Depuis l’arrivée au pouvoir du jeune prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS) en juin 2017, le royaume saoudien est entré dans une nouvelle phase qu’on peut qualifier d’« d’ère moderne ». Celle-ci impacte les diverses sphères de l’État Saoudien : ses dimensions économiques, sociales et, dans une moindre mesure, politiques.
En cette journée du 1er mai, fête du travail, il s’agira d’offrir un aperçu du travail féminin en Arabie Saoudite. Cette problématique est transversale, touchant à la fois les conditions féminines et le travail. Plus encore, ses évolutions sont un indice du degré de libéralisation du régime saoudien.
En toile de fond, des réformes économiques nécessaires…
Certes, la sphère économique concentre la majorité des efforts de réformes du gouvernement : le plan « Vision 2030 ». Les réformes veillent à la stabilisation d’une économie libérale, facteur de croissance économique durable. Des réformes mises en œuvre aussi bien chez ses partenaires occidentaux (Allemagne, France, États-Unis) que chez les BRICS (Russie, Chine, Inde). Ces politiques économiques sont nécessaires si le royaume souhaite s’affranchir du modèle vicieux de « l’économie rentière », à l’image de ses voisins du Golfe. Plus encore, si cet affranchissement n’est pas réalisé, au moins partiellement, l’Arabie Saoudite se dirigera vers un déclin aussi bien économique que politique. Déclin préjudiciable dans une région, aussi instable géopolitiquement, qu’est le Moyen-Orient.
…qui impactent durablement la sphère sociale, et notamment le travail féminin
Pour autant, par effet de ricochet, la sphère économique induit des changements conjoncturels et structurels au sein de la société. En effet, face aux difficultés croissantes de l’économie saoudienne, il s’agit d’inciter fortement l’ensemble de la population native saoudienne à travailler de manière durable. Le plan de « saoudisation » du marché du travail s’inscrit dans ce sens, portant en son sein, des discriminations à l’égard des travailleurs étrangers.
En effet, 63 % des diplômés sont des femmes, et la participation des femmes sur le lieu de travail était, jusqu’à peu, d’environ 10-12 %. Grâce aux différentes réformes, elle s’élève actuellement à environ 23 % dans la lignée du plan « Vision 2030 », selon les données de la Banque Mondiale.
L’interdiction de la « Al Ikhtilat » (la mixité dans les lieux publics) est atténuée. Ainsi, la liberté de circulation est élargie grâce à l’autorisation du permis de conduire aux femmes en juin 2018.
Aussi, depuis le printemps 2018, une grande partie du secteur public leur est désormais ouverte grâce à des postes- clé dans les domaines juridique et sécuritaire : les douanes, la magistrature, le barreau, le notariat, l’armée. Le secteur de la diplomatie n’est plus réservé aux hommes. Depuis février 2019, la princesse Reema bint Bandar Al Saoud est devenue la première femme à occuper la fonction d’ambassadeur aux États-Unis. Cette nomination, qui succède à celle du prince Khaled Ben Salmane, frère cadet de MBS, n’est pas anodine. En effet, la princesse est considérée comme une avocate des droits des femmes.
Quant au secteur privé, il observe un « boom » conséquent des emplois féminins, notamment dans les secteurs de la vente au détail et de l’entrepreneuriat. En effet, celui-ci offre une certaine souplesse aux femmes des classes moyennes et populaires, parfois peu instruites, contraintes par des impératifs familiaux (mères divorcées et isolées) grâce à des moyens peu onéreux. Il permet également de mesurer la viabilité de l’activité démarrée et ainsi la développer, de manière efficiente, si elle s’avère comme une source durable de revenus.
Pour autant, les activités observées demeurent, pour le moment, cantonnées aux activités « traditionnellement » dévolues aux femmes, à l’image des activités de traiteur et de couture. Peu de femmes ont pu développer des activités dans les secteurs régaliens à l’image de l’énergie ou encore du commerce international. Dans le secteur public, les secteurs de l’ingénierie et de l’architecture demeurent légalement restreints.
En effet, les réticences demeurent grandes aussi bien pour des questions de genre et de religion que pour celles de la peur du déclassement social.
Celles-ci sont partagées par les hommes et les femmes elles-mêmes. Le rôle des mères est paradoxalement ambigu. Une partie conséquente de celles-ci souhaitent un bon parti pour leur fille. Ainsi, elles ont peur que celle-ci ne puisse se marier si elle s’avère « trop instruite ». Dans ce sens, le film « Wadja », réalisée par la réalisatrice saoudienne Haifaa Al-Mansour en 2012, narre le quotidien d’une petite fille saoudienne Wadja. Celle-ci souhaite faire du vélo avec son jeune voisin Abdullah. Cette aspiration, parmi d’autres, est combattue aussi bien par les hommes, à commencer par son père que par les femmes (mère, institutrices) qui l’entourent. Le modèle prôné est celui d’une institutrice dans une école pour filles. Pour autant, prenant conscience progressivement des inégalités que subissent les femmes, la mère de Wadja lui offre le vélo tant attendu permettant la course couronnant la victoire de Wadja.
En outre, pour une majeure partie des natifs Saoudiens, travailler est majoritairement considéré comme une activité « déclassante ». En effet, ils ont vécu pendant près d’un demi-siècle, tout comme leurs voisins du Golfe, une vie de relative abondance ne nécessitant pas des travaux physiques contraignants. La rente pétrolière assurait des conditions de vie décentes et même favorables avec l’émergence de nouvelles grandes familles.
Les mutations économiques et sociales sont ainsi difficilement concevables pour les aînés alors qu’elles sont favorablement accueillies par les jeunes. Prochaine force démographique du pays, près de 50 % de la population a moins de 25 ans, ceux-ci pourront inciter le gouvernement à davantage légiférer en matière d’accès équitable au marché du travail.
… mais, un système politique encore réfractaire aux droits humains
Face aux réticences des aînés, la question des discriminations des femmes, fréquemment relevées par les organisations internationales, ne suscite pas l’encouragement d’une partie des femmes. Aussi, la représentation politique féminine demeure faible, malgré les avancées notables en la matière, pour des raisons essentiellement d’imaginaires traditionnels. Depuis 2011, elles peuvent participer aux élections municipales, dont les dernières ont eu lieu en 2015 et ont vu seulement 14 femmes élues.
Par ailleurs, les militants des droits humains demeurent strictement encadrés par le gouvernement. Il s’agit de limiter les voix critiques afin de présenter « l’unité saoudienne », notamment sur la scène internationale, telle que le patronage du G20 à l’automne 2020. En effet, pour le gouvernement, les stratégies de « soft-power » du royaume, dont le « hard-power » est particulièrement développé, ne peuvent véritablement être efficientes qu’en cas de situation de « représentation unie ». D’où, les arrestations massives de militants des droits humains, notamment Loujain Al-Hathloul, qui continuent sous le gouvernement de MBS. Pour celui-ci, la stabilité du régime est en jeu à l’heure où la recomposition régionale porte en elle des risques de déstabilisation du royaume.
D’une part, le retrait progressif, depuis la présidence de Barack Obama, de ses alliés Américains (Pacte de Quincy, 1945) font prendre conscience au royaume de la nécessité d’établir ses propres stratégies de défenses et d’influences, notamment depuis l’affaire Jamal Khashoggi. Ainsi, faisant fi d’un demi-siècle de posture idéologique, le royaume a amorcé un rapprochement avec Israël face à l’ennemi commun qu’est la théocratie iranienne. Si l’argument géopolitique est premier dans ce rapprochement, la dimension symbolique est grande. La rencontre entre le monarque saoudien Salmane Ben Abdel Aziz et le rabbin de Jérusalem David Rosen, en février 2020, dans le palais royal en témoigne. Celui-ci est membre du conseil d’administration de l’organisation KAICIID œuvrant pour le dialogue inter-religieux. Mais comme le pointe David Rosen, l’apaisement durable est tributaire de la résolution de la question palestinienne, qui demeure essentiellement géopolitique et non uniquement religieuse. La solution prônée par le royaume, comme la majorité du monde arabe, est l’établissement de deux États équitablement répartis géographiquement, même si le plan « Trump », dévoilé en janvier 2020, est en faveur d’Israël.
D’autre part, dès sa création, le royaume s’est engagé sur la voie du « leadership » du monde musulman. Depuis près d’une décennie, force est de constater la montée en puissance de ses alliés et de ses rivaux dans la région, telles que la Turquie et la Russie.
Parallèlement, cette oppression pour des questions de stabilité suscite de vives critiques des ONG, de l’Union Européenne et des Nations Unies. Mais, les efforts sur le plan économique et social sont notés afin de ne pas marginaliser un partenaire essentiel dans la région. Particulièrement, la marginalisation risque d’entraver, probablement, les efforts de démocratisation du royaume.
La libéralisation du régime est en marche mais elle demeure strictement encadrée par l’État saoudien eu égard aux précédents de l’Histoire (pays de l’ex-bloc soviétique). Seul l’avenir nous dira si ces stratégies, dont le travail accessible à tous est un pilier, s’avéreront efficientes aussi bien pour l’économie saoudienne que pour le bien-être des Saoudiennes et des Saoudiens. Après tout, comme le dit Voltaire : « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. ».
Image : International women day, Un avenir en évolution : le rôle des femmes en Arabie saoudite, Jeddah Arabie saoudite, 31 janvier 2018