La musique gnawa, le témoin d’une diversité de culture et de langues
Lorsque l’Observatoire Pharos a lancé l’appel à contributions du dossier « musique et pluralisme », j’ai tout de suite voulu écrire sur la musique algérienne ou plus largement nord-africaine. S’il est vrai qu’elle résonne en moi depuis mes premiers instants et a rythmé de nombreux moments de ma vie, c’est aussi pour sa pluralité que j’ai voulu m’y intéresser. Mais laquelle choisir ? Le raï qui s’est attiré les foudres des islamistes qui ont assassiné Cheb Hasni ? Le chaabi[1], sa mélodie et ses paroles de lutte anticoloniale ? Le hawzi[2] ? Le malouf[3] ? La musique judéo-andalouse ? La musique soufie et ses dikr (louanges rythmées à Allah) montrant que la musique a toujours été une partie intégrante de la pratique religieuse ? J’aurais voulu vous faire voyager à travers les époques et les lieux passant par l’Oranie pour arriver dans le Constantinois, la pluralité d’influences, d’emprunts, de rythmes et de sonorités aurait été saisissante. Toutefois, le format de cet article ne me le permet pas. J’ai donc choisi de partir d’un instrument qui me fascine : le gumbri et ses trois cordes que je déroulerai pour montrer comment la musique gnawa[4], dont il est l’instrument phare, est porteuse de pluralité.
En effet, historiquement, la musique gnawa témoigne des luttes contre l’esclavagisme à travers ses premiers chanteurs, des descendants d’esclaves noirs. Aujourd’hui, elle atteste d’une société plurielle issue d’un métissage entre ces derniers et la population autochtone. Elle est également le témoin des diverses influences culturelles survenues dans l’histoire à travers la diversité linguistique de ses poésies. Et la dernière corde du gumbri fait résonner le syncrétisme qui s’est opéré entre les croyances préislamiques, l’invocation des esprits et les louanges aux saints et au prophète de l’islam, Mohamed. Internationalement connues grâce au festival d’Essaouira qui se tient au Maroc depuis plus d’une vingtaine d’années, la musique gnawa et sa tradition ont été inscrites au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO depuis 2019. Afin d’en saisir la portée actuelle, il nous faut revenir à ses origines.
Aux origines : des esclaves venus d’Afrique subsaharienne au VIIe siècle
Ce genre musical existe au Maghreb depuis les premiers contacts entre l’Afrique subsaharienne, notamment le Niger, le Mali, le Sénégal et l’Afrique du Nord depuis le VIIe siècle. Lorsque l’empereur du Ghana y aurait envoyé des dizaines de milliers d’hommes pour assister Oqba Ibn Nafaa, chef religieux et commandant de l’armée musulmane, dans la guerre sainte à la conquête de l’Afrique du Nord. Le terme gnawa viendrait d’ailleurs de Guinéen ou Ghanéen. En Algérie, on parle plutôt de diwan [5]. En Tunisie, on parle de musique stambali. Ainsi, la musique gnawa est celle des premiers esclaves déplacés du Sahel vers l’Afrique du Nord et de leurs descendants. Avec l’avènement de la dynastie alaouite, les esclaves vont constituer la garde du sultan Moulay Ismaïl vers le milieu du XVIIe siècle. De nombreuses déportations auront lieu entre Tombouctou et Marrakech jusqu’à la fin du XVIIIe siècle mais également dans tout le reste du Maghreb. On aurait d’ailleurs retrouvé en Éthiopie des gravures représentant des personnages qui jouaient au gumbri. Mais il existe aussi toute une mythologie qui fait remonter la lignée des Gnawa à Sidi Bilal, esclave affranchi, né en Abyssinie, actuelle Éthiopie, devenu premier muezzin (fonctionnaire religieux chargé de l’appel à la prière) de l’islam. Ainsi, comme les esclaves noirs américains ont créé le blues, les esclaves noirs soudanais (du Soudan occidental) ont créé le gnawa en arrivant en Afrique du Nord.
On retrouve également les traces de cette histoire dans la pluralité linguistique de ces chants. Par exemple, le terme « yurba » souvent utilisé serait un renvoi à la tribu Yoruba du Congo. En effet, si les chants gnawa sont principalement en arabe maghrébin dialectal, ils mêlent des mots de langues africaines comme le bambara, principalement parlé au Niger ou le haoussa, parlé notamment au Niger et au Nigéria.
Des vertus thérapeutiques préislamiques à l’intégration aux fêtes musulmanes
La musique gnawa a, originellement, une visée thérapeutique. La mélodie et les chants rythmés au son des karkabou (crotales de fer plus larges que des castagnettes espagnoles), du gumbri et des percussions sont délivrés par un maître musicien, appelé Maalem dans un espace clos, à l’abri des regards, généralement dans des maisons communes appartenant à la tribu ou à la communauté ou dans un mausolée dit « zaouïa ». Les musiciens parés de vêtements amples, multicolores, verts, noirs, rouges, jaunes ou bleus, coiffés de chachia[6] rouges ou noirs ornés de coquillages blancs, accompagnent les rituels de possession. Il s’agit d’une sorte de thérapie, de transe où l’on accepte de se faire posséder par un esprit dans le but d’éliminer le mauvais œil, la sorcellerie, la démence ou tout type de mal-être. Cet état de transe permet de purifier l’esprit. Lors de ces cérémonies de nuit, appelés Lilla (la nuit) ou Derdeba, parfumées d’encens, les personnes entrant en transe manient des bougies, des braises ou herbes enflammées, des fers rougis au feu, des couteaux ou encore des aiguilles sans se blesser ou se brûler. Au rythme de la musique et des tapements de mains de l’assistance, elles dansent de plus en plus frénétiquement jusqu’à tomber au sol au moment où la musique s’arrête.
Pendant ces rituels, si les esprits, les jnouns, sont invoqués rappelant ainsi les cultes animistes païens subsahariens préexistants à l’islam, la protection des saints locaux d’Afrique du Nord l’est également, de Sidi Abderrahmane, Sidi Bilal, Sidi Abdelkader à Abdelkader Djillali… Ils louent les saints ou marabouts qui ont affranchi leurs ancêtres esclaves mais également le prophète Mohamed.
Si pour survivre, la culture gnawa a dû s’adapter à l’islam, cette métamorphose a perduré puisque la musique a survécu et est jouée, jusqu’à aujourd’hui, en dehors des rituels de transe, lors de fêtes religieuses musulmanes, de mariage, de naissance ou à la saison des récoltes. Elle l’est également par de petits groupes dans les rues du Maroc et d’Algérie et est accompagnée de danse acrobatique mimant le combat, la chasse ou encore la pêche, activités qui étaient interdites d’apprentissage aux esclaves.
En Algérie, plusieurs groupes phares ont résisté à l’extrémisme religieux et ont perpétué la musique gnawa. Pour ne citer qu’eux, Gaada dîwân Bechar, Hasna el Becharia, première femme à jouer du gumbri[7], Souad Asla qui a permis à des femmes du Sud algérien de former un groupe et de jouer à l’international, el Ferda ou encore le légendaire groupe Gnawa Diffusion. Il n’est pas rare de voir pendant leurs concerts quelques danseurs entrer en transe, soutenus par des amis à l’aide d’un chèche (voile porté dans les zones désertiques d’Afrique du Nord) qui leur tient la taille.
*
À l’international, des musiciens contemporains non africains ont joué du gnawa en la fusionnant avec du reggae ou du jazz. À titre d’exemple, déjà à partir des années 90, Jimmy Page et Robert Plant du groupe Led Zeppelin ont joué de la Gnawa Fusion. Bill Laswell ainsi que Maalem Mokhtar Gania ont composé un album appelé Holy Black Gnawa Trance. Enfin, le prestigieux groupe Snarky Puppy a sorti en 2019 un album complet Immigrance s’inspirant fortement de la musique gnawa. Ceci montre comment le gnawa continue à réunir de nouvelles formes de musique et de textes permettant de perpétuer cette tradition d’une universalité certaine.
Zohra Aziadé ZEMIRLI
OBSERVATRICE JUNIOR « ALGERIE »
[1] Genre musical algérien, signifiant « populaire », né à Alger au début du XXᵉ siècle
[2] Genre musical citadin populaire de l’Algérie. Il dérive du Gharnati qui est le répertoire de musique arabo-andalouse
[3] Répertoire de musique savante arabo-andalouse
[4] Peut également s’écrire gnaoua, gnaua, guenaua, aganaw.
[5] Littéralement, le diwan signifie recueil de poésie ou de prose.
[6] Couvre-chef.
[7] Les femmes n’ont, en principe, pas le droit d’en jouer.