Deuxième employeur d’Allemagne derrière le secteur de la métallurgie (1,2 million d’employés), les Églises chrétiennes et leurs organisations – la Diakonie, protestante, et Caritas, catholique – jouent un rôle singulier dans le monde du travail allemand. Ces organisations ont développé un droit du travail ecclésiastique, pas toujours en accord avec le droit du travail fédéral et avec ses dispositions anti-discrimination. Ces dernières années, la Diakonie en particulier a fait l’objet de débats et de procès tentant de répondre à la question : l’Église est-elle un employeur comme les autres ?
Une coopération entre Églises et État
La Diakonie emploie près de 600 000 personnes en Allemagne, principalement dans le secteur de l’action sociale. Depuis 1848, cette action a pris une place centrale dans l’Église protestante, et la Diakonie existe sous sa forme actuelle depuis 1975. L’organisation gère ainsi des maisons de retraite, des écoles maternelles, des crèches, des camps de réfugié·e·s, et conduit une action d’assistance sociale, par exemple auprès des jeunes défavorisés ou des femmes victimes de violences conjugales.
Ce travail est possible du fait du régime particulier de « séparation-coopération » entre les Églises et l’État allemand, très différent du régime français. L’État allemand, à travers la Loi fondamentale de 1949, garantit la neutralité de l’État en matière religieuse (ce qui signifie qu’il n’y pas d’Eglise d’Etat) et pose des principes fondamentaux. Les Länder sont ensuite libres d’interpréter ces principes, par exemple en ce qui concerne les cours de religion, mais tous ont adopté une forme de coopération institutionnalisée avec les Églises. En effet, les Eglises sont des corporations de droit public, ce qui leur permet d’agir en tant que partenaires de l’État, ce qu’elles font principalement dans les questions éducatives et les questions sociales.
Entre respect du droit du travail et droits spécifiques
En tant qu’employeurs, les organisations religieuses, dont la Diakonie, doivent respecter le droit du travail. Cependant, la Loi Fondamentale de 1949, de même que la loi sur l’égalité de traitement de 2006 octroient aux Eglises des droits spécifiques, leur permettant de mettre en place leur propre droit du travail.
Ainsi, la Loi fondamentale fait référence à l’article 137 de la Constitution de la République de Weimar de 1919, et donne aux sociétés religieuses une liberté de gestion et d’administration de ses affaires dans la limite du droit fédéral. La loi sur l’égalité de traitement, quant à elle, autorise aux organisations religieuses une exception à l’interdiction de discrimination basée sur la conviction religieuse dans son paragraphe 9. Celui-ci indique qu’elles ont le droit d’exiger une religion particulière si cette religion est nécessaire à l’emploi. Cela peut sembler logique : l’Eglise protestante a le droit d’exiger de ses pasteur·e·s qu’ils/elles soient protestant·e·s. Cependant, le droit du travail ecclésiastique semble s’appliquer au-delà.
Multiplication des accusations de discrimination
Comme le rapporte un article de Die Zeit de février 2019, les Églises et leurs organisations ont également utilisé leurs droits spécifiques pour choisir la confession, l’orientation sexuelle et le statut marital de ses employé·e·s. Ainsi, un professeur n’a pas été embauché dans un établissement scolaire catholique après avoir annoncé qu’il souhaitait épouser son partenaire. De même, un médecin dans un hôpital catholique a été licencié après avoir divorcé et s’être remarié. L’Agence Fédérale Anti-discrimination (Antidiskriminierungsstelle des Bundes) a également mis en lumière des exemples de discrimination dans les annonces d’emploi d’organisations religieuses. Ainsi, des annonces pour des emplois de gardien·ne·s de cimetière ou d’infirmier·e·s demandaient une appartenance religieuse particulière. A l’époque de ce rapport, ces annonces ont été classées comme présentant un risque de discrimination, mais les dernières décisions juridiques permettent de clairement identifier ces pratiques comme de la discrimination.
Bien que les différentes organisations des Églises chrétiennes aient été accusées de discrimination, c’est l’exemple de la Diakonie qui est le plus parlant. En effet, elle a dû faire face à une affaire de discrimination à l’embauche qui modifie progressivement les droits spécifiques des Églises dans le droit du travail. En 2012, Vera Egenberger s’est portée candidate pour un poste de consultante chargée des questions de discrimination raciale au sein de la Diakonie, impliquant une représentation de la Diakonie à l’extérieur. Comme l’expliquait Deutschlandfunk en 2018, Vera Egenberger estime être parfaitement qualifiée pour ce poste, d’autant plus qu’elle a de l’expérience dans ce domaine. Pour la Diakonie cependant, il était impossible que Mme Egenberger obtienne cet emploi, puisqu’elle n’a pas de religion, et que l’annonce précisait que l’employé·e devait être de confession chrétienne. S’estimant victime de discrimination, puisque l’emploi auquel elle a postulé n’avait rien à voir avec la religion, Vera Egenberger a donc décidé de poursuivre la Diakonie pour discrimination.
Les Églises rentrent dans le rang ?
En 2018, cette affaire a conduit à deux décisions de justice. En avril 2018, suite à une demande de la Cour fédérale du travail, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé que la directive européenne de 2000 n’interdisait pas aux Églises d’exiger une religion particulière de la part de ses employé·e·s. Cela doit cependant être justifié, et si une Église assure que la religion représente « une exigence professionnelle réelle, légitime et justifiée », « cette allégation doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif ». Cette décision fait bouger les lignes en Allemagne, où jusqu’à présent ces exigences de la part des Églises n’avaient pas à être justifiées, du fait de l’article 140 de la Loi fondamentale. A la suite de cet avis, la Cour fédérale du travail, à Erfurt, a statué sur l’affaire Egenberger en octobre 2018. Estimant que l’exigence de religion n’était pas justifiée, elle a condamné la Diakonie à verser 4000 euros de dommages à Mme Egenberger.
Cette décision n’a représenté qu’une première étape dans la transformation des droits des Églises en tant qu’employeurs. En effet, en février 2019, la Cour fédérale du travail a jugé que le licenciement d’un médecin par un hôpital catholique du fait de son deuxième mariage n’était pas justifié. Cette décision renforce la décision prise dans l’affaire Egenberger, et réduit un peu plus les dérogations des Églises et de ses organisations. Les Églises ne sont toujours pas un employeur comme les autres, et il faudra une décision de la Cour fédérale constitutionnelle pour véritablement amener les Églises allemandes vers le droit du travail.
Image : Photo de la Cathédrale de Berlin, par Protestinter, 5 août 2019 (reformes.ch)