Chaque année, à la fin du mois de septembre, les chrétiens éthiopiens célèbrent Meskel, la fête de la Vraie Croix. A cheval entre histoire religieuse et mythe, marquant la fin de la saison des pluies, le festival qui s’est déroulé cette année le 27 septembre est un événement phare de l’année en Ethiopie. A cette occasion, de gigantesques bûchers en forme de croix surmontés de fleurs jaunes, symbolisant le renouveau du printemps, sont dressés dans chaque woreda (quartier) de la ville.
Vincent Dublange, correspondant Radio France Internationale (RFI) en Ethiopie, décide de traiter le sujet dans un court reportage radiographique. Au moyen de témoignages recueillis sur place, rythmés par quelques interludes musicaux, le journaliste met en avant l’importance du phénomène. Le temps de quelques minutes, l’approche sonore adoptée permet une mise en situation réelle.
Surtout, le sujet constitue une introduction pertinente afin de questionner la diversité et les relations inter-religieuses en Ethiopie, ainsi que la politique gouvernementale développée à l’égard de cet enjeu.
Histoire, symbolique et religion : Meskel, une fête nationale ?
Cette fête, inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO, commémore la découverte, 326 ans après Jésus-Christ, de la croix sur laquelle il a été crucifié. C’est à Jérusalem que l’impératrice Hélène (Nigist Eleni), mère de l’empereur romain Constantin, a trouvé le précieux bois. Pour deviner son emplacement exact, la légende veut que la fumée d’un bûcher l’ait guidée. Ensuite, Sainte Hélène aurait offert l’aile droite de la croix à l’Eglise orthodoxe éthiopienne. Selon les autorités du pays, la relique est enterrée dans le monastère de Gishen Mariam, dans le Nord-Est du Wollo, sur les montagnes de la région Amhara.
La célébration de « l’exaltation de la croix » revêt une dimension culturelle et sociale importante. La croix est un symbole structurant en Ethiopie. Au 4ème siècle, le Royaume d’Axoum dominant les terres abyssiniennes serait le premier à avoir mis une croix sur ses pièces de monnaie. Aujourd’hui, les différentes Eglises et leurs règnes se caractérisent et reconnaissent à travers leurs croix (Axoum, Gondar, Lalibela). Rassemblant des millions d’Ethiopiens à un moment charnière de l’année, le feu qui s’embrase symboliserait l’espoir : celui du retour du tsehay (soleil) printanier.
La dimension sociale et culturelle de la célébration semble faire de Meskel une fête nationale, au-delà de sa caractéristique religieuse.
Diversité religieuse et luttes de pouvoir
Derrière la distinction effectuée entre « religion » et « nation », se pose la question de la diversité religieuse en Ethiopie. Si les chrétiens orthodoxes représentent 43 % de la population, les musulmans constituent la deuxième minorité du pays (34 %). Les protestants regroupent près de 19 % de la population éthiopienne. La date du dernier recensement officiel, en 2007, laisse présager une modification (à la marge) de ces proportions au cours des dix dernières années.
Face à cette diversité relativement équilibrée, il est pertinent d’interroger la nature de cette cohabitation dans une Ethiopie chrétienne entourée de pays à majorité musulmane. Ici, l’antagonisme traditionnel « chrétiens/musulmans » décrit une identification relativement peu source de tensions. Pourtant, la domination politique des chrétiens, au pouvoir depuis le 4ème siècle, a été remise en question à de nombreuses reprises par la multiplication d’incursions musulmanes sur le territoire. Malgré cette lutte historique, les orthodoxes ont assis leur domination au rythme des changements de pouvoir, employant pour ce faire différentes méthodes. Au cours des dernières décennies, les pratiquants de l’islam ont connu une forte répression, comme sous le régime du Derg (1974-1991), avant l’arrivée d’une politique inclusive à leur égard, telle qu’initiée par le gouvernement du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (FDRPE) dès 1991.
Crainte d’une politisation de l’islam et réponse gouvernementale
Cette récente ouverture, par le gouvernement chrétien orthodoxe, doit être nuancée. Depuis la fin des années 1990, le régime montre quelques signes de préoccupation face à l’éventualité d’une politisation de l’islam. La politique éthiopienne à l’égard de la communauté musulmane se veut plus intrusive, à défaut d’inclusive. Elle se matérialise dès 2009 par l’enregistrement et le contrôle, notamment financier, des mosquées, voire la fermeture forcée d’organisations et médias qui y sont liés. Cette action reflète en réalité une vision binaire de l’islam contemporain, telle que développée par le gouvernement. Le soufisme, perçu comme un islam « homegrown », tolérant, inclusif et pacifiste, est soutenu par le pouvoir. A contrario, le FDRPE cherche à marginaliser les mouvements salafistes ou wahhabites, considérés comme issus d’un islam étranger « d’insurgés », intolérant et aux ambitions expansives.
Dans ce cadre, la concrétisation d’une prophétie auto-réalisatrice constitue le réel danger de cette politique : l’engagement gouvernemental entraîne une polarisation intra-religieuse qui, couplée à la stigmatisation d’un groupe particulier, augmente le potentiel de radicalisation.
La question religieuse au cœur des politiques étrangère et nationale
Si cette politique religieuse active trouve en la crainte d’une expansion de l’islamisme sa raison d’être, elle fait alors écho aux motivations qui avaient justifié, déjà en 2006, l’intervention éthiopienne en Somalie. Principe structurant de sa politique étrangère, l’Ethiopie entend faire de ses engagements militaires extérieurs le moyen d’assurer sa sécurité nationale. Aujourd’hui, les conséquences de cette intervention sont perçues, à de nombreux égards, comme mitigées : elles auraient dynamisé l’engagement des jeunes somaliens au sein d’Al-Shabbab au-delà de contenir le fondamentalisme islamique à ses frontières.
Afin de comprendre ce changement de politique publique, il est essentiel de voir le contexte à plusieurs échelles dans lequel s’inscrit l’Ethiopie à l’aune des années 2010. Face aux événements survenus sur le continent en 2011, le pays cherche potentiellement à prévenir l’apparition d’un Printemps arabe local. Au niveau régional, la multiplication des attentats perpétrés par les Shabbab à l’extérieur des frontières somaliennes fait craindre un retour de ceux-ci sur leur sol. Enfin, au niveau national, cette intrusion dans les affaires musulmanes se justifie par la théorie de l’Etat développementaliste appliquée en Ethiopie : cet Etat a besoin d’un contrôle global pour assurer le développement du pays.
Des tensions intra-religieuses plus importantes ?
Si les tensions inter-religieuses ne sont pas un risque imminent, il ne faut pour autant nier la potentielle explosivité des relations entre chrétiens et musulmans. En réalité, cette analyse est fondée sur un postulat quelque peu erroné : la grille de lecture qui pousse à mettre en opposition les deux principales religions du pays n’est pas la plus adaptée au contexte éthiopien. En effet, la réelle tension découlant de l’identification religieuse proviendrait plutôt de la troisième minorité que sont les Eglises protestantes évangéliques. Depuis plusieurs années, leur nombre de fidèles a explosé. Ce phénomène s’explique au regard de l’importance du travail de prosélytisme mis en place, qualifié à certains égards d’agressif.
Dès lors, comme pour l’islam, les rivalités opposent les chrétiens entre eux au-delà d’être inter-religieuses : en conséquence, les polarisations se multiplient entre les différents groupes. Ce phénomène pousse chaque individu à renforcer ces frontières dessinées au gré des distinctions religieuses. Alors, le danger est certain : dans un pays où l’ethnicité est déjà une caractéristique structurante mettant à mal l’unicité du pays, la religion renforce cette crainte d’une explosion de la société éthiopienne, constituant un potentiel catalyseur des tensions sociales.
Image : Meskel Celebration, September 2016, By Daniel Girma Tsige, Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0