Le 27 septembre dernier, les tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan éclatent pour se transformer en conflit ouvert, une attaque qui intervient quelques mois après la mort de seize soldats à la frontière, constituant la plus grave escalade du conflit depuis 2016.
Depuis le début de l’hostilité armée en 1988, ce conflit a notamment été décrit par certains comme une « guerre de religion » entre chrétiens arméniens et musulmans azerbaïdjanais. Démenti par les gouvernements des pays en conflit, on observe pourtant une réappropriation de ce discours plaçant le facteur religieux au cœur du conflit. Il convient donc d’observer le discours ayant trait à la religion des gouvernements arméniens et azéris, mais également de leurs peuples et diasporas à travers les médias et enfin, de leurs alliés externes. Si la religion fait partie intégrante des identités respectives de ces nations, quelle place occupe-t-elle réellement dans le conflit au Haut-Karabakh ?
Les origines du conflit
Afin de comprendre l’origine du conflit au Haut-Karabakh (jardin noir en turco-persan), il convient de remonter à la création de l’Union soviétique dont l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont fait partie.
En 1921, Staline rattache la région du Haut-Karabakh, dont la population est majoritairement arménienne, à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. C’est seulement 70 ans plus tard, en 1988, sous Gorbatchev, que le Haut-Karabakh fait sécession avec l’Azerbaïdjan et vote son rattachement à l’Arménie, provoquant des offensives entre les deux pays.
Lors de la chute de l’URSS en 1991, le Haut-Karabakh proclame unilatéralement son indépendance. Cet événement marque le début d’une guerre de trois ans, à l’origine de presque 30 000 morts et de centaines de milliers de réfugiés. En réaction, en 1992, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) crée le groupe de Minsk, coprésidé par la France, la Russie et les États-Unis, dans le but de parvenir à des accords. Deux principes normatifs du droit s’affrontent alors : celui du droit d’un peuple à l’autodétermination, les Arméniens de l’enclave, et celui de l’intégrité territoriale d’un État, l’Azerbaïdjan.
Un territoire symbolique
Petite région montagneuse, sans ressources naturelles et totalement enclavée, le Haut-Karabakh constitue néanmoins « un territoire historiquement symbolique pour les deux peuples ».
Cette symbolique qui déclenche les passions est notamment illustrée par la prise de la ville de Choucha (en azéri) ou Chouchi (en arménien). Deuxième plus grande ville du Haut-Karabakh après la capitale Stepanakert, considérée par les deux camps comme « la Jérusalem du Haut-Karabakh », elle a d’ailleurs fait l’objet d’un traitement médiatique plus intense que la prise de la capitale elle-même. Peuplée en grande partie d’Azerbaïdjanais pendant la période soviétique, celle-ci tombe aux mains de l’Arménie en 1992, une perte « comparable à l’invasion de Jérusalem-Est par Israël lors de la guerre des Six Jours » selon le Professeur Artyom Tononyan. Pour Hovhannès Guévorkian, représentant en France du Haut-Karabakh, « L’Azerbaïdjan essaye de représenter Chouchi comme sa terre ancestrale, mais quantité de monuments et de récits attestent de l’ancienneté de la présence arménienne à Chouchi » .
Si ces faits mettent en lumière le caractère territorial, voire symbolique, du conflit, les références et comparaisons au patrimoine religieux en Cisjordanie – entre autres – questionnent sur la place donnée au religieux dans le conflit et sur la communication faite par ses divers acteurs.
La religion comme moyen d’affirmation de l’identité nationale arménienne
Le 1er octobre, Aram Ier, Catholicos de Cilicie de l’Église orthodoxe arménienne, déclarait : « Le monde devrait savoir que l’Artsakh (nom arménien du Haut-Karabakh) est une terre façonnée par le sang, les prières et les âmes des Arméniens. Selon les lois internationales et règlements, son peuple a droit à l’autodétermination. »
L’Arménie, convertie au christianisme en 301 après J.-C., est largement reconnue comme le premier pays au monde à avoir adopté le christianisme comme religion d’État. Les Arméniens considèrent donc la région du Haut-Karabakh comme faisant partie intégrante du plus ancien pays chrétien au monde, comme en témoigne le patrimoine matériel historique et religieux de la région. Ainsi, malgré la reconnaissance du caractère territorial du combat, l’implication marquée de l’Église apostolique arménienne ou la déclaration de personnalités politiques comme Arayik Harutunyan, Président du Haut-Karabakh évoquant une « guerre sainte et patriotique », ont fini par y transférer une dimension religieuse.
Pays frontalier de la Turquie, de l’Iran et de l’Azerbaïdjan, l’Arménie a pour seul voisin chrétien la Géorgie. Malgré de bonnes relations avec l’Iran, en grande partie dues à leur partenariat énergétique privilégié, l’Arménie reste traumatisée par le génocide perpétré par la Turquie en 1915, avec qui la frontière terrestre demeure fermée depuis 1994, et auquel s’ajoute le rapt des terres qu’elle considère comme siennes, par l’Azerbaïdjan.
Selon Marian Burchardt, chercheur à l’Institut Max Planck pour l’étude de la diversité religieuse et ethnique, « Les relations instables avec ses voisins musulmans jouent un rôle important pour maintenir la place de la religion dans la vie des Arméniens ». Par le biais de ses relations avec ses voisins musulmans, elle a « redéfini et rafraîchi le rôle de l’Église apostolique arménienne » et a affirmé son identité à travers ce qui fait sa singularité dans la région : sa religion.
Ainsi, dans son combat contre l’Azerbaïdjan pour le Haut-Karabakh, on a vu circuler sur les réseaux sociaux divers messages à caractère religieux comme le hashtag « #stopkillingchristians », la photo d’un prêtre avec une arme à la main, la croix dans l’autre, ou la comparaison, anecdotique mais méritant d’être exposée, des soldats azerbaïdjanais et des mercenaires turcs aux jihadistes de l’État Islamique.
La religion comme facteur de cohésion transnationale
Du côté azerbaïdjanais, on trouve des déclarations assez similaires, notamment celle du grand Mufti du Caucase, Allahshukur Pashazad, basé à Bakou, qui préconise une attaque vigoureuse contre « les ennemis de l’islam » et appelle à la mobilisation des fidèles lors de manifestations. Pashazad reproche notamment à l’Arménie de « souligner son christianisme lorsqu’elle est faible, en demandant l’aide de ses coreligionnaires », mais qu’en est-il de l’Azerbaïdjan ?
Pour l’Azerbaïdjan, si le religieux reste un facteur intéressant pour s’attirer l’aide de puissances étrangères, ce sont plutôt les facteurs ethnique et linguistique qui sont invoqués dans le cas de l’alliance avec la Turquie, une alliance qui transfère néanmoins sa part de dimension religieuse dans le conflit, comme l’illustre la volonté de Recep Tayyip Erdogan de promouvoir un « nationalisme islamique militarisé ». En effet, le Président turc a largement invoqué la rhétorique impérialiste islamiste à l’égard de la Grèce et d’autres voisins, incarnée en juillet dernier par la conversion de l’ancienne basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée.
Par ailleurs, Pascal Gollnisch, Directeur Général de l’œuvre d’Orient, ajoute que la Turquie apporte une dimension « anti-chrétienne » au combat, notamment par l’envoi de combattants jihadistes en provenance de Syrie, accentuant l’idée d’un acharnement contre les Arméniens. La présence confirmée de ces mercenaires suscite l’indignation, mais l’engagement de ces combattants aux côtés d’une population chiite et d’un régime post-soviétique de type laïc, notamment, ont écarté une lecture au sens strict de jihad. Néanmoins, si l’appel nationaliste est de mise afin de recruter des combattants turcs, Erdogan fait tout de même référence à une notion « diluée » du jihad pour recruter ces mercenaires arabes, usant ainsi de la religion comme facteur de cohésion, par delà les frontières du Haut-Karabakh.
Tigrane Yégavian, journaliste spécialiste de la région, affirme ainsi que ce conflit est l’objet d’une instrumentalisation du fait religieux par Erdogan. Il met notamment en avant l’histoire de l’Église arménienne dans le monde musulman, soulignant l’existence de nombreuses églises arméniennes dans ces pays, vivant en bonne intelligence et faisant preuve d’efforts remarquables pour cohabiter. De même, selon Nushaba Baghirova, enseignante en relations internationales à l’Université Lyon 3 : « Le fait que les parties du conflit sont des peuples appartenant à différentes religions ne qualifie pas forcément le conflit en tant que religieux. Quand on regarde l’histoire du conflit, il n’y a pas vraiment cet aspect religieux. Cela commence vraiment comme un conflit ethnique, territorial ou conflit politique ».
Une instrumentalisation aux conséquences multiples
« Le facteur religieux est largement utilisé pour monter les gens les uns contre les autres mais ce n’est pas une guerre de religions » affirme René Léonian, Pasteur de l’Église évangélique arménienne, ancien consultant à la présidence du Haut-Karabakh.
Si les causes de la guerre au Haut-Karabakh sont bien territoriales et pas religieuses, certains acteurs contribuent cependant à donner cette couleur au conflit, de manière parfois contradictoire et non univoque. Volontairement ou non, les dirigeants politiques et figures religieuses, en mettant en avant la religion dans le cadre du conflit au Haut-Karabakh, contribuent à faire perdurer l’idée selon laquelle cette région du monde – le Caucase, le Moyen-Orient, voire l’Orient – est soumise à des guerres de religion qui en réalité découlent la plupart du temps d’enjeux économiques, politiques voire territoriaux.
Les Azerbaïdjanais reprochent à l’Arménie d’avoir militarisé la religion, radicalisé la jeunesse par le racisme et exprimé des sentiments ethniques et religieux haineux afin de détourner l’attention de leur occupation militaire du Haut-Karabakh. On observe en effet aujourd’hui des tendances nationalistes et une intolérance religieuse radicalisée par des décennies d’agressions mutuelles, de déclarations belligérantes et d’adversité historique, dont il convient de rappeler que les Karabakhis sont les premières victimes.
Dans l’ensemble, les réseaux sociaux ont joué un grand rôle dans l’amplification des conflits alimentés par des raisons religieuses, conduisant une fois de plus à associer violence et religion. Alimentée par cette guerre médiatique, la rhétorique d’un conflit entre musulmans et chrétiens porte à confusion dans la compréhension du conflit.