à même de représenter l’intérêt général, ou du moins de certains groupes sociaux. Cette vision plus globale et plus inclusive est indispensable pour construire une paix durable. Les femmes ont également démontré leur capacité à former des réseaux et des alliances entre différentes communautés et cela représente aussi un élément essentiel pour assurer une situation de paix sur le long-terme.
Image : Par jpeter2, Pixabay, CC0 Public Domain