L’Azerbaïdjan accusé de nettoyage ethnique dans le Haut-Karabakh
Accusé de nettoyage ethnique, l’Azerbaïdjan semble toujours plus radical et autoritaire depuis l’offensive de l’enclave séparatiste. Les mois qui ont suivi ont vu Bakou incarcérer d’anciens dirigeants de l’enclave, des journalistes accusés de corruption et d’espionnage. Cela a par ailleurs entamé ses liens diplomatiques avec la France. La conjugaison des violences et des mesures antilibérales alerte sur la mise en danger du pluralisme culturel et religieux. Et ce, alors que l’Arménie apparaît extrêmement isolée sur le plan international.
Introduction
Peu après l’offensive par l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh le 19 septembre 2023, la Défenseure des droits de l’Homme arménienne a publié un rapport documenté alertant sur de multiples violations du droit international humanitaire. La population locale, arménienne et chrétienne, est directement visée. Pourtant, Bakou prétend lui permettre de continuer à vivre sur le territoire en sécurité. Mais les éléments rapportés évoquent plutôt une volonté de purge par tous les moyens possibles.
La république autoproclamée d’Artsakh, l’entité arménienne séparatiste du Haut-Karabakh, devait disparaître au 1er janvier 2024. Après avoir signé un décret annonçant sa dissolution le 28 septembre, Samvel Chakhramanian, son président de facto a spectaculairement changé d’avis le 22 décembre. Son bureau a déclaré à l’Agence France-Presse que le décret était un « papier vide […] aucun document ne pouvant conduire à la dissolution de la République qui a été établie par la volonté du peuple », rapportait le journal Le Monde le 22 décembre 2023. Selon le même journal, 100.000 des 120.000 habitants ont fui la région suite à cet événement.
Politiquement, c’est bien l’Azerbaïdjan qui a aujourd’hui la maîtrise de l’enclave. Cependant, la question de la situation de la minorité arménienne demeurant sur place reste préoccupante. Le manque d’informations fiables issues du terrain et les propos haineux rapportés depuis les réseaux sociaux indiquent un renforcement de l’attitude autoritaire de Bakou.
Le rapport alarmant de la Défenseure des droits de l’Homme
La Défenseure des droits de l’Homme arménienne, Anahit Manasyan a mandaté une mission de collecte de preuves auprès des populations réfugiées en provenance du Haut-Karabakh. La mission s’est déroulée du 24 au 29 septembre 2023, et a publié un rapport le 10 octobre suivant. Les informations révélées sont extrêmement préoccupantes quant au traitement réservé par l’armée azerbaïdjanaise à la population arménienne de la région séparatiste.
Blocage complet du Haut-Karabakh
En particulier, la Défenseure des droits indique la mise en place d’un véritable « nettoyage ethnique ». Le rapport rappelle le contexte, mettant notamment en lumière le blocus de neuf mois exercé par l’Azerbaïdjan sur la république autoproclamée d’Artsakh. Ce blocus, ainsi que l’indique le rapport, a été particulièrement difficile pour les personnes vulnérables : femmes, notamment enceintes, enfants, personnes âgées et handicapées.
Le corridor, seule route reliant le Haut-Karabakh à l’Arménie, est fermé au trafic civil et commercial depuis le 12 décembre 2022. Ainsi que le rappelait Amnesty International le 9 février 2023, le blocage a d’abord été opéré « par des dizaines de manifestant-e-s azerbaïdjanais, qui seraient selon toute probabilité soutenus par les autorités du pays. » L’organisation internationale dénonçait notamment la compromission de l’accès aux soins, la pénurie de denrées alimentaires et de carburant, soulignant ainsi le manquement de l’Azerbaïdjan « à ses obligations relatives aux droits humains. » Ces manifestants, « se présentant comme des militants écologistes » ont laissé la place à un blocage routier opéré par l’Azerbaïdjan à partir du 23 avril 2023, rappelle La Croix, alors même que le corridor était supposément protégé par la force de maintien de la paix russe.
Des faits inquiétants rapportés par les déplacés
Les membres de la mission ont interrogé environ 350 personnes dans plusieurs villes d’Arménie accueillant des réfugiés. Ils en ont rapporté de nombreux actes qui constituent des violations du droit international humanitaire, photos à l’appui. Les forces azerbaïdjanaises auraient en particulier visé des écoles et jardins d’enfants pendant la journée [1], des établissements de santé et des ambulances [2]. Les personnes interrogées mentionnent une atmosphère de peur et de panique [3] ainsi que des récits d’agressions sexuelles [4].
Parmi les éléments les plus alarmants, le rapport mentionne qu’« il est devenu de notoriété publique que la haine répandue contre les femmes et les enfants d’ethnie arménienne via des médias et chaînes Telegram azerbaïdjanais encourageant à trouver, tuer, torturer et violer les personnes disparues du Nagorno-Karabagh [5] […] offrant même de l’argent en échange. » [6]
Descriptions graphiques à l’appui, la mission de la Défenseure des droits a confirmé avoir constaté des amputations, des blessures, et des étranglements, y compris sur des enfants. [7]
Isolement arménien
Ces nombreuses preuves de violences sont en violation flagrante avec le Droit international humanitaire. Ce dernier protège en particulier les civils, les femmes, et les enfants. De nombreuses voix, issues de la société arménienne et de la diaspora, se sont ainsi insurgées. Ils s’opposent aux actions azerbaïdjanaises en violation du droit international, mais aussi à l’isolement dans lequel Erevan se trouve aujourd’hui placée.
Tigrane Yégavian, analyste, journaliste et professeur de relations internationales à l’Université Schiller et à l’ILERI, a ainsi signalé ces deux points dans Monaco Hebdo le 20 décembre 2023. L’isolement de l’Arménie est, selon lui, lié au refus de la nation sud-caucasienne de passer pour belligérante et d’être perçue « comme un État agresseur vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. » Une telle perception placerait en effet l’Arménie en porte-à-faux au regard du Droit international, ce qui aurait pour conséquences principales de conforter voire de renforcer les positions russes et turques sur la question, et de freiner voire d’étouffer un soutien occidental déjà faible.
La perte d’un allié historique
Dans ce contexte, alors que l’Arménie se fiait à la protection de la Russie dans le cadre de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, celle-ci ne s’est pas manifestée. L’organisation, successeur du Pacte de Varsovie et équivalent sous domination russe de l’OTAN, n’a fait intervenir ses troupes que dans le cadre des émeutes de janvier 2022 au Kazakhstan. Ancienne République socialiste soviétique, l’Arménie a continuellement bénéficié du soutien « favorable » de la Russie sur la question, analysait Bayram Balci pour le Centre de recherches internationales de Sciences Po. En réaction à la « passivité » de Moscou, « jugée défaillante », l’Arménie a notamment symboliquement soutenu l’Ukraine, rapportait Le Monde le 8 septembre.
Ce changement de la part du soutien historique de la Russie à l’Arménie peut s’expliquer par plusieurs éléments. Le conflit ukrainien ne permettrait pas à Moscou de se mobiliser, comme cela a pu être le cas par le passé. Ce conflit et les sanctions économiques européennes envers le gaz russe ont accentué le rôle stratégique que pouvait jouer l’Azerbaïdjan. Cela s’est notamment traduit par la signature d’un accord d’alliance quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
L’enjeu du soutien européen
Un soutien occidental existe, notamment français [8], comme le précise Alain Boinet, fondateur de l’ONG Solidarités International, qui s’est rendu dans la région. Corroborant les récits de réfugiés, hébergés « dans des hôtels, des écoles, des bâtiments de l’Etat et les autres chez des parents ou dans des locations précaires. » Cependant, les appels officiels de soutien de Nikol Pachinian, Premier ministre arménien, sont restés sans réelle réponse. Comme l’explique Vicken Cheterian dans le Monde Diplomatique de décembre, le complexe contexte géopolitique actuel en est une raison.
Suite à l’invasion armée de l’est de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’Union européenne s’est trouvée face à l’enjeu de trouver des alternatives à Moscou pour ses fournitures en gaz, importé à hauteur de 83 % en 2021. Dans ce souci de diversification, la part azerbaïdjanaise dans la fourniture en gaz est passée de 2 % à 3,5 % depuis le début de la guerre en Ukraine. Ce même volume étant censé doubler d’ici à 2027 ainsi que l’explique France info. Bien que cela reste très peu et que l’Azerbaïdjan demeure loin derrière les autres fournisseurs, y compris la Russie, l’enjeu est réel, et est symbolisé par la tenue très décriée, en 2024, de la COP29 à Bakou.
Une situation dont l’Azerbaïdjan a tiré profit
Pour Tigrane Yegavian, la question du Haut-Karabakh n’est pas d’ordre territorial, mais du droit à l’autodétermination d’un peuple autochtone. « Les Azéris n’ont jamais voulu négocier […] Ils ont juste fait preuve de patience stratégique pour pouvoir prendre le contrôle de la région par la guerre. » Les revendications de l’Azerbaïdjan sont cependant, au premier titre, d’un point de vue purement officiel, relèvent en revanche d’un tel ordre, l’Etat azerbaïdjanais étant bien souverain sur le Haut-Karabakh au regard du Droit international.
Cette analyse est corroborée par le rapport de la Défenseure des droits de l’Homme arménienne, qui indique dans son rapport que « l’absence d’observateurs internationaux, l’extinction des télécommunications, et l’environnement chaotique établi au Haut-Karabakh ont établi un environnement dans lequel les crimes de guerre et d’autres violations des droits de l’Homme étaient à la fois plus susceptibles d’arriver, et moins susceptibles d’être documentés. » [9]
Tensions entre Arméniens et Azéris
Plus d’un siècle après le génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman, c’est la situation des Chrétiens d’Orient qui alerte. Ce contexte d’animosité historique a été ravivé dès les années 1980 et 1990, période pendant laquelle les deux populations ont été contraintes à des exils forcés. Aujourd’hui, rapportait Yaël Goujon sur France Culture le 15 décembre 2023, ce sont les Azerbaïdjanais déplacés dans les années 1990 qui s’apprêtent à retourner dans une région où ils avaient tout laissé.
Une plainte à la Cour pénale internationale a ainsi été déposée par un ensemble d’associations laïques et religieuses le 3 octobre 2023. Mi-décembre, l’association Armaras dénonçait la « trahison papale » face au silence du Vatican, bien que le pape François ait appelé à la paix dans la région le 1er octobre 2023 et ait réitéré cet appel le 10 décembre.
Le Haut-Karabakh : symbole culturel et religieux
La question du Haut-Karabakh, d’un point de vue culturel et religieux est hautement symbolique, Tigrane Yegavian ayant notamment rappelé à RFI que la région était « le berceau de la civilisation arménienne, comme l’attestent les monastères et d’autres monuments historiques. » Le territoire historique de l’Arménie était, en effet, nettement plus étendu que celui laissé aujourd’hui par l’héritage soviétique.
Le Haut-Karabakh et la religion chrétienne sont étroitement intriqués dans la définition de l’identité et la nation arménienne. Le pays est réputé être le premier Etat à s’être revendiqué du christianisme. La lutte avec l’Azerbaïdjan pour le contrôle de la région revêt alors ce caractère. Ainsi que le rappelait l’Observatoire Pharos le 23 novembre 2020, la ville de Chouchi (arménien) ou de Choucha (azéri) symbolise le conflit culturel selon des modalités comparables à celles de Jérusalem. Dans cette même ville, depuis 2020, l’Azerbaïdjan « défigure » l’église arménienne Sourp Hovhannès-Mguerditch datant du 19e siècle, « un des premiers monuments soumis au vandalisme et à la déformation de son aspect historique et architectural » rapportait Nouvelles d’Arménie Magazine le 12 janvier 2024. Dès 2021, Le Monde rapportait de quelle façon Bakou instrumentalise l’islam à la fois pour justifier l’offensive au Haut-Karabakh, mais aussi pour consolider la place d’Aliev au pouvoir.
En Azerbaïdjan, l’hostilité envers l’Occident
Alors que la situation dans le Haut-Karabakh demeure aujourd’hui difficile à déterminer, les positions politiques azerbaïdjanaises semblent de plus en plus radicales à l’égard de l’Occident comme des libertés publiques.
Le 26 décembre, quelques jours après que Samvel Chakhramanian a fait volte-face sur la question de la dissolution de la république d’Artsakh, l’Azerbaïdjan expulsait deux employés de l’ambassade de France. Le gouvernement azerbaïdjanais a fait savoir à l’ambassadrice de Paris que ces employés « ont été déclarés persona non grata […] en raison de leurs activités non adaptées au statut diplomatique et contraire à la convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961 », rapporte France info.
Cette expulsion intervient dans le cadre du soutien de la France à l’Arménie au regard de l’attaque azerbaïdjanaise, la diplomatie française déplorant, par exemple, le 23 juillet 2023, le blocus du corridor de Latchine. Catherine Colonna, alors ministre des Affaires étrangères, validait la qualification « d’épuration ethnique » dans le Haut-Karabakh le 5 octobre 2023. Dans ce contexte, les relations diplomatiques entre Bakou et Paris se sont tendues depuis le 19 septembre, la première accusant la seconde de « déstabiliser » le Caucase. Dans un communiqué du 27 décembre, le Quai d’Orsay réfutait les accusations de Bakou, annonçait en prendre acte, et déclarait à son tour deux personnels persona non grata, par mesure de réciprocité. Le début de l’année 2024 est également marqué par l’arrestation début décembre d’un ressortissant français accusé d’espionnage.
Arrestation de journalistes à Bakou : les libertés menacées
Ce bras de fer diplomatique peut s’analyser dans le cadre d’une défiance croissante de Bakou à l’égard des démocraties libérales. L’Azerbaïdjan qui, dans le même temps, renforce ses liens avec la Turquie. En effet, au niveau local aussi, les libertés garantes du pluralisme sont directement menacées.
Le média Abzas, connu pour ses enquêtes sur la corruption, a fait l’objet d’un raid de la police azerbaïdjanaise le 20 novembre 2023. Les éléments encadrant cet événement posent de sérieuses questions quant à la garantie du pluralisme politique. Alors que deux dirigeants du média ont été arrêtés, la police azerbaïdjanaise a porté plainte pour des faits de corruption, après avoir trouvé 40.000 euros dans les locaux du média, rapportait Eurasianet le 21 novembre.
Selon Ulvi Hasanli, co-fondateur et directeur d’Abzas, cet argent aurait été placé là par la police elle-même. Il déclare aussi avoir été battu lors de sa détention. Les autorités azerbaïdjanaises dénoncent l’existence de réseaux d’espions états-uniens, selon Eurasianet, soulevant l’inquiétude du Département d’Etat américain, et d’Amnesty International. Les deux dirigeants du média sont actuellement en détention préventive et font face à plusieurs années de prison. Les autorités leur ont reproché de s’intéresser à la corruption au niveau domestique plutôt qu’à la glorification de la reconquête du Haut-Karabakh.
Dans le même ordre d’idées, l’Azerbaïdjan a aussi arrêté trois anciens présidents de la république autoproclamée et un de ses anciens ministres d’Etat, l’homme d’affaires russo-arménien Ruben Vardanyan, rapportait Mikayel Zolyan pour la fondation Carnegie le 27 novembre.
Conclusion
L’offensive éclair de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh le 19 septembre apparaît être un signal d’alerte fort pour l’avenir du pluralisme dans le Caucase du Sud. Au premier chef, c’est la population arménienne locale qui est menacée et, selon les premiers témoignages, victime d’exactions. Rien ne semble pouvoir arrêter l’action de Bakou, qui s’attaque tant aux journalistes issus de son peuple qu’à des ressortissants arméniens, russo-arméniens, ou à des diplomates occidentaux.
Au-delà de la question territoriale, c’est un bras de fer culturel et civilisationnel qui se poursuit, et ce, sur le temps long. L’Azerbaïdjan semble également s’appuyer sur les interdépendances géopolitiques actuelles pour mener ses projets à bien. Ce positionnement menaçant directement le pluralisme religieux sur son territoire.
Notes
[1] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, Preliminary Ad Hoc Report on Results of Fact-finding Mission conducted from Sept 24 to Sept 29 , 2023, p. 24/
[2] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, op. cit., p. 26.
[3] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, op. cit., p. 30.
[4] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, op. cit., p. 31.
[5] Nom issu de la translittération depuis le russe.
[6] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, op. cit., p. 39.
[7] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, op. cit., p. 44.
[8] La Chambre d’Agriculture Auvergne-Rhône-Alpes et de l’Isère, l’Association des Maires Ruraux de France, le Fonds Arménien de France, et le soutien du Conseil Départemental des Hauts de Seine.
[9] The Human Rights Defender of the Republic of Armenia, op. cit., p. 13.
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