Le 30 juillet 2017, le prince héritier Mohammed Ben Salmane a accueilli le leader controversé des chiites irakiens Moqtada al-Sadr à Djeddah. Cette rencontre a suscité pour le moins la surprise tant l’animosité de l’Arabie Saoudite envers sa minorité chiite -et réciproquement- est légendaire comme en témoigne l’exécution du leader chiite le cheikh Nimr Baqer el-Nimr , et les récentes décisions d’exécutions collectives de chiites en mars 2018. Pour autant, en atténuant cette rivalité religieuse sur le plan international, il semble que le royaume saoudien soit définitivement entré dans une « nouvelle ère ».
Une rivalité ancienne en théorie religieuse
Cette rivalité s’explique par une scission, à l’image de celle entre les catholiques et les orthodoxes en 1054, qui eu lieu tôt dans l’histoire de l’Islam entre le sunnisme et le chiisme avec comme repère la mort d’Ali, gendre du prophète, en 661 après J.C.
Le sunnisme, littéralement courant de la « Sunna » (soit la ligne de conduite du prophète), regroupe 87 à 90 % des musulmans, soit 1,4 milliard d’individus. Ses quatre principales écoles juridiques sont :
- Hanafite : la plus ancienne, qui se situe essentiellement au Moyen-Orient et en Asie centrale.
- Malikite : principalement en Afrique noire et au Maghreb.
- Chafiite : essentiellement au Proche-Orient, Afrique et en Arabie orientales et Asie du Sud-Est.
- Hanbalite, ou wahhabite : la plus conservatrice, elle est l’apanage d’Arabie saoudite et du Qatar.
Le chiisme, littéralement « chi’at Ali » , « le parti d’Ali », regroupe 10 à 13 % des musulmans, soit 162 à 211 millions d’individus. A noter que le chiisme regroupe également une diversité de mouvements religieux, qui ne se limite pas au chiisme duodécimain, branche principalement iranienne. En effet, ses principaux courants sont :
- Duodécimain : la branche la plus répandue (Iran, Irak, Liban) qui reconnaît les 12 imams.
- Ismaélien : présente en Asie centrale (Tadjikistan, Pakistan), cette branche reconnaît sept imams.
- Zaydiste : présent au Yémen, ce courant reconnaît cinq imams.
Enfin, l’ibadisme regroupe 0,8% des musulmans, soit trois millions d’individus, qui vivent principalement à Oman.
Cette rupture est structurante puisqu’elle engendre des différences de pratiques religieuses à l’instar des pèlerinages des lieux saints (la ville sainte chiite de Kerbala en Irak) ou encore de la possibilité de « mariage temporaire » (mot’ah) présente dans le chiisme. Aussi, des différences culturelles impliquent des traditions aux mœurs parfois contradictoires, notamment entre celles du wahhabisme saoudien et celle du chiisme iranien. Si les deux courants sont particulièrement strictes sur la condition féminine, notamment sur la question vestimentaire et la tutelle des femmes par leurs parents masculins, le gouvernement iranien tolère que les femmes fument le narguilé dans l’espace public. Impensable encore dans le royaume saoudien.
Une rivalité entre chiisme et sunnisme éminemment politique
Pour autant, il ne faudrait pas occulter le caractère éminemment politique de cette rivalité, qui se pérennise grâce ces différences religieuses et culturelles exagérées par les autorités politiques afin de susciter l’adhésion des peuples. La longue guerre Iran-Irak (1980-1988), comme en témoignent les qualificatifs respectifs – « Guerre imposée » (en persan : جنگ تحمیلی, Jang-e-tahmili) en Iran et « Qādisiyyah de Saddam » (en arabe : قادسيّة صدّام) en Irak, fut présentée comme un conflit entre le monde sunnite et chiite. De même, la guerre du Yémen depuis 2014, conflit par « proxy » par excellence entre le Royaume saoudien et la République islamique d’Iran.
Il s’agit pour ces deux Etats de s’imposer comme la puissance du Moyen-Orient, notamment en tant que chef de file du monde musulman. A ce titre, la rencontre entre l’ambitieux prince Mohammed Ben Salmane et le chef des chiites d’Irak s’inscrit dans une logique aussi ancienne que le monde : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Aussi, quel est l’ennemi ?
Un rapprochement dans le but de « limiter le croissant chiite » ?
Comme indiqué précédemment, le chiisme est divers mais la Perse puis l’Iran a longtemps revendiqué un certain monopole, à l’image du rôle de l’Arabie Saoudite envers la communauté sunnite, notamment via l’établissement d’un clergé très organisé, qui contraste fortement avec l’absence de celui-ci dans le sunnisme. L’Iran, plus précisément serait vu comme un ennemi commun de la part de l’Arabie Saoudite. Pour autant, de la part des chiites irakiens, cela peut surprendre à priori.
Pour les chiites d’Irak, il s’agit principalement d’une recherche d’une « indépendance spirituelle » et politique, au-delà de la solidarité de fait, avec l’Iran. En effet, le clerc Moqtada al-Sadr ne jouit guère des faveurs de Téhéran qui voit en lui un « érudit incomplet », ne pouvant prétendre au titre honorifique de « «hojjat-ol-eslam», qui désigne les penseurs musulmans d’importance dans la tradition chiite. Plus encore, il ne peut prétendre, à terme, au titre «d’ayatollah».
Pour l’Arabie Saoudite, l’enjeu principal est de limiter « le croissant chiite ». Les séquelles de la guerre civile yéménite, avec l’existence toujours présente des Houthis, atteignent particulièrement la légitimité militaire, politique et religieuse du pays. Ajouté à cela, les finances publiques du royaume souffrent dans un contexte économique contraint avec la baisse constante, depuis 2014, des cours de pétrole. Les « bavures » de la coalition internationale, ont d’ailleurs permis la contestation plus véhémente en faveur d’un retrait des troupes et des bombardements de la coalition au Yémen qui subit la pire crise humanitaire actuellement. Mais, le royaume semble s’être beaucoup trop engagé dans ce « test de force » et ne peut « reculer » au risque de porter atteinte à son image de leader spirituel du monde arabe. L’arrivée prochaine de la période spirituelle du Ramadan sera peut-être l’opportunité de faire preuve de « trêve religieuse », accompagnée d’aides humanitaires plus conséquentes.
En outre, se pose avec acuité le retour de l’Iran sur la scène internationale depuis la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2015 (le « Joint Comprehensive Plan of Action »). En effet, plusieurs interrogations se posent en filigrane sur la rivalité Arabie Saoudite-Iran : quel sera le partenaire « privilégié » des Occidentaux ? L’Arabie Saoudite ou l’Iran ? Et comment l’inscrire durablement dans une alliance avec Israël ? Sur ce point, du moins, le royaume a offert des gages en évoquant la possibilité de reconnaître l’Etat d’Israël. Certains observateurs évoquent même un triangle Etats-Unis-Israël-Arabie Saoudite comme nouvel équilibre régional et cela même dans le processus de paix israélo-palestinien, longtemps point de convergence principalement religieuse des diplomaties saoudiennes et iraniennes.
Pour autant, il ne faut pas oublier « l’arme à double tranchant » que cette reconnaissance pourrait être. En effet, les contestations dans le monde arabe, à la fois sur le plan politique et religieux, rappellent que l’Arabie Saoudite n’est pas l’unique candidate possible au titre de « leader sunnite ». Les Emirats Arabes Unis ou le Qatar en sont les discrets, mais traditionnels, candidats. De plus, la Turquie d’Erdogan se profile, forte d’une légitimité historique avec le spectre de l’Empire Ottoman. Sans oublier, bien entendu, l’alternative religieuse et politique de la seule démocratie religieuse uniquement musulmane au monde, revendiquée comme telle, qu’est l’Iran.
Image : «Remembering Sheikh Nimr», by Alisdare Hickson, Flickr CC BY – SA 2.0