Le 10 novembre 2019, à Stockholm, la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature s’est déroulée sur fond de controverse. De nombreux pays des Balkans impliqués dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, dont la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Croatie et l’Albanie, ont appelé au boycott de l’événement. La raison de leur colère : l’attribution du prix à Peter Handke, sympathisant de Slobodan Milosevic, critiqué pour son analyse révisionniste des crimes de guerre commis dans les années 1990. Si les autorités dénoncent une « violation des droits humains », de nombreuses manifestations de victimes de guerre ont ponctué la cérémonie. Anja Vladisovljevic et Sinisa Jakov Marusic reviennent sur la polémique dans l’initiative de justice transitionnelle du Balkan Investigative Reporting Network.
Peter Handke : fervent défenseur de la Serbie de Milosevic
La carrière de Peter Handke a en effet pris un tournant dans les années 1990. A travers des prises de position pro-Serbes en plein cœur des conflits de l’ex-Yougoslavie, l’écrivain s’est engagé dans une révision des responsabilités, en dénonçant en particulier l’impartialité des médias occidentaux.
Un an après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, il publie « Justice pour la Serbie » dans le quotidien allemand Stüddentsche Zeitung. Dans ce pamphlet, Handke s’engage dans une défense de Slobodan Milosevic, tout en minimisant sa responsabilité dans les pratiques de nettoyage ethnique, reconnues pourtant par la justice internationale. La responsabilité serbe dans le génocide de Srebrenica de 1995 est clairement établie par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui condamne Ratko Mladic et Radovan Karadzic. Milosevic, accusé de crimes contre l’humanité et de génocide, meurt avant son verdict. Présent lors de ses funérailles en 2006, Handke déclare d’ailleurs : « Je sais ce que je ne sais pas. Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J’écoute. Je ressens. Je me souviens. Pour cela je suis aujourd’hui présent, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milošević. »
En 1999, c’est à propos de la guerre au Kosovo que Peter Handke prend de nouveau position pour défendre la Serbie. L’actuel prix Nobel condamne l’OTAN qui s’est alors engagé dans une campagne de bombardement destinée à forcer la Serbie à retirer ses troupes du Kosovo.
Le choix de l’Académie Suédoise en octobre a donc déclenché une « tempête dans les Balkans ». A travers une révision de la responsabilité serbe et une remise en question des catégories coupables/victimes, Peter Handke ignore les faits au détriment de la reconnaissance des victimes des différentes guerres yougoslaves.
Crimes de guerre : déni et interprétations nationalistes au prix de la réconciliation
La veille de la remise du prix, Peter Handke s’est exprimé face à la polémique. Auprès de la chaîne publique de l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine RTRS, il a ainsi déclaré vouloir promouvoir une certaine réconciliation.
Or, ce sont justement les propos tenus par Peter Handke qui vont à l’encontre du processus de réconciliation nécessaire à la région. Si la consécration de l’écrivain est vécue comme un affront par les victimes, elle s’inscrit dans un contexte post-conflit où le déni des atrocités se mêle aux interprétations contradictoires du conflit.
Le processus de réconciliation, pourtant nécessaire à la naissance d’une culture de la paix entre nations, ne s’est pas engagé au sortir de la guerre dans la région. Au contraire, en ex-Yougoslavie, le déni et la concurrence des récits sont ancrés dans la vie quotidienne. Ils se cristallisent autour de l’interprétation des crimes et notamment la nature génocidaire des massacres. Bien que le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ait qualifié de génocide les massacres systématiques des populations bosniaques, le refus d’une telle accusation est encore omniprésent, en Serbie mais également dans les territoires serbes hors des frontières. L’absence de travail de mémoire, appuyée par le maintien politique du déni et l’interprétation belliqueuse du passé, est aujourd’hui un frein majeur à la réconciliation entre les communautés. Les caractéristiques constitutives des communautés sont exacerbées aux dépens de la vérité et de la douleur des victimes. Tant au niveau politique que social, le cycle de la violence est maintenu à travers une perpétuation des récits, des interprétations concurrentes du passé et un déni omniprésent.
Les efforts de réconciliation entre communautés n’ont donc que très peu de place dans un système où l’ethno-national est le point de référence et dans un environnement défavorable offrant peu d’opportunités.
A l’heure où un travail de mémoire est nécessaire au développement d’espaces et d’échanges intercommunautaires dans la région, la remise du prix Nobel à Peter Handke met en avant la difficulté d’un tel processus. Au delà de la question de légitimité de l’écrivain, elle met en lumière l’actualité des divisions et tensions communautaires. La révision du passé est un outil contemporain des logiques politiques nationalistes. La reconnaissance des crimes, le travail de justice et la réconciliation en sont les principales victimes.
Image : Franz Johan Morgenbesser, Handke_Peter-8854, https://www.flickr.com/, CC BY-NC-SA 2.0