Le 18 octobre 2017, après deux ans de controverse, l’Assemblée nationale québécoise a adopté le projet de loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État. Parmi les quatre mesures prévues par cette loi, l’obligation de donner et de recevoir un service public (ex : transports en commun, hôpitaux) « à visage découvert » tout en permettant certains « accommodements raisonnables », suscite de nombreuses interrogations. Les députés de l’Ontario ont unanimement condamné cette loi, y voyant une « source de divisions dans la société ». L’Union des municipalités du Québec (UMQ), ou encore le maire de Montréal, la jugent « inapplicable aux services municipaux ».
Des années de tâtonnements
Depuis une décennie maintenant, le Québec tente de définir sa propre voix en matière de régulation du religieux dans la sphère publique. En 2007-2008, la Commission Bouchard-Taylor (« Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles ») avait émis 37 recommandations en faveur d’un État laïc et ouvert. La plupart d’entre elles sont restées lettres mortes. On se souviendra également des débats houleux et parfois clivants, en 2013, lorsqu’un projet de charte de la laïcité (la Charte des valeurs québécoises) avait été déposé par le Parti Québécois (PQ), sans succès. En somme depuis 2008, les gouvernements québécois successifs ont tardé à énoncer politiquement les recommandations du rapport Bouchard-Taylor qui s’appuyaient sur des réalités d’accommodements déjà observables dans la société québécoise. En revanche, il se sont empressés d’établir des projets de loi sans réflexion sérieuse, à l’image du projet de loi 62.
Une neutralité de l’État remise en cause
Dans ce qui devrait désormais devenir la « Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes », la neutralité est définie communément comme un principe qui consiste à « veiller à ne pas favoriser ni défavoriser une personne en raison de l’appartenance ou non de cette dernière à une religion ». Mais qu’en est-il réellement ? Le scepticisme domine.
Si aucun signe religieux n’est explicitement mentionné dans le texte du projet de loi, la référence à l’obligation du « visage découvert », laisse clairement penser que cette loi vise essentiellement le port de la burqa et du niqab. Est-ce que le nombre réel de personnes ainsi ciblées au Québec nécessite de faire une loi ? Aucun autre signe religieux ne saurait correspondre à une telle exigence. Or les lois d’un État se doivent d’être neutres et de ne pas viser les pratiques d’une religion en particulier. Le risque pour le gouvernement québécois serait d’être accusé d’appliquer une politique discriminatoire, ce qui serait un comble à l’heure où le Premier ministre québécois, M. Philippe Couillard, souhaite lancer une commission sur le racisme systémique.
La ministre de la justice, Mme Stéphanie Vallée, a tenté de justifier un peu maladroitement le projet de loi en disant que « l’obligation du visage découvert s’applique à toute la durée de la prestation de service, pas seulement pour la femme voilée, mais aussi pour ceux qui portent […] des cagoules ou des verres fumés (et des bandanas) ». Cette obligation est également présentée comme une garantie qui « facilitera la communication et l’identification des personnes » et qui « promouvra en outre la sécurité de tous ». Reste à savoir qui serait légitimement en mesure de la faire respecter, et comment.
Enfin, peu cité dans les médias, le chapitre IV du projet de loi intitulé « dispositions interprétatives et diverses » semble avoir été inséré, sans grande cohérence, pour protéger la religion héritée ou « culturelle » (c’est à dire le christianisme, terme qui n’est d’ailleurs pas spécifié) afin d’apaiser quelques craintes exprimées dans la société québécoises : « Les mesures prévues ne peuvent être interprétées comme ayant un effet sur les éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec, notamment du patrimoine culturel religieux, qui témoignent de son parcours historique. »
La laïcité, la grande absente
On relèvera au passage une grande absente : la laïcité. En effet, dans l’intitulé du projet de loi 62 tout comme dans le reste du texte, le terme de neutralité l’a emporté sur celui de laïcité (pourtant largement utilisé dans des projets de lois précédents qui n’ont pas abouti).
Ce terme est jugé parfois trop chargé. Bien sûr, il renvoie à l’expérience française de la laïcité, souvent perçue comme restrictive et anticléricale, si bien que certains adeptes québécois de la laïcité se sentent obligés d’y accoler le qualificatif « ouverte » pour s’en distinguer. En refusant ainsi de nommer la « laïcité », le gouvernement libéral de Québec souhaite se démarquer de certaines formations politiques, comme le PQ et la Coalition avenir Québec (CAQ), qui défendent nommément la laïcité en prônant notamment une interdiction généralisée du port de signes religieux pour « les agents de la coercition de l’État » (incluant aussi bien les officiers de police que les professeurs). L’une des mesures qui avaient été recommandées par le rapport Bouchard-Taylor, il y a 10 ans.
Dix ans après la commission Bouchard-Taylor : que penser de ce projet de loi ?
Dans un colloque international organisé par la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse de l’Université de Montréal (UdeM) (19-21 octobre 2017), visant justement à faire le bilan de ces 10 dernières années, Daniel Turp, professeur titulaire à la Faculté de droit (UdeM), a tenu à aborder le projet de loi 62 tout juste adopté. Le Pr Turp a souligné que l’enchâssement de l’obligation de neutralité dans la loi québécoise constituait certes une première pour une province canadienne, mais dans une définition considérablement réduite par rapport à l’ambition du rapport Bouchard-Taylor qui prônait davantage la laïcité comme principe juridique attaché à l’État dans son entier.
Dans le cas du projet de loi 62, l’obligation de neutralité cible les membres du personnel de « certains » organismes publics (et non la totalité des services de l’État), de même que les usagers des services publics. Cela constitue pour Daniel Turp un problème d’inconstitutionnalité évident, non seulement vis-à-vis de la Charte québécoise elle-même, mais aussi par rapport à la Charte canadienne des droits et des libertés et aux engagements internationaux pris par le Canada en matière de respect des droits et des libertés de la personne.
Laïcité québécoise vs multiculturalisme canadien
Quant au débat public sur la laïcité au Québec, avec des réactions fortes dans les autres provinces canadiennes, il permet de voir l’écart entre une conception de laïcité de l’État (et peut-être même une conception de l’État et de la personne), toujours en définition, et la politique fédérale multiculturaliste. Inscrit dans la Constitution de 1982 par Pierre Elliot Trudeau, le multiculturalisme est devenu le dogme politique fondateur du Canada contemporain. Cette politique aux accents quasi messianiques est accusée par certains Québécois de n’être autre qu’une tentative d’assimilation pancanadienne niant les spécificités du Québec.
Mais pourquoi ce genre de débats ne semblent avoir lieu qu’au Québec ? Plusieurs réponses sont possibles. La liste ne saurait en être exhaustive. Une partie non négligeable de la société québécoise s’inquiète de la résurgence du religieux dans la sphère publique, alors qu’elle pensait s’en être définitivement « débarrassée » depuis la « Révolution tranquille » dans les années 1960. D’autre part, la province de Québec applique une politique d’accueil de migrants qui lui est essentielle, si bien que sa population (surtout dans des villes comme Montréal, Québec et Gatineau) tend de plus en plus à se diversifier sur les plans culturel, linguistique et religieux. Mais dans les faits, la province de Québec n’a pas le monopole de la diversité culturelle et religieuse, ni de la sécularisation.
A ce jour, s’il n’y a toujours pas eu d’équivalent à la commission québécoise sur les accommodements raisonnables dans les autres provinces canadiennes, c’est peut-être aussi, selon Lori Beaman (Canada Research Chair in Religious Diversity and Social Change, Université d’Ottawa), « parce qu’elles n’ont pas eu la bravoure » pour le faire. Dans le même sens, son collègue Peter Beyer (Université d’Ottawa) a tenu à insister sur le fait que « le multiculturalisme est [considéré comme] sacré dans le reste du Canada » et qu’il est donc « hors de question » d’en discuter.
Un thème majeur pour les élections générales québécoises de 2018 ?
Il faut donc comprendre que derrière les réactions parfois épidermiques se cachent de véritables problématiques qui malheureusement ne sont que rarement prises à bras-le-corps. Les débats risquent donc d’être très animés dans les prochains jours, aussi bien au niveau provincial que fédéral, d’autant que les prochaines échéances électorales québécoises se rapprochent à grand pas. Ce qu’il faut d’ores et déjà retenir de ce projet de loi 62, toujours selon Daniel Turp, c’est que la neutralité semble y « avoir divorcé de la laïcité » et de n’être finalement qu’« une neutralité qui flotte sans être attachée à quelque chose de plus fondamental ». Tout cela crée des sentiments d’amertume et de frustration. Dans le langage fleuri des Québécois, certains diront que « la montagne a encore accouché d’une petite souris », ou d’autres encore, que cela n’est finalement qu’une « patente à gosse ».
Image : La Salle de l’Assemblée nationale du Parlement de Québec (la présence du crucifix fait l’objet de débats incessants depuis 2008) By Assembléetest – Own work, CC BY-SA 3.0